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Supprimer le liquide

Voici le texte de ma chronique parue dans le dernier numéro de Conflits, consacré au Brésil.

C’est une musique lancinante, qui revient sans cesse malgré la réticence des commentateurs : il faudrait cesser les paiements en liquide, officiellement pour lutter contre la criminalité organisée et le terrorisme. Les plaies du moment ont bon dos, car beaucoup soupçonnent en fait des puissants, qui ne sont pas ceux qu’on croit, avoir bien d’autres desseins.

Certes, l’argent liquide est parfait pour la fraude fiscale : voici un instrument de paiement légal et anonyme ! Bannir l’argent liquide, c’est donc le rendre illégal et empêcher l’anonymat. L’anonymat, voilà l’ennemi.

C’est d’abord l’ennemi des gouvernements, puisque le liquide permet allégrement la fraude fiscale. Ceci explique la décision surprise, en novembre 2016, du gouvernement Modi (Inde) de démonétiser les coupures en circulation. Le liquide permet de thésauriser en monnaie étrangère, ce que font les Vénézuéliens (pour contrer l’hyperinflation) et qui a donc incité le président N. Maduro à mettre en place une nouvelle monnaie. A chaque fois, un système économique profondément altéré.

D’autres motifs sont à l’œuvre : tout d’abord, l’épuisement des politiques « d’assouplissement quantitatif » qui sont à l’œuvre depuis dix ans pour lutter contre la crise financière. Or, ces facilités monétaires suscite l’accumulation de liquidité, ce qui ne suffit plus. Il faut donc aller plus loin dans l’endettement général en passant par les taux négatifs, notamment sur l’épargne. Le cash protège contre cette politique. Supprimons le cash, on pourra taxer l’épargne ! On pourra surtout verrouiller tout le fonctionnement de l’économie « si besoin s’en faisait sentir », comme quand la Grèce avait restreint l’accès au cash, en 2015.

Autres puissants intéressés : les géants du numérique qui déjà scrutent nos comportements et pourront, si nous sommes obligés de passer au tout électronique, observer vraiment tout ce que nous faisons.

L’absence de cash et donc le passage à une monnaie exclusivement électronique sont finalement de profondes menaces envers notre démocratie. Les technophiles mentionnent l’hypothèse de monnaies alternatives, fondées par exemple sur les blockchains (bitcoin, éthereum) : mais ces monnaies sont déjà justement surveillées par les autorités et en passe de devenir illégales.

Voici donc des intérêts autrement plus puissants, ceux de l’alliance entre Wall Street et la Silicon valley, qui se conjuguent contre le liquide. La thématique sécuritaire habituelle (lutte contre le terrorisme ou la criminalité armée) ne fera pas oublier que la NSA travaille surtout pour l’espionnage économique. Cela doit nous inciter à payer en liquide, manière pratique de défendre nos libertés quotidiennes : le liquide est aussi pratique que la carte bleue et surtout, il permet encore une qualité aussi rare que l’air pur à Pékin : l’anonymat !

O. Kempf

Commentaires

1. Le vendredi 16 novembre 2018, 10:37 par Davy Cosvie

Dans les années quatre-vingt-dix, la BCE préparait l'€uro. Les discussions techniques sur cette question étaient plus difficiles à suivre pour nous citoyens – ou même à en connaître seulement l'existence – qu'ils ne le seraient maintenant parce que la Toile était beaucoup moins développée qu'aujourd'hui. Pourtant je crois me rappeler qu'un débat sérieux mais discret avait eu lieu sur l'éventualité de créer un billet de mille €uros.
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Le débat opposait les technocrates aux décideurs de la démocratie représentative : les technocrates ne voulaient pas du billet de mille pour les motifs de maîtrise et de contrôle des flux comme vous le dites ; au contraire les représentants de la démocratie représentative en voulaient, sans dire vraiment pourquoi. Leurs motifs étaient probablement mauvais, parce qu'ils n'étaient pas communiqués au public. Finalement, la plus forte coupure en €uro ce fut, et c'est encore aujourd'hui, le billet de cinq-cents.
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Mais l'affaire ne s'arrête pas là : la disparition du billet de cinq-cents est maintenant programmée. https://www.lesechos.fr/04/05/2016/...
Je vais donc faire un peu de mauvais esprit. Une assertion "politiquement incorrecte", c'est à la mode : les valises de billets, qui ne pourront transporter que des coupures de deux-cents euros au maximum, vont devenir plus grosses ou plus nombreuses. Si l'on rapproche ce fait des financements politiques clandestins, parce que c'est une pratique maintenant avérée, l'on s'explique les réticences de la démocratie représentative à accepter les préconisations technocratiques sur la diminution de la valeur des coupures d'argent liquide.
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L'on peut être sûr que l'argent liquide ne disparaîtra pas tant que nous serons sous le régime de la démocratie représentative, « le régime des partis ».

2. Le vendredi 16 novembre 2018, 11:08 par L'opinion du héron

« Olivier Kempf s'interroge au sujet du liquide. Je suis sûr que tu as une opinion là-dessus.
– Évidemment : je passe mes journées à observer la rivière. Le liquide, c'est mon garde-manger, c'est l'endroit qui contient des grenouilles et des poissons. Je ne vois vraiment pas comment l'on peut s'interroger. »
Mon copain le héron de l'Erdre était perché sur le toit de sa péniche habituelle et je lui avais posé la question en passant à sa hauteur sur le petit Pont Saint-Mihiel. Bref : tout était normal ce matin-là, y compris notre conversation.
Sauf que nous ne parlions pas de la même chose. Il fallait que je dissipe le malentendu : « mais non, ce qu'on appelle 'le liquide', c'est la monnaie, l'argent. Je t'en ai déjà parlé.
– Ah oui, les pièces et les billets... Mais tu m'as dit que c'est du papier ou du métal ! Pourquoi dites-vous que c'est liquide ?
– Façon de parler.
– Comme quand vous dites 'prendre la plume' pour dire 'écrire'. Vous êtes vraiment compliqués, vous les TGC avec vos Trop Gros Cerveaux. Le Grand Patapon n'a pas été très sympa avec vous, je trouve, quand il a créé le monde.
– Si, si : on s'habitue très bien à être des TGC. Du moins la plupart d'entre nous s'habituent à cette complication obligatoire. Ton Grand Patapon avait certainement son idée en nous créant comme ça.
– Certainement. »

Il se tait un moment. Il semble réfléchir à l'infinie sagesse de son Grand Patapon mais pas du tout : il se jette sur une grenouille qui a commis l'imprudence de vouloir respirer puis, aussitôt avalée il revient à son poste et reprend : « excuse-moi, je devais faire accomplir à cette grenouille le destin qui lui a été assigné par le Grand Patapon.
– C'est-à-dire ?
– Nourrir les hérons. Sinon les grenouilles ne serviraient à rien, 'faut être logique. »
Je ne dis rien : je ne conteste pas sa logique car elle est quasi-religieuse et l'expérience m'a appris que les religions, il faut les admettre et non les discuter. Il me relance : « alors c'est quoi, la question au sujet de votre liquide ?
– C'est que nous avons aussi d'autres monnaies que le liquide.
– Pfff... Encore plus de complications. D'autres monnaies, tu dis ? C'est quoi ? » 
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Je prévois beaucoup de difficultés pour lui faire comprendre la monnaie scripturale et surtout la monnaie électronique. Je n'aurais peut-être pas dû lui parler de ça, mais maintenant que j'ai commencé, je le vexerais si je lui disais qu'il ne peut pas comprendre. Alors j'explique : « il y a la monnaie scripturale et surtout la monnaie électronique : la monnaie scripturale, c'est celle qu'on écrit...
– Avec une plume ?
– Euh...
– Et la monnaie électronique ?
– On l'écrit aussi mais sans plume...
– Je préfère ça. Vive la monnaie électronique ! Dis-m'en plus au sujet de la monnaie écrite sans plume.
– La monnaie électronique, on l'écrit sur des machines. Les machines savent se parler entre elles...
– Un peu comme toi et moi.
– Un peu, excepté que toi et moi personne ne peut intercepter notre conversation si nous ne la racontons pas.
– Et même si tu la racontais, tu m'as dit que personne ne te croirait. Tandis qu'il y a des gens qui peuvent intercepter les conversations des machines ?
– Oui, avec d'autres machines. C'est bien ça tout le problème de la monnaie électronique.
– Ça ne m'étonne pas : vous les TGC, vous aimez beaucoup inventer des trucs qui vous posent des problèmes que vous n'aviez pas auparavant. Et si je comprends bien, cette monnaie électronique est plus visible que les pièces et les billets ?
– Visible de plus loin : quand je paie mon petit café à la terrasse du bistrot d'à côté...
– Oui, le café que tu prends dans un grand verre qui tient debout comme moi.
– Très peu de gens peuvent savoir qu'en réalité j'ai bu un verre d'Anjou-rouge quand je paie avec des pièces ou un billet. Toi tu sais ce que je paie parce que tu l'as vu mais aucune machine ne sait ce que je paie. Le problème avec la monnaie électronique, c'est que beaucoup de gens peuvent savoir ce que j'ai acheté, à qui je l'ai acheté, si j'en achète souvent. Et vérifier aussi que j'ai le droit d'acheter ce que j'achète, que j'ai le droit de faire du commerce avec ce vendeur.
– Béni soit le Grand Patapon qui, dans son infinie sagesse, m'a épargné tous ces problèmes ! »

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