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Existe-t-il une cybervérité ?

La dernière édition de l'Observatoire géostratégique de l'information vient de paraître. Dans ce dossier conduit par FB Huyghe et PY Castaignac sur "La vérification sur Internet : quand les réseaux doutent de tout", j'ai commis un petit texte "Existe-t-il une cybervérité ? " que je reproduis ci-dessous.

source

On notera également un texte de l'ami Thierry Berthier (blog cyberland et membre d'EchoRadar) sur "Newscaster, l'opération iranienne" ainsi que des textes de FB Huyghe, N. Chevassus-au-Louis, M. Pinard, Ph. Migault. Bonne lecture.

L’arme offensive la plus réputée, Stuxnet, a frappé l’Iran en 2010. La plupart des observateurs affirment que les États-Unis, associés à Israël, sont les auteurs de ce ver. Pourtant, les deux pays n’ont jamais reconnu cette paternité. Certes, ils ont laissé dire et n’ont pas démenti bien vigoureusement, en une sorte de reconnaissance implicite : on peut en effet considérer que cette désignation les arrangeait en manifestant d’une part leur excellence technique (la capacité), d’autre part leur disposition à utiliser de telles armes (la détermination). Autrement dit, il n’est pas sûr mais très probable qu’ils en soient les auteurs. Surtout, l’efficacité sémantique (tout le monde a vu Stuxnet et tout le monde croit que le ver est américain) est devenue une forme de vérité politique et stratégique. Ainsi, si on ne le sait pas « vraiment » on le croit « vraiment ». La vérité perçue a pris le pas sur la vérité réelle (même s’il est possible que les deux coïncident, dans le cas de l’espèce).

L’affaire Stuxnet soulève donc deux problèmes liés à la cybervérité : l’absence de preuve technique qui relie une agression à un auteur (dans la plupart des cas), ce que nous désignons par le principe stratégique d’inattribution ; et le développement de méthodes complémentaires (selon la technique du faisceau d’indices) pour désigner l’auteur probable, que nous nommons principe de la désignation vraisemblable. Les deux mécanismes de preuve se complètent : à la « vérité scientifique » s’ajoute « le vraisemblable sémantique ». Les deux ont pour ambition d’emporter la conviction du décideur. En matière stratégique, tout est affaire de volontés qui s’affrontent. À la vérité pure se substitue donc une vérité efficace.

Elle doit être efficace pour convaincre le décideur : celui-ci peut décider des actions ouvertes ou couvertes. Si elles sont ouvertes, il doit également convaincre l’opinion publique de la légitimité de l’action. Ainsi s’expliquent les campagnes de presse qui n’ont pas pour ambition de fabriquer l’ennemi mais de le révéler. Ainsi du rapport Mandiant, produit au printemps 2013 pour désigner une unité de l’Armée Populaire de Libération (l’armée chinoise) comme étant l’auteur de nombreux espionnages de sociétés américaines.

« La » vérité... mais de quelle vérité parle-t-on ?

Le cyberespace nourrit donc une distance entre la vérité probable et la vérité vraie. Au passage relevons que le fait d’ajouter des qualificatifs à un substantif qui devrait être absolu, « la vérité », oblige à fabriquer des expressions redondantes comme « vérité vraie ». Or, cet espace d’incertitude va être mis à profit par tous les acteurs du cyberespace pour cacher leurs actions. Si beaucoup de stratégies ont reposé en partie sur le stratagème, souvent nécessaire pour créer la surprise préalable à la victoire, les opérations cyberstratégiques les mettent en œuvre quasi systématiquement. Autrement dit, les acteurs du cyberespace passent leur temps à faire passer des vessies pour des lanternes. Une des spécialités les plus courantes est le « cheval de Troie », par référence à l’antique stratagème de l’Iliade. Mais qu’il s’agisse de défacement, d’hameçonnage, d’APT, de filouterie nigériane, de robnet et autre Ghostnet, l’auteur cherche à chaque fois à travestir la réalité, à se faire passer pour ce qu’il n’est pas, autrement dit à altérer la vérité.

Rien n’est-il donc vrai ? Tout n’est-il que leurre et bluff dans le cyberespace ? Cela serait aller trop vite en besogne.

Certains estiment en effet que le cyberespace est l’instrument idoine pour révéler la vérité. Ainsi en est-il de Wikileaks qui considère que tout secret est une atteinte à l’information libre du public et donc à sa construction d’une opinion éclairée. Dès lors, révéler ces secrets permettrait, par la magie de l’information transparente, d’établir des vérités. Telle opération présentée comme un succès se révèle être un massacre. Telle assertion cache en fait un mensonge. Wikileaks a donc pour ambition de « dévoiler », c’est-à-dire de lever le voile sur des vérités celées.

Tout savoir permet-il d’atteindre la vérité ?

On a oublié aujourd’hui à quel point Julian Assange a longtemps été considéré comme une sorte de chevalier blanc, un Robin des Bois du cyberespace. Cette réputation est aujourd’hui ternie par le scandale du Cablegate, où il rendit public, grâce aux fuites de Bradley Manning, une masse immense de télégrammes diplomatiques américains, tous plus confidentiels les uns que les autres. Qu’apprit-on pourtant à la lecture de cette masse de documents ? Des turpitudes ? Pas vraiment, au fond. Tout simplement que les diplomates américains font bien leur travail, rencontrent des gens, analysent des situations et dressent des profils psychologiques. Le secret n’est pas forcément destiné à camoufler un mensonge. Wikileaks lui-même s’est senti obligé de biffer le nom des informateurs cités afin de ne pas attenter à leur sécurité : même pour Wikileaks, toute vérité n’est pas bonne à dire.

L’affaire Snowden constitue une autre variation de ce principe de vérité : dans ce cas, un collaborateur de la NSA a dénoncé, à l’été 2013, l’étendue de l’espionnage pratiqué par l’agence américaine de renseignement dans le monde entier mais aussi contre des citoyens américains, sur tous les types de réseaux informatiques, avec la mise en place de portes dérobées dans les logiciels de sociétés américaines, etc. Pour le coup, il y avait une vérité cachée et l’ampleur de l’espionnage a donné la mesure du scandale mondial. Les faibles dénégations des responsables américains ont, ici encore, donné le sentiment d’une reconnaissance implicite, au point que les autorités américaines l’accusent d’espionnage et de trahison. La démarche d’Edward Snowden est donc différente de celle de Julian Assange mais elle partage ce dévoilement d’une vérité cachée.

Cependant, l’affaire Snowden laisse voir également un rapport surprenant à la vérité, celui de la NSA. En effet, l’espionnage généralisé témoigne d’une ambition « panoptique » : L’espionnage généralisé de tous les réseaux, de toutes les communications téléphoniques, de tous les logiciels et de tous les ordinateurs repose sur une hypothèse préalable : en sachant « tout », je saurai « tout » et serai donc capable d’anticiper toutes les actions maléfiques. Peu importe que les défenseurs de la NSA expliquent qu’il ne s’agit pas de regarder le contenu des conversations mais les données de masse (Big Data) et les écheveaux de relations pour déceler des dangers potentiels : l’hypothèse est à l’évidence erronée car la démesure technologique ne pourra jamais embrasser toutes les intentions, pensées et dialogues des êtres humains.

À la question suggérée par la NSA : « tout savoir permet-il d’atteindre la vérité ? », l’observateur doit répondre négativement. Il en tire la conclusion que le savoir n’équivaut pas à la vérité, conclusion qui est valable aussi dans le cyberespace. Existe-t-il donc une cybervérité ? Non, probablement. Déjà, hors du cyberespace, la vérité était sujette à caution et interrogation. Le cyberespace n’apporte rien, du moins pas de clarté supplémentaire : au contraire, il semble obscurcir notre rapport à la vérité. Elle paraît toujours plus relative, toujours moins absolue, toujours manipulable. En prendre conscience constitue un des remèdes à cette tendance pessimiste : l’esprit humain doit faire valoir son œil critique pour déceler erreurs, contradictions et paradoxes. Sinon une vérité, du moins un chemin vers elle.

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 30 novembre 2014, 16:32 par Ph Davadie

Pour une fois, je ne suis pas d'accord avec les arguments développés notamment en première partie de ce billet.

Pourquoi travestir le terme vérité de la sorte ? La "vérité perçue" n'est ni plus ni moins ce que je crois de bonne foi, que ce soit vrai ou non. Quant à la "vérité réelle", c'est tout simplement la vérité. Alourdir ainsi les termes ne fait qu'ajouter de l'obscurité à la confusion.
A moins que ce changement de termes soit un des symptômes du cyber décérébrant dans lequel il n'y a plus de place pour l'homme qui se fait serviteur de la machine en lui déléguant son intelligence et son esprit critique.

L'absence de preuve. Selon une formule connue, l'absence de preuve n'est pas une preuve de l'absence. C'est peut-être (tout simplement) le constat que nous n'avons pas encore les moyens d'établir la preuve technique. A titre de comparaison, les empreintes digitales existent depuis l'aube de l'humanité, mais elles ne sont exploitées que depuis la fin du XIX°...

Il faudrait proposer à Arthur Le Chardon un nouveau mot dans sa collection de "mots bobo" : "vérité efficace", désignation politiquement correcte de la propagande. Parce que l'Empire est une démocratie, il dirait toujours la vérité, le mensonge étant l'apanage du camp opposé ? Souvenons-nous des fioles magiques de Colin Powell à la tribune de l'ONU.

Savoir ne peut être synonyme de vérité, car je peux savoir des erreurs et je ne sais que des faits. Les interpréter est une autre histoire.
Ainsi, la présence d'un ADN sur une scène de crime indique juste que le propriétaire de cet ADN a fréquenté la dite scène. Avant ou après le crime ? Comme spectateur, auteur complice ou autre ?

Je persiste à penser que le cyber est un révélateur de tout ce qui était jusqu'alors caché. Ainsi fait-il éclater le rapport ambiguë que certains ont avec la vérité.
Le comble étant qu'en disant la vérité, le cybernaute n'est pas cru.
S'ensuit que le cyber ne peut être un "espace de confiance".
Ponce Pilate serait-il alors le modèle des cybernautes ?

2. Le mardi 2 décembre 2014, 05:27 par Yves Cadiou

Pour clarifier la question, il faut commencer par effacer le préfixe « cyber » qui travestit beaucoup de concepts. Y a-t-il une vérité, c'est déjà une bonne question de départ. Ensuite (mais je ne le ferai pas parce que boaf, moi le cyber...) l'on peut voir si le préfixe « cyber » change quelque chose à la question. Vous n'aurez donc, du moins pour cette fois, que ma demi-réponse.

1) Il faut différencier le « vrai » et le « réel » : ce sont deux notions différentes, même si elles sont voisines. Dans l'usage courant ces mots sont considérés comme « synonymes ». Mais en français les purs synonymes (deux mots pour dire exactement la même chose) n'existent pas.
Ce qu'on appelle « vérité », c'est ce que tout le monde croit ou fait semblant de croire : ainsi le Père Noël est vrai, ainsi la valeur du vulgaire morceau de papier qu'on appelle « billet de banque » est vraie parce que tout le monde y croit. Pourtant le Père Noël n'est pas réel et la valeur du billet de banque n'est pas réelle. Le héron de l'Erdre ne me contredira pas, ayant déjà donné son avis, ici-même, sur le sujet : http://www.egeablog.net/index.php?p...
La solution à beaucoup de questions est souvent dans le sens exact des mots. Du moins en français. C'est pourquoi d'ailleurs il faut être très circonspect quant aux abus de langage comme par exemple le mot « cyberguerre » qui permet à une alliance guerrière, l'OTAN, de s'en emparer.
Abusivement à mon avis parce que l'article 5 ne parle que d'agression « armée ».
La solution à beaucoup de questions est aussi dans les conversations avec les hérons. Mais ça marche aussi avec les cormorans, les chats, les arbres, j'ai essayé. Si vous essayez vous aussi, vous constaterez que tous ces interlocuteurs, par discrétion, s'abstiennent de répondre et restent coi quand il y a des témoins : c'est qu'ils ne veulent pas que leur sagesse soit trop connue car on ne cesserait pas de leur demander leur avis alors qu'ils veulent préserver leur tranquillité. De plus, quand on tient ces conversations devant des témoins, vous observerez que ceux-ci tapotent leur tempe avec l'index. Peut-être parce qu'ils sont sourds : ils n'entendent pas les réponses et croient qu'ils vont dés-obstruer leurs oreilles en tapotant leur tempe. Je ne vois pas d'autre explication. Mais ça n'est pas vrai : on ne débouche pas ses oreilles en tapotant sa tempe. C'est vrai pour eux s'ils croient qu'ils vont déboucher leurs oreilles comme ça ; c'est vrai jusqu'à ce qu'ils s'aperçoivent que ça ne marche pas. Ce qui est vrai, c'est que mes interlocuteurs, hérons, cormorans, chats, arbres, ne veulent pas me répondre quand il y a des témoins.
Donc la différence entre « vrai » et « réel » est claire dans un premier temps : le vrai = ce que tout le monde croit ; le réel = ce qui existe. Le vrai et le réel ne sont pas incompatibles et parfois même ils sont identiques. Mais les deux mots ne sont pas synonymes.

2) Cependant le « réel » reste un problème. Problème connu depuis que Descartes l'a exposé, problème qu'il faut oser affronter à mon avis parce que... parce que.
De son raisonnement méthodique Descartes conclut que la seule chose dont il est sûr, c'est sa pensée : par conséquent (on a tort de s'arrêter à « je pense donc je suis », c'est la suite qui est intéressante), rien ne prouve que ce que nous appelons « le réel » n'est pas, tout simplement, fabriqué par notre pensée.
Un exemple : c'est très sincèrement que nous croyons tous à l'existence des étoiles. Nous sommes sûrs qu'elles sont réelles. Mais pouvons-nous en être si sûrs ? Sont-elles réelles ou seulement vraies ? (J'entends dire que certains veulent « tuer Descartes ». Pour moi c'est clair : c'est parce qu'ils les exaspère avec ses questions trop pertinentes mais souvent dérangeantes) Vous y croyez, vous, à l'existence des étoiles ? Elles pourraient être des illusions d'optique ou tout simplement le résultat de votre imagination. Alors pourquoi y croyez-vous ? Parce que tout le monde le dit.

En définitive, et pour répondre à votre question, il y a une cybervérité : celle que tout le monde croit. Et il y a même plusieurs cybervérités, autant qu'il y a de mondes pour croire à telle vérité ou à telle autre. Chaque vérité est forte dans la mesure où personne ne peut démontrer qu'elle est fausse. De la même façon que personne ne peut démontrer que les étoiles n'existent pas. De la même façon que personne ne peut démontrer que le Père Noël n'existe pas.

3. Le jeudi 4 décembre 2014, 17:22 par Ph Davadie

Si la vérité, c'est ce que tout le monde croit ou fait semblant de croire, c'est le signe indiscutable que nous avons basculé dans le camp des soviets où, chaque jour, le parti donnait au bon peuple qui ne cessait de l'acclamer dans la félicité la plus parfaite sa dose quotidienne de pravda.
Très peu pour moi...
On aura beau raisonner juste à partir d'un postulat faux, le résultat n'en sera pas moins bancal si ce n'est faux.

4. Le vendredi 26 décembre 2014, 18:28 par Colin L'hermet

"Il n’y a rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter indiscutablement l’impérieuse prérogative du réel"
(Clément Rosset)

"quot capita totsentenciae", autant d’avis que de têtes

"Les mots ont le pouvoir d’effacer toute l’évidence"
(Marcel Aymé)
ou encore
"Les mots (...) ont le pouvoir de faire disparaître les choses et de les faire apparaître en tant que disparues"
(Maurice Blanchot, in L'espace littéraire, 1955)

Bonjour Dr Kempf,
et avant toute chose, heureuses fêtes de la Nativité !

Je reviens sur ce billet, car il m’avait interpelé à plusieurs titres. Permettez-moi de développer ci-après les sources de mon malaise.

1) "campagnes de presse sans ambition de fabriquer l’ennemi mais de le révéler"
Pas d’accord. A quoi servirait de "révéler" un ennemi. Dévoiler son existence ? Ce serait seulement pointer du doigt un ennemi préexistant ? Faire de l’art pour l’art ? Révéler un ennemi et ne pas capitaliser sur cette existence-révélation ? Un procédé sémantique et psychologique qui se différencierait de la construction car ne débouchant pas sur l’instrumentalisation de cette figure ?
Or dans la conflictualité, il n’y a, binairement, que 2 niveaux :
. actuelle-factuelle, déclarée dira-t-on ;
. et potentielle.
"Dévoiler" un ennemi correspond donc :
. soit à affirmer qu’il souhaite nous affronter,
dans un futur plus ou moins proche ;
. soit à démontrer ses actions d’opposition,
passées et présentes,
pour prouver son statut d’ennemi.

Retournant l’adage qui veut que "ce que nous ignorons ne saurait nous être douloureux", admettons que nous ne voyons pas d’ennemi dès lors que nous ne ressentons pas que la nuisance est dirigée-animée (soit mauvaise chaine de capteurs, pas de ressenti du tout, APT, soit ressenti mais inattribution) : c’est tout au plus la guigne, la faute à pas-de-chance, le sort funeste. Si nous ressentons une volonté derrière les effets nuisibles, nous parlons d’adversité, d’ennemi, de coup (le "coup du sort"). Bref d’opposition.
Tout cela pour dire que la notion d’ennemi demeure une construction sophistiquée, parfois sophiste, destinée à personnifier l’animateur de la nuisance ressentie. Eh oui, le ressenti. Le subjectif. Même lorsque les faits de la nuisance sont là, l’attribution demeure un processus subjectif en soi, puisqu’il y a choix-discrimination (choisir c’est renoncer, après tout ?) et biais dans la perception-analyse des faits (cette subjectivité qui fait qu’il sera toujours permis de jouer en bandes dans la manipulation, quel qu’en soit le niveau de difficulté).
Donc, dévoiler un ennemi, c.a.d. lui attribuer la responsabilité de nuisances, ressenties (mystérieux breakdown d’un OIV), avérées (flux identifiés de pompage de données intellectuelles-patrimoniales) ou passées inaperçues (APT découverte sur le tard sans même savoir son effet profond et l’étendue des pertes), demeure un processus psychologique de construction de la figure paradigmatique de l’ennemi. Révéler-dévoiler un ennemi, soit dont on n’a pas ressenti en temps voulu la nuisance (APT), soit à qui on n’a pas su attribuer la nuisance (inattribution), c’est juste habiller d’un discours rationnel sa construction.
C’est quasi Girardien.
Révéler-dévoiler un ennemi, cela participe de la construction de cet ennemi.

Et si l’on ne frappe pas de suite (on le révèle-dévoile, mais sans rétorsion) on mobilise-alloue toutefois des ressources nouvelles ou anciennes face à cette nuisance, qui a été mal prise en compte jusque-là, comme en attestent ses effets.
Donc dans tous les cas, la construction-affinage de cette figure adverse vient nourrir les dispositifs-schémas de montée au conflit. Car ce dévoilement-construction débouche sur une mobilisation de la trinité clausewitzienne d’accroissement des masses en confrontation, fût-ce sur le mode très potentiel de la cybersécurité… (le militaire révèle au politique ou le politique demande au militaire de prouver son soupçon, politique et militaire révèlent au peuple, le politique décide de déléguer les moyens, le peuple acquiesce et contribue à l’effort en numéraire et en personnels).

2)"l’espionnage généralisé témoigne[rait] d’une ambition 'panoptique' : L’espionnage généralisé (…) repose sur une hypothèse préalable : en sachant 'tout', je saurai 'tout' et serai donc capable d’anticiper toutes les actions maléfiques."
Au-delà de l’étonnante tautologie de savoir tout qui permettrait de savoir tout,
je me permets un clin d’oeil sur un point de terminologie que vous n’exploitez pas : le panoptique.
Nous parlons de sécurité et de sécuriser une nation (les USA).
Alors comment ne pas penser au panoptique benthamien ?
Or ce dernier comportait essentiellement un ressort psychologique : celui de la publicisation de l’œil inquisitorial, emportant une mesure dissuasive, puis une appropriation-incorporation de la règle jusqu’à une bienfaisante inhibition de la nuisance.
Il est remarquable d’observer que, au contraire, la collecte-surveillance de la NSA ne puisse être que furtive-clandestine pour être efficace car elle se trouve moins efficace dès lors que publicisée-dévoilée (sauf à bien sûr envisager-construire une manœuvre en deux temps, de manipulation en bande en donnant l’impression de se révéler).
Donc, il est amusant de se dire que le dispositif planétaire et englobant de la NSA est tout sauf un panoptique aux sens historique et sécuritaire du terme.

3)"hypothèse erronée [d’une solution panoptique] car la démesure technologique ne pourra jamais embrasser toutes les intentions"
Tout à fait.
Mais il y aurait une autre raison, plus profonde et fondamentale, à l’échec annoncé d’une telle hypothèse.
Vous avez dû ressentir cette raison, mais vous ne l’avez pas exprimée si grossièrement que je vais le faire : le dispositif panoptique est un agrégat de flux univoques vers le centre du dispositif. Les fameuses "intentions [et] pensées" qui ne sauront jamais être embrassées.
Or la stratégie est une dialectique des volontés, non ?
Donc le dispositif technologique démesuré est un échec annoncé car, lui, n’exprime pas de volonté. Il écoute, traite et analyse les flux, mais il ne véhicule aucune volonté. Fruit d’une volonté (et laquelle ! la sécurisation à tous prix des USA), il n’en véhicule toutefois aucune. Au service d’une stratégie, il pourrait se montrer utile, la dialectique pourrait se nouer sur ses canaux.
Pourtant, pelletant de la donnée au-delà de l’imagination et des capacités conceptuelles même de ses créateurs, il devient progressivement l’alpha et l’oméga du dispositif, auquel les plus myopes prêtent une centralité et une autonomie quasi magique. Une prophétie autoréalisatrice au service d’une destinée manifeste.
Il est en réalité un outil idiot qui nécessite que ses exploitants doivent générer des diaporamas pour s’en expliquer l’utilisation. Et si ses opérateurs savent encore les limites et limitations d’un tel outil, l’autorité exécutive, elle, ne voit que la magical black box qui va résoudre l’équation sécuritaire.

4) ce qui me ramène, après ces détours, à votre question : existe-t-il une cybervérité.

Vous aviez souhaité éluder le préalable de la définition de la vérité, ou de la Vérité selon l’accentuation (en français, on aime à accentuer en majuscule ET en capitale d’imprimerie).
Je comprends la complexité d’une telle tâche, dont la longueur de développement vous aurait éloignée du cœur de votre idée. Mais explorer une idée dont le coeur se situe à la périphérie d’un phénomène lui-même inexploré, c’est une erreur méthodologique. Sauf à ce que l’exploration de l’idée en périphérie ne serve à détourer le phénomène central.
Ce qui n’est pas votre cas : vous ne parlez pas de la cybervérité pour approcher en taille douce la vérité.
Donc il manque, pour moi, le préalable de la circonscription du champ et de définition des objets du sujet.
Comment peut-on essayer d’apporter une réponse sur la viabilité d’un cyberMachinTruc si l’on ne sait pas à quoi ressemble un MachinTruc à la base.
Donc, quid d’une définition de la vérité, préalable à toute tentative d’exploration de son éventuelle acception dans le champ cyberinformationnel ?

5) quels liens existe-t-il entre vérité et réalité ? entre vérité et mensonge ? Puisque l’on parle de cyber, qu’en est-il du virtuel par rapport au réel ?

Et quels liens entre réel, réalité, faits, et vérité ?

Selon Clément Rosset, en application des préceptes platoniciens, le réel serait un terme philosophique destiné à désigner ce qu’il y a effectivement. La notion de réel serait correspondrait soit à l’insertion du factuel dans le logos, soit au recours du logos pour exprimer l’Idée.
La notion de réalité dériverait du réel, puisque nos capteurs et notre chaîne d’analyse sont subjectifs et capable d’erreur, d’où le fait que l’on puisse "entretenir des doutes sur la réalité" d’une chose ou d’une autre.
Or selon tous les observateurs, le réel caractérisé par une unicité : en accord avec F.Leibniz, il n’existe pas, dans l’univers, deux choses absolument semblables ; le réel est un objet singulier.
Or ce qui s’approche le plus de la vérité est le principe d’identité, basique et indéniable, qui veut que A égale A. On dira que l’identité, au sens mathématique, est la vérité.
On si l’on veut décrire le réel, on doit osciller entre généralité, le concept de ce que je souhaite décrire, et imprécision (puisque tout objet est unique, le décrire parfaitement et complètement de l’extérieur est impossible, et il est tout aussi impossible de couvrir la totalité des paramètres qui bornent son existence).
Donc il demeure impossible de décrire complètement le réel dans sa singularité.

Or l’irréductible impossibilité d’être exact, inhérente à toute description du fait et du réel, nous fait renoncer à la Vérité du principe d’identité pour accepter l’imprécision avec une marge d’incertitude sur la myriade de paramètres en jeu. C’est la latitude de l’espace d’incertitude qui ouvre à la qualification de "mensonge". Du mensonge humaniste par amour-attention (selon Vladimir Jankélévitch, in le Traité des vertus, 1949) jusqu’au mensonge de fuite de la réalité pour ne pas voir-endurer la cruauté de sa vérité, le mensonge se résume à une proportion variable d’exactitude dans le processus de dédoublement du réel, une construction intellectuelle qui se révèle parfois, voire souvent, plus plausible et vraisemblable que la réalité parfois si apparemment irrationnelle qu’elle en deviendrait peu crédible.
La vérité accessible à l’entendement humain n’est donc qu’un mensonge, une approximation de l’équation d’unicité et d’identité du monde sensible.

Donc, par analogie, une cybervérité, si elle devait exister, serait le niveau optimal de perception et d’appréhension du champ cyberinformationnel dans sa singularité. Dans sa réalité.
Paradoxe.
Car vous l’avez noté, et parfois commenté, le champ cyberinformationnel se trouve être le mème des mèmes, le même ultime. "Le nom sans objet [le mème] a fusionné avec l’objet sans nom [le champ cyberinformationnel]" (selon B.Jouxtel) où tous les phénomènes culturels s’hybrident et se dupliquent apparemment de manière autonome en une 2eme couche de lien social. On s’éloigne ici du concept d’unicité et de singularité. Et donc de la possibilité d’un cyberréel ou d’une cyberréalité (dont tout le monde sait qu’elle se distingue, justement, par son extrême polymorphie et sa facilité de recombination-labilité).

Donc, il ne semble pas pouvoir y avoir de cybervérité, pour cette 3eme raison, faute du prérequis de cyberréalité.

N’ayant pas encore terminé vos derniers ouvrages, je ne sais si vous avez continué de creuser la question de la mémétique et de sa familiarité avec le champ cyberinformationnel : je trouve par exemple troublant le caractère de la guerre dont Clausewitz nous rappelle que, échappant à la volonté fondamentale de l’homme et du stratège, elle semble douée d’une "vie propre". Or cela se trouve être la caractéristique même d’un mème, solution culturelle dont le porteur se trouve in fine dépossédé pour n’être qu’un catalyseur-concentrateur-agrégateur ad hoc.
Mais je crains de devoir prolonger cette dernière idée de façon plus soutenue et plus ennuyeuse, une prochaine fois.

Bien respectueuses salutations,
Colin./.

Egéa. Sur la désignation de l'ennemi, sa construction , je partage l'ensemble de vos commentaires à deux ou trois points. Tout d'abord parce que la "dialectique des volontés" suppose volonté, et dialectique. Donc, pas d'ennemis héréditaire mais un ennemi désigné, voire fabriqué. La difficulté, toutefois, c'est quand on n'a pas un ennemi mais plusieurs ou plus exactement des ennemis changeants. Lundi X, mardi Y, mercredi Z ou peut-être encore X. Je souligne évidemment le substrat girardien, utile mais toutefois pas aussi totalisant qu'il le prétend. Panoptique : Ben le mot est à la mode et j'avoue ne pas l'avoir beaucoup creusé. Ets-il si important qu'il en mérite l'effort, ou n'Est-ce qu'un effet des mots bobos en vogue ? Sur la vérité, je lis vos développements avec attention et intérêt. Oui, je suis resté à la périphérie, n'ayant pas réfléchi au centre du problème, qu'Est-ce que la vérité. Mais aussi, je ne suis pas philosophe, cher monsieur et cette question mériterait tellement d'efforts que parfois, lâchement, je me contente des périphéries.... Merci de votre fidélité toujours utile. Meilleurs vœux. OK
5. Le mercredi 31 décembre 2014, 03:23 par oodbae

Bonsoir,

Je me dois d'écrire ici que le principe d'inattribution évoqué dans le billet est précisément le point d'achoppement de mes élucubrations passées sur l'identité des robots.

Que nous sert il de posséder les automates les plus puissants si quiconque peut leur faire commettre les pires [cyber-]crimes en notre nom?

Cordialement.

egea : oui, je me souviens, vous aviez donné un long commentaire de je ne sais plus quel billet. Effectivement, les deux thèmes de l’identité et de la vérité se rapprochent. Chacun d'entre nous pressent que la vérité, comme l'identité, est une même si elle a plusieurs facettes.
6. Le mardi 6 janvier 2015, 13:04 par Colin L'hermet

Bonjour Docteur K.
Bonjour Oodbae.
Acceptez mes voeux les meilleurs en cette aube d'année nouvelle.

Nous faisons face à un problème simple.
Le principe d'identité veut que A=A.
Le seul réel de toute chose est son identité.
Or son identité est une irréductible unicité (il n'y a ni physiquement ni quantiquement deux amas de particules semblables occupant le même espacetemps).
Le souci est que cette égalité est tautologique et régulièrement tournée en ridicule.
"C'est mon avis et je le partage" comme le fait dire H.Monnier à M. Prudhomme en 1830.
Notre limitation consubstantielle à percevoir, intégrer et restituer notre environnement fait que nous recourons au langage (au sein duquel le malentendu est structurel selon Lacan) et aux concepts, donc à des généralités, pour décrire, comprendre et rendre intelligible cet environnement par nature unique.
Nous sommes donc condamnés à faire de l'approximation du réel. Ce que nous appelons notre, ou nos, réalités.
Ceci étant dit, l'identité étant fondée sur l'unicité essentielle, toute identité discursive demeure une approximation asymptotique de cette identité primale.
La vérité suit le même chemin : elle participerait de l'énoncé au plus juste de l'identité et de l'unicité du donné-réel.
De ce fait elle est inaccessible dans sa totalité.
La cybervérité se confond avec la cyberidentité.
Donc il n'y a pas plus de cybervérité que de cyberidentité. CQFD.
Mais cette incomplétude ne doit pas nous dissuader de l'approcher-approximer au plus près.
Là encore, c'est "seulement", si l'on ose dire, de la finesse du capteur que nos législateurs devront discuter dans les dispositions qu'il nous faudra arrêter pour encadrer au mieux les usages qui accompagnent le maillage toujours plus dense des outils qui exploitent le champ cyberinformationnel.

Allez, paraphrasons G.Leroux (in Le Mystère de la Chambre Jaune, 1907), J.Cocteau (in Les dames du bois de Boulogne, 09/1945) ou encore P.Reverdy et postulons que "il n'y a pas de cyberidentité, il n'y a que des preuves de cyberidentité".
A nous de déterminer-choisir lesquelles seront à retenir à charge et à décharge./.

Et encore une bonne année,
CL'h./.

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