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Penser la stratégie, de l’Antiquité à nos jours (B. Heuser)

Voici une fiche de lecture que j'avais publiée sur AGS et omis de publier sur égéa. C'est réparé.

Voici un ouvrage ambitieux, bourré de qualités avec en même temps quelques défauts, mais montrant du caractère, une pensée autonome et une manière de traiter le sujet qui en font, déjà, un ouvrage de référence.

Le sous-titre « de l’Antiquité à nos jours » donne l’indication du traitement : il s’agira d’un abord chronologique, insistant sur l’évolution des concepts, leurs continuités et leurs ruptures, que celles-ci soient dues à l’innovation technologique ou à des percées conceptuelles. Quand au sujet, Béatrice Heuser choisit l’énoncé : « Penser la stratégie ». Régulièrement pourtant (mais l’adverbe pourtant est-il ici adéquat ?), je me suis fait la remarque qu’il s’agissait d’un « Penser la guerre ». On me dira que je chipote, que les deux notions paraissent bien liées et que la distinction n’est pas forcément utile. Il reste que la stratégie est souvent « pensée », même si elle est « pratique ».

Les stratégistes ne font pas le même métier que les stratèges, même s’il est fréquent que les stratèges aient lu les stratèges, mais aussi (surtout) les récits de bataille, qu’ils aient « pensé la guerre » avant de penser la stratégie. Chez notre auteur, on a parfois l’impression que l’approche historique suscite une histoire des pratiques stratégiques répondant aux thèmes dominants de l’époque, au lieu de « n’être que » une histoire de la pensée stratégique : cet aller-retour entre les théories stratégiques et leurs mises en œuvre politique constitue, à mon sens, une des grandes caractéristiques de l’ouvrage.

Celui-ci est articulé en sept grandes parties : Une introduction qui s’interroge, en un seul chapitre, sur ce qu’est la stratégie ; une partie sur des constantes de longue durée (II), avant d’exposer le paradigme napoléonien et la guerre totale (III), puis d’évoquer la stratégie navale et maritime (IV), les stratégies aériennes et nucléaires (V), les guerres asymétriques et les petites guerres (VI) pour terminer sur la quête d’un nouveau paradigme après les guerres mondiales (VII).

La thèse de B. Heuser consiste à exposer et démontrer les limites du « paradigme napoléonien ». Selon elle, la pensée stratégique occidentale est fondée sur le culte de la victoire, et de la bataille décisive (curieusement, elle cite V. Hanson deux fois seulement, p. 76 et p. 303). Au fond, et même si la distinction n’est pas toujours claire (mais je lisais simultanément Aron), le but dans la guerre est souvent assimilé au but de guerre : la liaison entre le champ militaire et le champ politique, à la matrice de la pensée clausewitzienne, était confondue au point d’aboutir à des impasses, ce qui justifie la nécessité de dépasser la seule stratégie militaire par une grande stratégie (l’auteur est anglais) ou stratégie totale, selon le mot de Beaufre. Ainsi, dès le début, la guerre comme chose politique est clairement mise en avant dans la définition de la stratégie. Mais la guerre est aussi « dialectique des volontés », qui doit de plus s’exprimer en temps de paix comme en temps de guerre. B. Heuser nous propose alors sa définition (p. 27) : « la stratégie est une voie globale visant à réaliser des fins politiques et incluant la menace ou l’usage effectif de la force, dans une dialectique des volontés ».

L’auteur, dans la deuxième partie, nous fait part de quelques beaux rappels d’auteurs sinon oubliés, du moins négligés : Honoré Bonet, Christine de Pizan et son Livre des faits des armes et de la chevalerie, François de Saillans (B de Loque), Emerich de Vattel et son Droit des gens, … Cette partie s’intéresse grandement aux questions éthiques et à la découverte du jus in bello/ad bellum. La question des sièges est également évoquée, car très longtemps, les sièges sont plus fréquents que la bataille (le rôle de la poliorcétique me semble ici quelque peu minoré : le mot n’est pas prononcé, et Séré de Rivière n’est pas cité). De même, les questions de l’organisation des forces et de la nature des soldats (professionnels ou citoyens) suscitent de vigoureux débats. L’auteur livre au passage des remarques qui ouvrent de beaux champs d’étude : ainsi quand elle affirme « nous percevons à nouveau l’émergence d’un concept reliant les républiques à la guerre défensive » (p. 74). Toutefois, « les guerres de la Révolution Française et de Napoléon marquèrent un tournant dans ce contexte. Depuis lors et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’offensive et la ‘bataille décisive’ constituèrent les éléments essentiels de la guerre, et de ce fait l’objectif de toute stratégie » (p. 82). La suite du livre explique comment ce primat conceptuel domine, puis échoue finalement à rendre tous les services espérés.

C’est d’abord l’objet de la troisième partie. On y lit des choses intéressantes, comme celle-ci : « Par opposition à toutes les théories postulant que les peuples partaient en guerre les uns contre les autres en raison de leurs différences idéologiques, la cause de la Première Guerre mondiale était qu’ils se ressemblaient trop et se comprenaient si bien qu’ils cherchaient tous à prendre les premiers des mesures de rétorsion » (p. 103). Toutefois, sur la question du moral, elle ne cite pas Ardant du Picq, ce qui surprend. Il reste qu’à la suite de Clausewitz, on observe « le refus de contraintes politiques dans les œuvres de la plupart des stratégistes. Au contraire, ils soulignaient sans cesse la nécessité de la victoire décisive, sur el modèle des batailles d’anéantissement livrées par Napoléon » (p. 114) : « la victoire était recherchée pour elle-même ». Voici le grand mérite du livre, celui de nous aider à relativiser cette notion de bataille décisive et à nous départir de la double fascination pour Napoléon et pour Clausewitz. Elle relève de même, avec Corbett, l’opinion erronée selon lesquelles « les forces de l’ennemi étaient l’objectif principal et non pas son territoire » (p. 131). Les deux guerres mondiales voient la « culmination de la guerre totale », et d’une certaine façon l’épuisement du paradigme.

Mais avant cela, l’auteur évoque la stratégie navale et maritime. Ai-je mal lu ? j’ai trouvé que Mahan paraissait tellement évident à l’auteur qu’elle l’a peu expliqué, alors que pourtant elle ne cesse d’y faire référence (l’index est ici fautif, car il oublie plus d’une dizaine de citations des pages 160-186). Toutefois, B. Heuser montre bien les atermoiements des différentes théories, la fascination pour le « contrôle de la mer » qui s’avère impossible, et donc les stratégies alternatives, dont celle de Corbett. Elle discerne bien la stratégie maritime de la stratégie navale, l’école historique de l’école matérielle, ou rappelle cette belle citation de Campanella « Che e signore del mare e signore della terra ». La question de la guerre de course est intelligemment abordée (fausse tradition française), tout comme la Jeune école (école matérielle française) ou l’apparition de la lutte sous-marine. Ainsi « la stratégie d’une flotte de dissuasion était qu’elle ne permettrait jamais d’acquérir par elle-même la maîtrise de la mer » (p. 202) : au fond, c’est tout le débat sur la mer comme territoire ou la mer comme lieu de communication, et donc de guerre dans un cas, de guerre économique dans l’autre, qui est posé. Il reste qu’à l’âge nucléaire, il n’est plus possible d’envisager de stratégie maritime autonome : celles-ci sont forcément subordonnées au primat de l’atome, qui sur mer comme sur terre abolit la notion de bataille décisive (il est ici curieux que l’auteur n’évoque pas les SNLE, ni même l’articulation des flottes de combat autour des appareils de dissuasion). On est donc obligé de moderniser la vieille diplomatie de la canonnière, d’inventer la projection de puissance ou d’élaborer des dissuasions conventionnelles. En conclusion, « la stratégie navale était, presque toujours, étroitement liée à la stratégie terrestre, tandis que l’inverse n’était pas vrai. (…) La géographie dominait la stratégie navale alors qu’elle affectait seulement la tactique, et moins la stratégie, dans la guerre terrestre et la guerre aérienne. (…) Au début du XXI° siècle, on a peine à imaginer de grandes batailles navales mahaniennes, tandis que nombre des idées de Corbett on gardé toute leur validité » » (p. 225).

La guerre dans la troisième dimension pose trois questions au stratège : celle de l’autonomie par rapport à la stratégie terrestre, celle du lieu de la bataille décisive, celle du contournement des forces ennemies pour atteindre les centres vitaux. On a l’impression de relire les mêmes débats que pour la stratégie navale : une maîtrise de l’air est-elle possible ? On voit ainsi les Douhet, Trenchard ou Mitchell vanter les mérites de la nouvelle arme aérienne. Le tchèque Miksche remarque pourtant que « si l’avion a sa place dans la machine de guerre, il ne peut en aucun cas devenir par lui-même la machine de guerre » (p. 238). B. Heuser signale ensuite quatre écoles de stratégie aérienne : celle du bombardement stratégique, celle des objectifs militaires, celle du bombardement de précision, celle des signaux politiques. Dans le chapitre suivant, l’auteur évoque la stratégie nucléaire : cela sous-entend que celle-ci n’est qu’une variation de la stratégie aérienne, une forme un peu radicale de bombardement. Si chronologiquement la pensée nucléaire a suivi d’abord cette voie, il reste qu’elle a rapidement évolué.

La partie sur la guerre asymétrique évoque classiquement la petite guerre, la guerre de partisan évoluant jusqu’à la guerre populaire : ou comment une approche tactique peut se transformer, parfois, en une « stratégie » menant à la « victoire » politique. Quant à la contre-insurrection, l’auteur rappelle une nouvelle fois Mendoza, qui « influa sur le premier auteur à apporter une vision réellement globale de la contre-insurrection : Santa Cruz de Marcenado » (p. 332). C’est que « dans le contexte des petites guerres, les auteurs se sont aperçus très tôt que la clé d’un succès durable devrait être la pacification d’un pays ou d’une région, non point par l’imposition brutale de la force, mais par l’amélioration des relations avec la population (…). La Persuasion, et non pas l’imposition de sa propre volonté (qui est l’essentiel de la plupart des définitions de la stratégie militaire de nos jours) est au cœur du succès dans une guerre asymétrique » (p. 338).

La dernière partie pose la question de la fin du paradigme napoléonien : non seulement parce que les guerres totales ont abouti aux deux Guerres mondiales, amis aussi parce qu’elles ont été dépassées et annihilées par le nouveau paradigme nucléaire. Cela ne signifie pas la fin de la stratégie, mais son déplacement : vers les guerres limitées (Guibert, Osgood), la coercition, le renoncement à la victoire, le sport-spectacle, le droit d’ingérence, le retour des petites guerres, … Pour dire le vrai, cet exposé des débats stratégiques contemporains m’a paru le plus faible de l’ensemble : mais peut-être est-ce parce que nous avons tous baigné dedans depuis quelques années que l’imprégnation nous ôte le recul nécessaire ! Il reste à l’auteur à conclure : « même en cas d’emploi de la force, ce qui est nécessaire en fin de compte est que l’ennemi soit disposé à se laisser persuadé d’accepter une situation nouvelle, ce qu’il fera uniquement s’il y participe et s’il peut en espérer une vie meilleure » (p. 380). La victoire ne peut qu’être partagée !

On l’aura compris, ce livre est très riche, et passionnant. L’auteur, anglais, a séjourné en France et a fait l’effort de s’intéresser aux écoles européennes, françaises et allemandes en particulier. Il reste qu’on est d’autant plus tonné de ne pas voir certains noms cités, ou alors très marginalement : Poirier n’est évoqué qu’une fois, Coutau-Bégarie jamais cité ! Rien n’est dit des penseurs soviétiques ni même des travaux sur la stratégie soviétique. Les pensées asiatiques sont négligées. Par ailleurs, la traduction est convenable mais pas fulgurante, et l’on s’étonne parfois (« Ethique Nicomaquéenne » au lieu de l’attendu « Ethique à Nicomaque » ; « séniorité » p. 126 au lieu d’un simple « ancienneté » ; « guerre au milieu du peuple » au lieu de l’habituel « guerre au sein des populations). La bibliographie est, on l’a compris, très abondante malgré les omissions signalées. L’index est en revanche limité aux noms de personnes, et il manque clairement un index des notions qui aurait véritablement aidé à établir des correspondances à travers l’œuvre.

Ces quelques défauts ne sont finalement que des peccadilles, par rapport à un ouvrage riche et dense, suscitant de nombreuses ouvertures et réflexions, et qu’il faut lire un crayon à la main. A détenir d’emblée dans tout fonds de bibliothèque stratégique.

Penser la stratégie, de l’Antiquité à nos jours, Béatrice Heuser, Editions Picard, Paris, 2013.

O. Kempf

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