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Introduction à la cyberstratégie (fiche de lecture)

La revue en ligne de sicences sociales spécialisées sur les questions de défense et de sécurité, Res Militaris, a publié, dans son numéro d'été (vol 6, n°2, été-automne 2016) une fiche de lecture à mon Introduction à la cyberstratégie (et de sa deuxième édition). Je la reproduis ci-dessous. Elle est écrite par Pauline Deschaux-Dutard, maître de conférence à l'université de Grenoble.

Dans nos sociétés en réseau, le cyberespace en son acception la plus large est devenu ces dernières années un enjeu critique, au point que nombre d’experts y voient le cinquième espace de conflictualité, y compris de conflictualité militaire. Les attaques cybernétiques à l’encontre de l’Estonie en 2007 et de la Géorgie en 2008, de même que le scandale Wikileaks plus récemment, démontrent combien le cyberespace pénètre l’ensemble de nos univers sociaux aujourd’hui.

Sa dimension stratégique fait l’objet d’une littérature internationale croissante, où la part des publications francophones reste en léger retrait par rapport à la production anglophone.

Au sein de cette littérature, la cyberstratégie constitue encore dans le paysage français une niche dominée par quelques auteurs, dont Olivier Kempf est sans doute le plus emblématique.

Cette position de niche s’explique par l’histoire du champ : le débat autour du cyberespace et de ses dimensions sécuritaires a d’abord pour l’essentiel porté sur les questions liées à la cybercriminalité, avant de s’élargir au thème de la cybersécurité puis, à partir du milieu des années 2000 seulement, aux questions de cyberguerre et de cyberstratégie (1).

Ces dernières font l’objet de blogs spécialisés, pour la plupart fédérés dans le cadre d’une expérience collaborative entre 2009 et 2014, l’Alliance géostratégique, webzine de référence utilisant l’outil de prédilection des chercheurs travaillant sur le cyberespace et les défis qu’il soulève en matière de sécurité et de défense : l’outil Internet (2).

L’ouvrage présenté ici s’insère ainsi dans une littérature française encore restreinte (3) reposant sur la production de quelques spécialistes - clefs du cyberespace en sciences sociales (notamment Daniel Ventre, Bertrand Boyer, François Huyghe et l’auteur lui-même), même si de plus en plus de chercheurs sont amenés à s’intéresser, au moins de façon transversale, au cyberespace dans le cadre de leurs recherches en droit international, relations internationales et science politique. (4)

Si l’ouvrage d’Olivier Kempf, docteur en science politique, chercheur associé à l’IRIS et directeur de publication de La Vigie, se présente comme une Introduction, il va en  réalité au-delà de ce projet d’introduire à la cyberstratégie. Cette édition est en fait la réédition d’un premier ouvrage publié en 2012 sous le même titre dans la collection “Cyberstratégie” des éditions Economica. Elle ajoute à la première version trois chapitres consacrés respectivement à un court historique de la cyberguerre (chapitre 7), aux cyberconflits étatiques (chapitre 8) et au cas de la cyberstratégie en France (chapitre 12).

L’enjeu du livre est d’entrée clairement exprimé par son auteur : donner des bases solides pour comprendre comment le cyberespace constitue un espace stratégique et quel type de stratégie y semble le plus adapté. À cette fin, Olivier Kempf propose d’abord une définition du cyberespace : espace technique, humain et social, “où des acteurs de tous types agissent, dialoguent mais aussi se confrontent ” (p.6).

Il tire de cette définition les éléments de base de toute pensée stratégique : outre un espace, des acteurs et des motifs de conflit, en s’appuyant sur la définition de Beaufre selon laquelle la stratégie constitue “l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits ” (ibid.). Dès lors, pour l’auteur, “la cyberstratégie constitue ainsi la partie de la stratégie propre au cyberespace, considéré comme un milieu conflictuel où s’opposent différents acteurs (États, groupes, individus)” (p.7). Une fois posés ces éléments de définition, l’ouvrage analyse les caractéristiques du cyberespace dans un chapitre introductif où le profane découvre qu’il est loin de se limiter au seul Internet. Le cyberespace se compose en effet de trois couches : matérielle (réseaux de communication et infrastructures leur permettant de fonctionner), logique et informationnelle.

Suivent deux parties consacrées, l’une aux facteurs stratégiques (chapitres 2 à 6), l’autre aux dispositifs stratégiques (chapitres 7 à 12). La première, relativement descriptive et parfois touffue, détaille tout d’abord ce qui constitue la spécificité stratégique du cyberespace : ses lieux (chapitre 2), les représentations dont il est l’objet (chapitre 3), ses spécificités en tant que théâtre de conflit (chapitre 4), ses temporalités (chapitre 5), et les acteurs multiples qui le peuplent, du citoyen aux États, en passant par les groupes cyberterroristes (chapitre 6).

Plus analytique, la seconde partie précise les moyens stratégiques à déployer dans le cyberespace, en partant d’une brève histoire de la cyberguerre et des cyberconflits récents entre États (chapitres 7 et 8). Sont ensuite présentées les attitudes et postures stratégiques, avec notamment (au chapitre 10) un intéressant parallèle avec la dissuasion nucléaire. Cette seconde partie se termine par un état des lieux de la cyberstratégie en France, qui conclut que le cyberespace est au cœur des problématiques de souveraineté.

Le livre se clôt par une conclusion synthétique et des annexes qui viennent pertinemment illustrer le propos. Au terme de la lecture de cette Introduction à la cyberstratégie, le lecteur retiendra que le cyberespace constitue une espace stratégique complexe, à la fois autonome et imbriqué dans les autres espaces stratégiques, ce qui appelle les stratégies d’aujourd’hui et plus encore de demain à faire preuve d’inventivité dans la mesure où les modèles antérieurs ne peuvent au mieux que partiellement s’appliquer à lui. Cela est d’autant plus vrai qu’une des règle principales de la cyberstratégie doit composer avec le principe d’inattribution : il est aujourd’hui très difficile, voire souvent impossible, de désigner clairement l’auteur d’une cyberattaque ou d’une cyberagression, contrairement au cas d’une attaque armée conventionnelle ou d’une frappe nucléaire.

Pour Olivier Kempf, le domaine ne peut donc être appréhendé qu’au travers de nouveaux paradigmes stratégiques et la cyberstratégie ne saurait importer directement les concepts développés en matière de stratégie classique, qu’ils soient liés à la guerre conventionnelle, révolutionnaire ou nucléaire. La lecture de cet ouvrage est d’un grand intérêt et retient l’attention, même si certains passages denses auraient mérité d’être plus rendus intelligibles pour le profane (notamment dans les chapitres consacrés aux caractéristiques du cyberespace). Elle est également indispensable pour saisir les nombreux défis non seulement stratégiques, mais plus largement sociétaux, que soulève l’espace cybernétique. En outre, le lecteur y trouvera une somme complète, bien informée, lui permettant de s’armer conceptuellement en vue de creuser plus avant tel ou tel aspect de la cyberstratégie.

L’ouvrage peut également être perçu comme un outil d’aide à la décision pour les acteurs en charge de questions stratégiques au sein de l’appareil d’État. Le cyberespace constitue en effet un défi politique autant que militaire puisqu’il fait intervenir une pluralité d’acteurs situés à des niveaux multiples, ce qui caractérise une notion pourtant absente de l’ouvrage : celle de gouvernance. Mais comme l’auteur l’indique dans sa conclusion, ce livre n’est “qu’une introduction à une discipline en pleine expansion ”, qui appellera à n’en pas douter au dialogue avec d’autres concepts de science sociale, et d’autres démarches méthodologiques, comme une sociologie fine des acteurs de la cyberstratégie.

Delphine Deschaux-Dutard

Maître de conférences en science politique,

Université Grenoble Alpes

1 Cf. notamment Olivier Kempf, « Cyberstratégie à la française », Revue Internationale et Stratégique, 2012/3, pp. 121-129.

2 Cf. son site: www.alliancegeostrategique.org.

3 On indiquera ,parmi les ouvrages français les plus pertinents traitant de cyberstratégie, les ouvrages suivants : Stéphane Dossé & Olivier Kempf (ss. dir.),“Stratégies dans le cyberespace”, Cahiers Alliance géostratégique, n°2, septembre 2011; Bertrand Boyer, Cyberstratégie, l’art de la guerre numérique, Paris, Editions Nuvis, 2012 ; Daniel Ventre, Cyberespace et acteurs du cyberconflit, Paris, Lavoisier, 2011 et du même auteur, Cyberattaque et cyberdéfense, Paris, Lavoisier, 2011;Stéphane Dossé, Olivier Kempf & Christian Malis, Le Cyberespace. Nouveau domaine de la pensée stratégique, Paris, Economica, 2013.

4 Cf . notamment, en droit international public , les travaux récents de Karine Bannelier-Christakis

 

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