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Du modèle expéditionnaire

Voici un billet que j'avais écrit en février 2016 et jamais publié. Il est intéressant parfois de relire ses textes publiés autrefois, mais ce n'est pas mal non plus de publier des textes écrits autrefois. Source

Régulièrement, les stratégistes débattent de concepts qui marquent le moment. Il y a ainsi des centres d’intérêt qui se succèdent. On pourrait y voir une mode mais il s’agit plutôt de thèmes structurant la discussion, toujours relié, d’une façon ou d’une autre, à l’actualité. Ce lien entre recherche théorique et réalités du terrain n’est pas critiquable pour une science humaine qui ne peut s’adonner à l’expérimentation empirique.

Théoriser le réel est logiquement le quotidien de telles spéculations, cherchant à comprendre les nouvelles façons de faire la guerre (or, celle-ci ne disparaissant pas, elle ne cesse de muter et d’appeler de nouvelles interprétations, sans même parler des évolutions technologiques) mais aussi à proposer de nouvelles pistes pour obtenir l’avantage.

Nous eûmes ainsi la révolution dans les affaires militaires puis la contre-insurrection. Ces temps-ci, on débat plutôt de guerre hybride ou d’A2/AD (anti access/area denial) pour décrire qui les actions russes en Ukraine, qui les poussées chinoises en mer de Chine (et désormais, les avancées maritimes russes en Baltique, mer Noire voire méditerranée orientale). Par ailleurs, chacun note une « fatigue expéditionnaire » notant que l’Irak, l’Afghanistan ou même la Libye n’ont pas donné satisfaction aux Occidentaux. Chacun de ces trois exemples pourrait bien sûr être nuancé mais force est de constater la conséquence politique de ces expériences : le moindre engagement opérationnel à l’extérieur, hormis quelques interventions aériennes ou maritimes, comme celles menées par la coalition contre l’EI en Irak et Syrie ou l’opération maritime anti-piraterie au large de la Somalie.

D’une certaine façon, cela constitue le trait dominant de la posture stratégique de Barack Obama, dont j’ai proposé une interprétation dans un article sur « l’indirection de la guerre ». Tout se passe au fond comme si le président américain avait conclu à l’inefficacité de l’outil militaire, hormis quelques frappes indirectes. Car l’expédition s’entend, dans l’esprit commun, comme l’envoi de troupes au sol afin de contrôler un territoire (et donc de favoriser un effet politique). C’est d’ailleurs cet axiome qui préside à l’approche américaine en Syrie à l’automne 2015. Devant l’arrivée de troupes russes à Lattaquié puis le développement d’un soutien appuyé aux forces syriennes, le gouvernement américain a probablement parié sur l’enlisement russe dans la zone, un nouvel Afghanistan qui avait laissé des souvenirs douloureux tant aux Américains qu’aux Russes. Autrement dit, pour Washington, cet engagement russe en Syrie était une bonne nouvelle puisqu’il allait engluer l’armée russe dans un bourbier sans fin.

Hors, ce n’est pas ce qui s’est passé, bien au contraire. L’armée russe a apporté bien sûr quelques moyens lourds, et notamment une suprématie aérienne massive, précise et destructrice. Elle a aussi donné quelques moyens terrestres (canons mais aussi chars). Elle a surtout apporté une capacité de C2, c’est-à-dire de planifier et d’exécuter des opérations combinées, dans la durée, donnant donc une tonalité systématique à une guerre qui était, de part et d’autres, brouillonne et insurrectionnelle, fondée sur des milices s’affrontant ici et là sans réel plan d’ensemble.

Au résultat, l’engagement russe compterait 5000 hommes et ne coûterait pas si cher, pas assez en tout cas pour saigner des finances russes par ailleurs contraintes. Autrement dit, à moindre coût, l’expédition russe peut tenir. Elle peut surtout gagner. Après une première phase de la campagne qui a été stabilisante, puis quelques grignotages ici et là, de plus en plus conséquents (voir la reprise des confins de la province de Lattaquié), elle a opéré une percée décisive au nord d’Alep qui constitue probablement le tournant stratégique de la guerre. Désormais, les forces syriennes semblent en mesure de l’emporter, réduisant d’abord l’opposition modérée (Alpe, Deraa), puis réduisant les islamistes autour d’Idlib avant enfin de se tourner contre l’EI.

Bien d’autres facteurs expliquent ce succès et nous y reviendrons quelque jour. Il reste que la supposition de Barrack Obama s’avère erronée : le modèle expéditionnaire en tant que tel n’est pas condamné, l’outil militaire réussit encore à produire des effets politiques. Il y faut certes des conditions et une volonté, mais démonstration est faite que l’emploi de la force armée n’est pas, n’en déplaise aux sceptiques, condamné à l’échec. En revanche, cela invalide certainement un certain modèle de guerre expéditionnaire. Constatons que si les Américains échouent, les Russes (ou les Français au Mali) réussissent quant à eux à y trouver des succès.

O. Kempf

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