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Les chantiers à risque de MBS : le duel des alliés d'hier

Je suis heureux de publier ce texte du Professeur Mekkaoui qui nous éclaire sur les tensions intérieures saoudiennes. Le retour à l'histoire, le rappel des guerres civiles et le questionnement de la réforme religieuse sont des apports nécessaires à la réflexion. Un grand merci à lui. OK

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La société saoudienne est actuellement très perturbée ; comme en témoignent les réactions mitigées des Saoudiens au feuilleton de la campagne anti-corruption. En effet, cette démarche largement médiatisée, ayant touché plusieurs personnalités civiles et militaires très proches de la famille des Al-Saoud, n'a pas été applaudie comme attendu par l'ensemble de la population.

DÉCOMPOSITION OU SURSAUT DES AL-SAOUD ?

Les Saoudiens considèrent que le jeune Royaume, crée en 1932 par le Roi Abdelaziz Al-Saoud, court plusieurs risques dont la guerre civile et l'éclatement. Selon certains observateurs, l'opération mains propres n'est qu'un leurre visant à cacher les véritables dissensions internes et les véritables défis externes. Ces nombreux clivages touchent toutes les structures sensibles de l'État, structures qui elles-mêmes pourraient devenir un grand chantier à risques... Les informations en provenance de Riyad et des Lieux Saints alimentent cette inquiétude croissante et présagent d'une décomposition possible de l'Arabie Saoudite à moyen terme, car ces chantiers sont multiples et interdépendants.

Le bouleversement a commencé avec l'annonce du changement dans l'ordre de succession en violation de la charte fondamentale du Royaume Saoudien. Dès lors ce conflit interne et propre à la famille royale apparaît au grand jour contrairement à l'habitude. Chaque prince tente de se positionner en faisant bouger ses réseaux locaux et leurs ramifications internationales. Cette situation inédite suscite un certain désordre dans la Monarchie, d’autant plus que la majorité des princes, fils du roi fondateur du Royaume, ont exprimé leur désaccord, voire leur désarroi, avec leur frère le roi Salman et son fils Mohamed, le nouveau prince héritier. Huit des onze fils du roi Abdelaziz soupçonnent le clan des Al-Salman de provoquer le désordre au moyen de la quatrième guerre du Yémen, la rivalité avec l'Iran, l'embargo du Qatar, sans oublier l'engagement Saoudien en Syrie et au Bahreïn, afin de consolider du pouvoir politique, religieux et économique.

Ces princes, puissants financièrement et médiatiquement, revendiquent leur opposition ouverte au clan du Roi actuel et appellent à son retrait et à son remplacement par leur frère le prince Ahmed Ibn Abdelaziz né en 1942. À cet effet, ils se manifestent souvent dans les réseaux sociaux et les médias américains en propageant l'idée selon laquelle l'interventionnisme de MBS dans plusieurs théâtres d'opération a contribué à l'affaiblissement des Saoudiens et à la décadence de l'Arabie Saoudite en tant que puissance régionale. Cette stratégie de la tension initiée par le Prince Héritier MBS sème le trouble dans les esprits des Saoudiens. Leur inquiétude s’accroît quand ils se rappellent que la dynastie des Al-Saoud était déjà disparue en 1871 à cause du conflit interne entre frères et cousins (alors, certaines factions wahhabites de l'époque avaient contribué à ces dissensions). L'autre élément qui préoccupe les Saoudiens est la décapitation de l'État-Major de l'Armée Blanche appelée la Garde Nationale. Cette Armée endoctrinée et lourdement armée est constituée de bédouins volontaires représentants toutes les tribus saoudiennes. Sa principale mission est de défendre le régime et de protéger l'idéologie wahhabite (100 000 hommes environ). Enfin, la refonte de tous les services du renseignement et de sécurité, autrefois efficaces dans la diplomatie secrète et religieuse (prosélytisme), constitue un autre élément à considérer. Ainsi les services de sécurité ont été fragmentés et ne sont plus sous les ordres d'un seul commandant, généralement un prince de haut rang.

RETOUR A L’HISTOIRE : LE SYNDROME DE LA GUERRE CIVILE

Il faut ici rappeler que la Garde Nationale, actuellement engagée au Yémen, au Bahreïn et sur la frontière avec le Qatar (bouclier), est l’héritière des Ikhwans (fratrie ou frères), milices wahhabites créées en 1906 par les Imams descendants du Sheikh Mohamed Ibn Abdelwahhab afin de conquérir toute la péninsule arabique selon le pacte scellé entre les deux familles en 1744 (Al-Saud & Al-Sheik). Les Ikhwans (les frères) étaient des jeunes aguerris et bien endoctrinés et dont la majorité était originaires de la province de Nejd. Ces wahhabites étaient les soldats de la première armée Saoudienne, très proche du modèle Taliban. Leur motivation religieuse avait facilité la conquête de la totalité du pays sous domination ottomane. Mais l'alliance entre les deux clans ne va pas durer longtemps à cause de l'intégrisme de cette milice hanbaliste . Elle a pourtant réussi à construire 200 colonies et rêvait de la création d'un califat selon le modèle des temps idylliques de l'islam. Ce projet était à l'opposé de l'agenda de leur chef politique Abdelaziz Al- Saoud qui de son côté visait la création d'un royaume familial Saoudien.

Ce différent fondamental entre les deux parties provoqua la deuxième guerre civile durant une décennie (1920/1930). En fait, ce schisme était prévisible et il continue toujours à se manifester sous des formes diverses. Ce sont deux visions politiques et dogmatiques contradictoires et antinomiques entre les deux piliers du pouvoir saoudien. C'est grâce à l'appui de l'armée britannique en 1924, et notamment à son aviation, que les insurgés wahhabites considérés par les États voisins comme dangereux et détestables ont été défaits et décimés dans le désert et leurs chefs décapités. C'est la première révolte armée sérieuse des wahhabites contre leurs alliés les Al-Saoud... L’épisode constitue aussi la deuxième guerre civile Saoudienne qui menaça de disparition à l'époque les Al- Saoud...

Suite à ce bras de fer sanglant, la composante wahhabite recula tactiquement selon les principes de la Taqîya, (dissimulation), mais elle avait toujours gardé à l'esprit le sentiment de vengeance contre ses alliés, les Al-Saoud, ce qui explique plusieurs tentatives de prendre le pouvoir politique des mains de leurs princes saoudiens, considérés comme pervers, corrompus et agents des mécréants. Ainsi la rébellion des Ikhwans Wahhabites de des années 1920 fut suivie par une série de révoltes, notamment celle de 1960 lorsqu’ils forcèrent le roi Saoud Al-Kebir à abdiquer du trône et à s’exiler en Grèce. À l'époque ils avaient affiché leur rejet de toute innovation moderne et leur opposition à toute présence étrangère non musulmane sur la Terre Sainte de l'islam.

La pensée wahhabite, dans sa dimension extrémiste, développée par sa frange fanatique et sectaire, imagine toujours un projet de renversement des Al-Saoud, y compris par la force et la violence, afin d'établir à leur place une république islamique selon le modèle Taliban. Cette idéologie maximaliste s'est manifestée violemment en 1979 à l'occasion de l'attaque de la grande mosquée de la Mecque par le commando de Juhayman Al-Otaibi suivie par la création d'Al-Qaïda par Oussama Ben Laden en 1980. Les deux événements divisent encore les Saoudiens demeurés conservateurs dans leur majorité. Nous croyons que les 70% de la population des moins de 30 ans ne sont pas tous progressistes... Cela montre que les Ikhwans Wahhabites continuent encore à encadrer la société en amont et en aval et à s'impliquer d'une manière substantielle et directe dans plusieurs conflits de faible intensité. Ils ont même réussi à s'implanter sous forme de cellules dormantes dans les cinq continents grâce à la Ligue Islamique Mondiale et à des milliers d'associations caritatives.

Le "Printemps Arabe " fut pour les extrémistes religieux saoudiens une occasion idéale pour multiplier leurs interventions en hommes et en argent... En effet, 5 000 jeunes Saoudiens furent envoyés en Syrie, en Irak et ailleurs pour contrecarrer les révolutions à visée progressiste. Leur doctrine ne s’est pas affaiblie, contrairement à la propagande des dirigeants Saoudiens qui affirme véhiculer un islam modéré que nous appelons "islam d'exportation" ! Or, les jeunes djihadistes qui reviennent en Arabie Saoudite constituent une menace réelle pour les chantiers à risque lancés par MBS, principalement son projet de moderniser la société en fondant un islam modéré et acceptable par la Communauté internationale.

LE PROJET DE RÉFORME RELIGIEUSE

Pour plusieurs érudits sunnites, la réforme religieuse lancée avec précipitation et sous pression étrangère aurait des conséquences désastreuses sur les Al-Saoud. Ce champs de révision des exégèses est très complexe voire mortel, car il pourrait être l'étincelle déclenchant une explosion non maîtrisée... En effet, ces conservateurs religieux accusent ouvertement MBS de trahison des préceptes de l'islam et de vassalité vis-à-vis de l'Occident. À ce sujet, nous croyons que les wahhabites enrichis par la rente du pétrole représentent la véritable menace pour le grand chantier initié par MBS, ce qui pourrait sans aucun doute avoir des conséquences graves sur les autres chantiers en cours y compris sa "Vision Économiques 2030".

Selon plusieurs islamologues musulmans, la révision de l'islam sunnite est accueillie par un silence éloquent des religieux wahhabites et un rejet visible de la part des Saoudiens... En effet, sous le conseil des Américains, le Roi Salman Ibn Abdelaziz Al-Saoud a promulgué le 18 octobre 2017 une loi dite "historique et audacieuse", loi visant la création à MÉDINE d'une Institution Internationale dont les missions fondamentales seraient la révision totale de la Sunna, deuxième source de législation après le Coran en Arabie Saoudite, le nettoyage de la Sîra et toutes les références sacrées accréditées par le sunnisme.

Cette refonte globale des textes sacrés est conçue comme la réponse politique saoudienne aux détracteurs Chiites iraniens accusés d'idolâtrie et de générateurs du terrorisme. Cette remise à plat des textes sacrés signifie aussi la révision des recueils de tous les exégètes sunnites évoquant les paroles et les comportements du Prophète Mohamed, (tradition ou Sunna). Cela concerne les deux Sahihs d'Al-Boukhari et de Muslim ainsi que la biographie du Messager de Dieu écrite par 'ibn Hicham... Ces références considérées comme sacrées en islam sunnite feront l'objet de la réforme conduite par des savants étrangers choisis dans les quatre coins du monde. Le nouveau Centre Théologique tentera d'expurger la Sunna de toutes les contradictions, les erreurs, principalement les faux hadiths, les hadiths faibles ou posés, consciemment ou inconsciemment, dans les exégèses depuis la mort du Prophète Mohamed.

Déjà le roi Fayçal en 1970 avait initié la première expérience de révision en désignant pour cela le savant Nasr-Addine Al-Albani, théologien hanbalite modéré d'origine albanaise... Selon le prince héritier MBS, cet événement est considérable car il concernera les hadiths portant atteinte à l'image du Prophète Mohamed et à ses successeurs et ceux incitant à la violence et au terrorisme, incompatible avec l'esprit du Coran. La provenance de cette désinformation religieuse (visant l'islam sunnite, selon MBS) vient de Qom (Iran) et de Najaf (Irak), deux villes saintes du Chiisme duodécimain, l'ennemi historique du sunnisme.

D'après des experts de l'Arabie Saoudite, l'initiative du Roi Salman mine les fondements même du hanbalisme, doctrine politique et religieuse de l'État saoudien et sa raison d'être. Pour faire passer cette réforme, le Roi et son fils la situent dans le prolongement naturel de leur conflit larvé contre les Iraniens, le Hezbollah et les Houtis appelés nazis et zoroastriens...

RÉACTION MITIGÉE DES AL-SHEIK À LA RÉVISION DES EXÉGÈSES

Dans cette perspective, le silence des Al-Sheik, descendants de l'imam Mohamed Ibn Abdelwahhab, demeure inexpliqué, eux qui se considèrent les gardiens du Temple et les associés légitimes au pouvoir et non de simples fonctionnaires, et ce depuis le pacte de 1744. Les alliés des Al-Saoud paraissent réticents et cachent mal leur colère concernant cette réforme religieuse, d'autant plus que la révision fut attribuée à des savants étrangers non hanbalites. D'ailleurs plusieurs d'entre eux sont incarcérés. Beaucoup d’oulémas saoudiens se sentent dépassés et marginalisés par le pouvoir politique incarné par MBS, le jeune prince ambitieux...

Pour les religieux wahhabites, rien ne doit se faire sans leur consentement, surtout s'il s'agit d'une reforme religieuse qui fait partie de leurs missions ancestrales. Ils se considèrent comme les véritables gardiens des Lieux Saints et de l'islam orthodoxe qui est le Hanbalisme. À noter que de nombreux hadiths objet de réflexion sont l'œuvre du fondateur de la troisième École de Pensée de l'islam, Ahmed Ibn Hanbal et retravaillé par Ibn Tammiya et mis en application par Ibn Abdelwahhab...

Pour plusieurs théologiens saoudiens, il est impossible de réussir ce chantier épineux dans le temps record, dix ans paraît-il, envisagé par les experts du Sénat américain. Plusieurs observateurs croient que la loi promulguée le 18 octobre 2017 vise en fait la dissolution graduelle du wahhabisme représenté par l'institution religieuse et sa police des mœurs. En effet, les religieux du Haut Conseil des Oulémas, dont la majorité est wahhabite, coiffent plusieurs secteurs de la société saoudienne : la Justice, la Culture, les Médias, l'Éducation Nationale, la Garde Nationale et la Diplomatie, etc. Ainsi nous voyons que la purge globale a touché un champs très large de la société connue pour son conservatisme et sa religiosité. Cette réforme de la Sharia dictée d'en haut et supervisée par les alliés Américains est un événement considérable, mais il pourrait avoir des conséquences funestes sur la stabilité du pays et sur la cohésion de la société.

La désignation d'un savant wahhabite considéré comme modéré à la tête de ce Centre Religieux, chargé de la révision de la Sunna, ne contient pas le silence et le scepticisme des Oulémas saoudiens. Dans ce cadre, nous rappelons que Khomeiny a accédé au pouvoir en 1979 grâce au mécontentement des commerçants du Bazar et à la colère des paysans, accablés par des mesures financières lourdes. C'est dans ce grand sillage, que les Saoudiens se rappellent encore de l'attaque de la mosquée Al-Haram par le groupe de Juhayman Al-Otaibi en 1979, attaque d'envergure qui risqua de faire chuter le régime de Al-Saoud, et de diviser la société. À l'époque l'Armée Blanche salafiste dans sa majorité refusa d'intervenir dans la Mosquée Sacrée. Parallèlement il est probable que le danger peut venir aussi des 5000 jeunes saoudiens aguerris chez DAECH et consorts, instrumentalisés à l'origine par leurs commanditaires wahhabites.

LA REVISION N'ERADIQUERA PAS LE FANATISME

La révision des exégèses d'Al-Boukhari et Muslim est une bonne initiative que nous applaudissons, mais elle n'est pas la priorité, car elle survient dans un contexte compliqué à tous les niveaux. Ses objectifs n'éradiqueront pas le terrorisme mais ils accentueront les crises en menaçant la cohésion de la société déjà programmée par le wahhabisme depuis trois siècles environ. Signalons aussi que la purge politique et financière a été suivie par une répression contre les icônes du wahhabisme les plus populaires de l'Arabie Saoudite dont le plus célèbre Mohamed Laarifi que nous considérons plus dangereux que Abu Bak Al Bagdadi...

En conclusion, la société Saoudienne tremble à cause de ces changements accélérés. Elle aurait souhaité que les Al-Salman ouvrent les chantiers de l'Éducation Nationale, de la Justice, de la Culture et des Médias, chantiers urgents car les plus gangrenés par le Salafisme, au lieu de s'attaquer frontalement aux religieux et à la révision de la Sunna qui aurait dû être l'œuvre de l'Organisation de la Conférence Islamique, et cela au nom de tous les États musulmans. Les Saoudiens n'ont pas le monopole de l'islam : c'est le patrimoine commun de tous les musulmans !

Docteur Abderrahmane Mekkaoui, professeur à ‘l’Université de Casablanca, professeur associé à l’université de Dijon.

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