Indirection stratégique et guerre limitée

En train d'écrire un article sur les nouveaux modèles stratégiques (que je qualifie d'indirection stratégique), je conclus sur le retour des guerres limitées.

source

Au fond, ces nouvelles manières de faire la guerre (ou plus exactement d’utiliser la panoplie militaire à des fins stratégiques) correspond à un besoin établi, celui des guerres limitées.

En effet, le régime westphalien s’accommodait, à l’origine, des guerres limitées. Plus exactement, il ne fonctionnait que dans un régime de guerres limitées. On a pu brocarder la « guerre en dentelles », oubliant qu’elle pouvait être extrêmement meurtrière. Pourtant, si les Etats s’affrontaient dans ce système westphalien, ils reconnaissaient à l’autre son existence et son altérité. La guerre était le moyen de résolution d’un conflit, non une lutte à mort. Les traités de paix qui en résultaient étaient solides car ils sanctionnaient la fortune des armes. Ils pouvaient même être durables et ne pas constituer de simples armistices jusqu’à ce que l’un ou l’autre eût repris des forces.

Or, ce système westphalien fut profondément affecté par trois « évolutions ».

La première est politique puisqu’elle tient à la Révolution française qui invente une nouvelle souveraineté, celle de la Nation, entraînant par là le citoyen en armes. Certes, Napoléon utilisera les principes de Guibert et ajoutera son génie manœuvrier, mais l’empereur n’aurait pu exister s’il n’avait été le général de la campagne d’Italie à la tête d’une armée révolutionnaire. Clausewitz théorisera l’apport napoléonien. Il voit bien l’émergence du « peuple » comme un des pôles centraux de la guerre, au sein de la « remarquable trinité (le stratège militaire, le chef politique et le peuple). Or, il s‘agit d’une révolution qui est d’abord politique avant d’être militaire. Le système du Congrès de Vienne tentera de revenir au format westphalien en inventant un jeu d’équilibre des puissances qui aura des effets durables. D’ailleurs, Bismarck aura l’ambition de le perpétuer à l’issue du traité de Versailles en 1871 en pratiquant une politique d’autolimitation : cela fonctionnera tant bien que mal jusqu’à son départ en 1890.

Entretemps, une deuxième évolution sera intervenue, celle de la guerre industrielle. Apparue dès la guerre de Sécession, visible dès la guerre de 1870 avec le rôle stratégique des chemins de fer, elle se manifestera sa radicalité lors de la Première Guerre mondiale puis dans la Deuxième. La conjonction de la guerre nationale et de la guerre industrielle aboutira à concevoir la « guerre totale », selon l’expression inventée par Léon Daudet dès 1018 et reprise ultérieurement par Ludendorff (1935). Il s’agit d’une « absolutisation » de la guerre, la guerre totale correspondant bien aux régimes totalitaires de l’époque. Désormais, l’autre n’est plus accepté dans son altérité, son régime doit être abattu, la guerre n’a plus de limites. On peut bien sûr voir les prémisses de ce bannissement dans l’action des Coalisés en 1814 puis en 1815 après les Cent-Jours : toutefois, à l’époque, on combattait surtout la puissance de Bonaparte (et le déséquilibre que ses campagnes provoquaient en Europe) plutôt que son régime.

La fin de la Deuxième Guerre mondiale a coïncidé avec l’avènement du nucléaire qui est la troisième évolution. Pourtant, l’ère stratégique nucléaire a réellement commencée plus tard, au cours des années 1950, lorsque l’URSS atteint tout d’abord la parité nucléaire et mit au point une supériorité dans l’espace avec le Spoutnik. Alors, le phénomène d’absolutisation de la guerre atteint un sommet, perceptible lors de la crise de Cuba. La stratégie nucléaire dominait toutes les autres stratégies, la guerre devenait encore moins possible que jamais tant l’anéantissement ne concernait plus un seul des belligérants mais les deux (et collatéralement la terre entière).

Ce durcissement des conflits affecta profondément le système stratégique au point qu’on rendit la guerre quasiment illégale, sauf en cas de légitime défense, ainsi que le prévoit la charte des Nations-Unies. La guerre limitée n’était plus envisageable. Le simple fait d’envisager la guerre comme moyen de résolution des conflits parut insupportable. La juridicisation de la guerre sous des motifs éthiques provoqua énormément d’hypocrisies. On en vint à inventer des motifs moralement acceptables pour entrer dans des conflits : guerres de décolonisation, guerres révolutionnaires, plus récemment « opérations de maintien de la paix », droit d’ingérence (Kosovo 1999), actions préemptives (Etats-Unis contre l’Irak, 2003), Responsabilité de protéger (Libye, 2011). Un blanc-seing des Nations-Unies est désormais requis.

Face à ces contorsions, Etats-Unis comme Russie prennent leurs distances. Les premiers ne cessent de faire prévaloir leur droit national et refusent toute juridiction supranationale : ainsi considèrent-ils qu’ils sont en guerre depuis 2001 et que leurs actions armées ne sont pas illégales, que ce soit au Pakistan, au Yémen ou en Somalie. De même, la Russie voit dans les Nations-Unies une machine instrumentalisée par les Occidentaux et M. Lavrov ne cesse d’évoquer le précédent de la résolution 1973 au sujet de la Libye comme un abus de "guerres morales" de l'Ouest.

Constatons enfin que le monde est aujourd’hui beaucoup plus désordonné qu’il ne l’était au cours de la guerre froide. On ne peut plus parler de « système » ce qui rend vain les débat sur sa nature (monopolaire, multipolaire, duopolaire, apolaire…). La société internationale a retrouvé une nature « post-hobbésienne » qui révèle un certain retour à l’état de nature, celui de la guerre de tous contre tous. Désormais, il n’y a plus de vrais amis ni de vrais ennemis et chacun agit au mieux de ses intérêts souverains.

Cette réalité s’impose aux grandes puissances qui ont, plus que d’autres, les moyens de conduire des stratégies adaptées à ce nouvel environnement. L’indirection stratégique pratiquée par Moscou et Washington répond aux nouvelles conditions tant stratégiques que géopolitiques. L’indirection de la guerre constitue en fait la réinvention de la guerre limitée qui avait disparu quelque part au XIXe siècle. Il ne s’agit pas de s’en plaindre, simplement de le constater pour trouver les moyens de traduire juridiquement les conséquences de ces nouveaux conflits limités. Car comme tout conflit, ils sont destinés à créer un nouvel ordre de droit.

O. Kempf

Haut de page