Médias, politique et confiance

L’observateur ne peut qu’être surpris des errements actuels des « médias ». Il y eut l’affaire de Libération, les journalistes s’élevant contre la transformation du hall de leur journal en un restaurant branché et sympa, mode Apple store ou boutique Nespresso. Il y a l’affaire du Monde : elle a commencé à l’automne dernier avec le claquage de porte d’Hervé Kempf. Elle s’accélère ces temps-ci avec des cas de censure et, tout dernièrement, la démission collective de sept rédacteurs en chef de la boutique (voir ici ) : une première approche verrait dans cet incident la difficulté à négocier le virage numérique ou l'énième épisode des difficultés de la presse.

Pourtant, il s’agit bien d’une affaire idéologique, qui rejoint celle de Libération : est critiquée la ligne idéologique de la direction, servant allégrement le néo-libéralisme. Pour mémoire, sept couvertures sur dix avant les municipales ont titré sur les affaires de Sarkozy, sept couvertures sur dix après les municipales sur le « changement » gouvernemental, comme si c'était ce qui intéressait les FFrançais. N’allez pas y voir une contradiction ("ben quoi ils sont à gauche?") car la tentative de réinstaurer un clivage gauche-droite arrange bien le "grand capital" qui possède Le Monde comme Libération (je précise aussitôt que ne pas croire au clivage gauche-droite ne signifie pas qu'on est un suppôt de M. Le Pen ou de Mélenchon ou des odieux, absolument odieux "populistes" : peut-être a-t-on juste rejoint le camp des abstentionnistes).

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Allons pourtant un peu plus loin.

Je note en effet que les journalistes commencent à se rebiffer (enfin, pourrait-on dire) ; que D. Schneidermann est de plus en plus critique de la profession dans son blog arrêt sur images ; que le matraquage sur l’Ukraine ne se déroule pas comme prévu car les sondages suggèrent que les Français ne trouvent pas que "Poutine est un nouvel Hitler" ; sans même parler de la résignation absolue envers les élections européennes. Comme si le triomphe médiatique des trente dernières années touchait à sa fin.

Au fond, c’est comme si deux confusions n’étaient plus admises. L'une idéologique, l'autre comportementale.

La première confusion avait lieu entre "être libertaire" et "être libertarien", selon la ligne Cohn-Bendit. Cela a longtemps fonctionné mais il semble que cela s’épuise. Les excès libéraux écœurent même les tenants de la gauche morale ( doublement morale car à la fois moralisante et prônant l’ouverture des mœurs). Or, l’ouverture des mœurs ne suffit plus à se dédouaner (selon la nouvelle bienséance morale) face aux excès inégalitaires du libéralisme. Être de gauche suppose tout de même un minimum égalitaire qui n’est plus défendu par les apôtres de « la seule politique possible » et du « pas de plan B ».

La deuxième confusion qui vient à son terme est celle entre médias et politique. Classiquement, on gardait la fiction que les médias étaient un quatrième pouvoir. Or, depuis les années 1980 une lente fusion et confusion entre médias et pouvoir (exécutif, législatif et judiciaire) n’a cessé de se mettre en place. Au point que les politiques n’agissent plus qu’en fonction des médias (et des sondages qui mesurent leur stratégie communicationnelle), et que pour eux il ne s’agit plus de communiquer la stratégie ou d’avoir une stratégie de communication : la communication est en soi la stratégie. Enfin, observez d'une part l'hypocrisie générale sur la protection des sources des journalistes, d'autre part sur la protection du secret de l’instruction, allègrement bafoué tant pas les juges, les avocats et les journalistes. Quant au "off", il est un summum d'hypocrisie tant il illustre la connivence entre le journaliste et celui dont il rapporte les propos.

L’accélération du rythme a conduits les hommes politiques à devenir ultra tacticiens. Mais cette fusion des deux mondes (observez le nombre de journalistes et communicants qui sont devenus des hommes politiques, le nombre d’hommes politiques qui n’existent que par leurs talents de « grand communicant ») arrive à son terme.

En effet, chacun se rend compte que les politiques n’ont plus de pouvoir (et les journalistes plus d'influence). La « seule politique possible » n’est pas une politique. La politique suppose le choix et quand il y a fatalité (absence de choix), il n’y a plus de choix donc plus de politique. Dès lors, l’affaiblissement du politique entraîne l’affaiblissement du journaliste. Il pensait gagner du pouvoir, voici qu’il obtient de l’impuissance.

Cette double impasse est probablement à l’origine des mouvements en cours. Observez enfin qu’il n’y a plus, ou presque plus de ces « petites phrases » qui faisaient depuis trente ans l'essentiel de l'actualité : même elles ne sont plus suffisantes pour retenir l’attention. L'écume ne suffit plus à remplir les ondes (elle est mignonne, celle-là). Du coup, il va falloir aller au fond des choses, au fait des choses. C'est peut-être ce qui est en train de se passer :

L'ébauche d'un divorce entre journalisme et les différents pouvoirs, économiques et politiques. Du coup, les journalistes feraient leur boulot et, rêvons encore plus, les politiques le leur.

O. Kempf

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