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Nucléaire : contre-idée reçue n° 2

Je poursuis mon analyse des "idées reçues" dénoncées par P. Quilès dans son livre "Arrêtez la bombe". J'avais évoqué la première ici. Aujourd’hui, nous nous penchons sur : « L’arme nucléaire est notre assurance vie »

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Idée reçue 2 : « L’arme nucléaire est notre assurance vie »

La critique remarque tout d’abord la constance de l’argument qui a été utilisé par de nombreux présidents de la République. Puis elle s’étonne de cette curieuse expression d’assurance-vie avant de constater que la dissuasion est « un message adressé à l’agresseur potentiel » qui serait « plus un pari qu’un discours » (p. 128). « Or, l’altérité implique précisément que l’Autre est différent et ne raisonne pas obligatoirement comme nous. » Dès lors, « la dissuasion relève de la croyance, avec tout ce que cela comporte d’irrationnel. Assimiler la dissuasion nucléaire à une garantie tient de l’imposture. Il s’agit d’un pari, avec les incertitudes, dans ce cas mortelles, qui caractérisent ce type de démarches ». Puis le texte s’attarde sur le nouveau contexte stratégique international : « qui menace sérieusement notre existence ? ». Dès lors, la fameuse assurance vie serait le moyen de cacher « un manque d’imagination et une absence de réflexion stratégique adaptée au monde actuel » (p. 129). Il serait temps de comprendre que le monde a changé, etc.

Répondons tout d’abord par l’expérience de l’histoire, déjà remarquée à la section précédente : vous ne prouvez pas que cela n’a pas marché, donc peu importe le discours sur l’irrationalité apparente si le résultat est là. Mais nous reviendrons sur la question de l’irrationalité : examinons tout d’abord cette question de l’expérience. En effet, l’expérience historique française remonte à plus loin que 1960 ou même 1947 (début de la Guerre Froide). La France conserve le souvenir de l’histoire contemporaine. 1870, 1918, 1940 constituent autant d’expériences tragiques. Au « plus jamais ça » de 1918, à la grande saignée dans la jeunesse de France succédèrent vingt ans plus tard l’invasion, l’occupation, les collaborations et compromissions, sans même parler de l’horreur révélée des camps de la mort. Encore une fois, plus jamais ça. De là date le consensus gaulliste, celui de 1944 comme celui de 1958. L’arme nucléaire apparaît comme l’arme absolue qui garantit que de telles tragédies ne se reproduiront plus.

Ce qui pose la question de l’argument sous-jacent du passage : celui de l’obsolescence stratégique de l’arme. L’argument change en effet subrepticement, comme une variation sur le thème de la temporalité. L’arme serait le produit d’un moment historique, celui de la guerre froide. Celle ci étant terminée, l’arme n’aurait plus de justification stratégique. Quel ennemi en effet ? Comme « personne ne nous menace » (il y aurait pourtant à dire sur cette autre « idée reçue »), cette arme est inutile, nous pouvons donc nous en passer.

On aperçoit tout de suite la faille du raisonnement. L’arme n’est pas simplement une réaction aux conditions de l’époque (même si le lâchage de Suez en 1956 expliqua la décision de la IVe République de lancer les travaux de production), elle est aussi une réponse à une expérience séculaire. Elle est une arme politique qui n’est pas simplement affaire de puissance, même si elle l’est essentiellement. Elle est aussi une arme identitaire qui assure la perpétuation de l’indépendance de la France. Alors, il s’agit bien d’une assurance. De l’assurance que la France aura les moyens de s’élever contre quiconque s’essaierait à l’asservir. Or, l’espérance de vie des Nations se compte en siècles. C’est à cette aune là qu’il faut mesurer l’âge de l’arme nucléaire comme de son utilité.

La Guerre froide dura 45 ans. Cela ne fait que 25 ans que nous l’avons quittée. Les circonstances ne rassurent pas et n’incitent pas au plus grand optimisme. C’est peut-être une erreur de jugement et l’observateur de 2014 n’aperçoit peut-être pas le mouvement pacificateur et de concorde internationale à l’œuvre. A tout le moins n’est il pas des plus apparents. Il est trop tôt, bien trop tôt pour se séparer de l’arme.

Signalons enfin deux autres arguments insérés dans le discours. Le premier évoque la part de croyance, comme si l’arme était un Dieu avec ses théologiens et ses fidèles. Passons sur le côté polémique de l’argument (on pourrait retourner l’argument aux antinucléaires, fidèles défenseurs d’une vision quasi religieuse dans le genre humain et le succès possible des hommes de bonne volonté). Remarquons pourtant qu’il y a, effectivement, une part de croyance dans la dissuasion. Laissons de côté la croyance que l’on doit induire dans l’esprit de l’adversaire. Le mécanisme a été classiquement expliqué par les théoriciens de la dissuasion. Mais il importe de remarquer que la croyance est nécessaire de la part de celui qui porte la dissuasion. On renvoie là à la remarquable trinité clausewitzienne qui insiste sur le rôle du peuple et de l’opinion publique comme un des trois acteurs déterminants de la stratégie. La dissuasion étant une stratégie totale, elle doit mobiliser totalement les trois acteurs et non seulement le politique et le chef militaire, comme dans des stratégies classiques. Cette triangulation constitue, au passage, à la fois la force et la faiblesse de la dissuasion.

Le deuxième argument évoqué par le texte explique qu’il y a des paradoxes dans le discours de la dissuasion. Or, ainsi que l’explique Luttwak , la stratégie est forcément paradoxale. Ce n’est pas pour autant qu’elle n’est pas rationnelle. Le paradoxe peut être scientifique et donc rationnel. La lumière est à la fois objet et onde : allez comprendre... C’est rationnel et paradoxal. Autrement dit, la dissuasion peut-être paradoxale, elle demeure rationnelle. Elle mobilise d’ailleurs beaucoup de rationalité.

Allons plus loin. Dire de la dissuasion qu’elle est objet de foi et paradoxale revient à suggérer qu’elle est fausse et hors de la raison. Or, ce n’est pas en citant ici Aron, là Poirier qu’on a répondu à tous les développements conceptuels élaborés par les théoriciens de la stratégie nucléaire. Tant qu’à citer Poirier et sa Crise des fondements , allons jusqu’à citer les passages où il explique la nécessité de l’effort intellectuel des stratégistes, bien plus sérieux et exigeant que ne le croient les internationalistes.

Il est vrai que Poirier est exigeant et, disons le mot, parfois difficile. Mais d’autres auteurs sont plus accessibles et tout aussi sérieux. Ce n’est pas en les désignant de « théologiens » qu’on élève le débat. Mais c’est plus facile.

O. Kempf

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