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« Europe Mad Max Demain ? », Bernard Wicht

Un des lecteurs du Chardon (si, il y en a) a eu la gentillesse de m'envoyer la fiche de lecture d'un livre signalé dans un des billets hebdomadaires. Je ne sais pas du tout si c'est d'actualité (non, vraiment) mais je le remercie vivement pour ses lectures sagaces. Et si vous aussi avez envie de m'envoyer des fiches de lecture ou autres textes, n'hésitez pas. ALC.

« Europe Mad Max Demain ? », Bernard Wicht (éditions Favre, Lausanne, 2013)

Dès l'introduction de son ouvrage, l'auteur s'interroge : les Templiers, ordre puissant militairement et financièrement, ont disparu au XIVème siècle face à l'émergence d'un État s'appuyant sur une force différente, le territoire et sa population. Notre époque, inversement, ne verrait-elle pas de nouvelles organisations sans ancrage territorial, mais aux pouvoirs financiers et militaires conséquents, venir concurrencer voire supplanter l’État-nation ? "La guerre moderne"- ou guerre conventionnelle interétatique- qui a "fait l'Etat moderne" s'effacerait-elle, se transformerait-elle en guerres irrégulières où diasporas, mafias, guérillas, réseaux virtuels, seigneurs de guerre, Sociétés Militaires Privées (SMP),...menaceraient la survie même de l’État-nation? A l'instar de l'évolution des marchés financiers, peut-on d'ailleurs qualifier les guerres dont nous parle Bernard Wicht ici de guerres dérégulées?

L'auteur identifie dans cette transformation des guerres une filiation selon trois périodes: purement militaire (1940-1945), politique (1945-1975) avec les guerres révolutionnaires et les conflits de la décolonisation, puis économique (années 1980 à nos jours) via l'utilisation de financements gris et informels et la rencontre entre groupes armés et crime organisé. Pour arriver à ce que "l'économie criminalisée constitue actuellement environ 20% du produit brut global". Et que "la guerre se déroule désormais majoritairement à l'intérieur des Etats et des sociétés".

Autonomisées, les nouvelles puissances militaro-financières s'affranchiraient des règles de la communauté internationale, des affrontements réglés entre États, pour se livrer à une guerre sans limite, à une prédation pure. Pour tenter d'y faire face, les Etats "ont recours à un système équivalent pour le combattre: les mouvements paramilitaires et les SMP".

En effet, pour Bernard Wicht, "la structure sociopolitique se formate en fonction de l'outil militaire, le facteur décisif résidant dans le système d'arme utilisé pour faire la guerre". Afin d'étudier si l'impact sociopolitique et la masse critique de cette "révolution militaire en sous-sol" s'inscrivent dans un processus irrémédiable du temps long ("La Longue Guerre" de 1914 à 1991, qui après le Moyen Âge puis les Temps Modernes, annoncerait l'Âge global), l'auteur analyse en cinq chapitres, le déclin des États-nations et la montée en puissance du capital et de la société technologique de l'information.

Dans le chapitre "L'environnement stratégique actuel", la dramaturgie tissées en quatre actes de "La Longue Guerre" (Verdun, Auschwitz, Hiroshima et le Goulag) concourt à l'affaiblissement général de la puissance étatique, avec l'apparition des concepts de droit d'ingérence et d’État failli. Ainsi qu'à la prédominance du capitalisme -à différencier de l'économie de marché selon Braudel- "du désastre", ou plutôt capitalisme profiteur du désastre, avec un État militaro-territorial, devenu un temps Etat-Providence, mais désormais État pénal-carcéral, accompagné de conflits anarchiques tel que mis en scène au cinéma par le film Mad Max. A la même période se mettrait à l’œuvre une mutation, pour la troisième fois à l'échelle humaine, de l'outil de production: après le passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs vers des sociétés agraires (néolithique), puis la transformation de l'âge agraire en ère industrielle (Renaissance), apparaîtrait la société de l'information avec ses technologies, ses valeurs et ses structurations. Parallèlement, l'effacement du citoyen-soldat, emblématique de l’État-nation et pilier du régime démocratique, contribuerait à la disparition de la démocratie elle-même.

Avec "La reconstruction de l'action", l'auteur décrit un Etat-nation détaché du peuple souverain et livré à la foule d'une part, aux réseaux de l'autre. En termes de figures de l'Âge global, le terroriste, le combattant des forces spéciales et le contractor joueraient les rôles respectifs du chevalier de la société féodale, du condottiere des principautés oligarchiques, et du citoyen-soldat de la démocratie nationale. Le citoyen désarmé deviendrait simple contribuable d'un État dont les élites nationales, elles, s'échapperaient pour rejoindre la société globale et médiatique. Cette dernière société, caractérisée par le chaos (complexité/fragilité/instabilité/imprévisibilité) conduirait, pour ce qui est de l'action stratégique, à privilégier le sujet, qu'il soit individu ou personnalité collective autonome.

Se positionnant dans la re-construction au sein du chaos, l'auteur s'appuie, dans le chapitre III, sur l'analyse de réflexions de Platon (l'armée comme "cité de substitution") et Machiavel (restauration des souveraineté et stabilité de la cité par une milice paysanne) pour proposer une force militaire pouvant "reconstituer la cité".

Pour s'opposer aux doctrines sociopolitique ( "risque zéro") et militaire ("zéro mort") dominantes, le concept de TAZ (Temporary Autonomous Zone ou zone autonome temporaire) apparaît, comme 'enclave libre', potentiellement nomade et se nourrissant du Web. "L'Art de la Guerre au Nouveau Moyen-Âge" verrait le retour de la violence anarchique, succédant au conflit interétatique, la gamme de raisonnement stratégique s'articulant alors autour de ce nouveau paradigme d'affrontement des volontés, l'équilibre de la terreur évoluant du "nucléaire" vers le "moléculaire". Le récit, donnant son sens à un discours et devenant alors une cause, se déclinerait en trois versions: empire, apocalypse et rebelle. La "loi des petits nombres" se substituant à l'ère des masses, le triptyque séquentiel deviendrait "dilution-imbrication-destruction" en lieu et place de "concentration-manoeuvre-destruction". Le travail coopératif à distance, rendu possible par l'interconnexion des Technologies de l'Information et de la Communication (TIC), permettrait aux niches de gagner la liberté d'action perdu par des sociétés post-modernes devenues trop complexes car trop fragiles. Le capital guerrier et ses forces morales trouveraient alors à s'investir, au travers de ces nouvelles formes, dans "une cause que l'Etat n'est plus en mesure de lui fournir", "une destruction de l'intérieur" succédant à "une destruction par l'extérieur".

Dans le dernier chapitre, intitulé "Vers la Défense Citoyenne (Swissbollah)", l'auteur précise sa vision et formule ses propositions, au sein de l'équation (capacité économique + système d'arme = liberté d'action). Avec sa dimension provocatrice, et ses odes répétées à la virilité, la contraction de Swiss et de Hezbollah envisage une milice en tant que projet de société, "c'est à dire la définition d'espaces de décisions collectives et autonomes", et recouvre une triple dimension. Projet collectif tout d'abord, raisonnant avec les diverses formes de régionalismes, de séparatismes et de souverainismes ambiants, et rejetant la "réquisition de la technique", pronant autonomie et autodéfense. Discours ensuite, le triptyque "Pirate - TAZ - Rebelle" venant proposer une alternative aux discours dominants de l'Empire, ou de la Fin des temps. Système d'arme enfin, associant hommes ordinaires déterminés et petites structures. En épilogue, l'auteur en appelle à la figure du "Citoyen-Soldat 2.0".

L'ouvrage de Bernard Wicht, appuyé par de solides références, enrichi de schémas et d'encadrés, éclaire utilement et différemment les questionnements citoyens d'un Âge dit global.

Bertrand Quiminal

Commentaires

1. Le jeudi 29 mai 2014, 12:32 par Thierry de RAvinel

Je me suis permis de dire qu'il y avait le feu dans une intervention précédente, parce que je suis convaincu que les états dans leur forme actuelle sont condamnés d'une manière ou d'une autre....ce qui ne veut pas dire que tout ce qui a été construit par eux doit disparaître, évidemment... mais qu'ils doivent accepter de disparaître d'une certaine marnière pour survivre autrement. C'est à dire pour féconder ce qui suivra.
Ce qui suivra, bien malin celui qui peut dire ce que cela sera....L'Europe max Max, est le cas de figure le plus probable: chronique de l'échec annoncé....
Le pire n'étant jamais sur, on peut toujours rêver que dans un sursaut improbable, deux ou trois nations décident de fonder une union assez forte pour détourner le fleuve boueux de l'histoire (dixit Tolstoi...)

ALC : il est symptomatique que vous parliez des Nations et non des États...

2. Le vendredi 30 mai 2014, 16:13 par yves cadiou

Pas complètement d'accord avec Thierry de Ravinel (comm' n°1), je ne prétendrai cependant pas qu'il a tout faux. Certes les Etats, dans la forme qu'ils ont revêtue au XXe siècle, vont changer de forme et donc “disparaître”. Mais ce sont surtout les Etats-continents et les tentatives d'Etat-continent qui ont échoué, victimes du manque d'homogénéité de leur géographie tant physique qu'humaine et par conséquent de la divergence des intérêts matériels et moraux de leurs composants (je classe naturellement l'Europe dans les tentatives d'Etat-continent vouées à l'échec, mais ça ne date pas de dimanche dernier).
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Il reste que partout où une population vit sur un territoire il faut qu'un pouvoir, que l'on appelle Etat, assure la sécurité de cette population sur ce territoire. Peu importent la forme et le nom de cet Etat : ce qui importe c'est le résultat de son action.
L'on m'a dit qu'au Japon la sécurité contre la petite délinquance est parfaitement assurée par les grands gangs qui n'aiment pas que de petits amateurs viennent marcher sur leurs plates-bandes.
Exemple inverse : ce qu'on reproche chez nous aux gangs que l'on appelle les partis politiques, ce ne sont pas leurs méthodes (même s'il est journalistiquement correct de s'en offusquer) mais leur inefficacité, leur manque de résultats dans tous les domaines de la sécurité.
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Car c'est un autre point important : l'Etat est sollicité pour assurer toutes sortes de sécurités. Ce fut d'abord la sécurité contre les malandrins : éclairage des rues autrefois dans nos villes, extermination des bandits de grands chemins dans nos campagnes. Ces bandits, on les appelle aujourd'hui “coupeurs de routes” en Afrique où les Etats, particulièrement quand ils sont inexistants, échouent dans cette mission.
Mais on demande aussi à l'Etat d'assurer d'autres formes de sécurité :
- sécurité sanitaire avec le pavage des rues, l'adduction d'eau, le tout-à-l'égout, puis les services de santé, l'isolement des malades contagieux, les médicaments et vaccins (notons que l'obligation de ceux-ci, comme l'isolement des malades contagieux, s'oppose à la liberté individuelle au motif de l'intérêt général : justification du pouvoir de l'Etat) ;
- sécurité anti-incendie avec l'obligation, instaurée à Paris par Colbert après l'incendie de Londres en 1666, de couvrir de plâtre tous les plafonds en bois et d'avoir une réserve d'eau dans la cour de chaque immeuble ; plus largement obligation faite aux maires par le Code des Communes de “lutter contre tous les fléaux calamiteux” ; cette obligation de sécurité débouche aujourd'hui sur l'existence de services d'incendie à qui personne n'ose parler de faire des économies ;
- sécurité de l'approvisionnement énergétique ; il faut se rappeler qu'en mai68, alors que l'ambiance était à la grève générale, jamais EDF n'a fait grève, bien consciente que le simulacre de révolution deviendrait alors une révolution réelle et ingérable si l'approvisionnement en électricité était coupé ;
- aujourd'hui l'on exige même de l'Etat qu'il assure la sécurité de l'emploi, qu'il soit l'acteur principal de la lutte contre le chômage.
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Alors oui d'accord avec Thierry de Ravinel : cette forme d'Etat, que l'on voudrait totalitaire mais sans trop, est condamnée.
Elle ne sera pas remplacée par les Etats-continents qui ont échoué par manque de cohérence et de cohésion (la tentative d'Europe n'a pas échoué dimanche dernier mais à partir de 1972 en intégrant des membres aux visées divergentes).
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L'avenir appartient peut-être aux villes-Etats comme Singapour, capables à la fois d'assurer leur sécurité intérieure et la sécurité de leurs approvisionnements au milieu d'une région dont elles se désintéressent le plus possible et s'isolent.
Dans ces conditions nous devons peut-être revoir nos principes qui cherchent, sous prétexte “d'aménagement du territoire” et avec une opiniâtreté qui témoigne d'un grand manque d'imagination chez nos "élites", à faire peser sur les zones riches, productives, fortement urbanisées, la charge du fameux “désert français” dont on pourrait, après tout, se désintéresser quelque peu s'il n'était pas sur-représenté dans les instances gouvernementales et parlementaires à Paris.

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