Bertalanffy versus Clausewitz ?

Le général Gambotti me fait l'amitié de me proposer ce texte.

En quelques mots : "La persévérance des stratèges américains à vénérer Clausewitz tout en se risquant à moderniser leur pensée stratégique en s'appuyant sur un technologisme débridé m'a inspiré les quelques lignes jointes. Le coup de gueule du général Mattis n'impose pas, me semble-t-il, de rejeter en bloc tout le concept EBO dans une nouvelle approche des nouvelles guerres. "

J'avais évoqué, en son temps, l'article du général Mattis, grâce à Joseph Henrotin qui nous l'avait signalé (voir ici quelques une de mes remarques sur la technologie). Joseph qui vient d'ailleurs de sortir un bouquin sur "la technologie militaire en question", que je suis en train de lire et dont je rendrai compte, une fois terminé.

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Donc, le débat stratégique continue... Surtout ici où, si on ne connaissait pas Bertalanffy, on essaye de lire, et surtout de comprendre un peu, notre bon Carl von C.

Merci mon général, vous êtes bienvenu ici.

O. Kempf

Bertalanffy versus Clausewitz ?

Etre contraint de comprendre, d’apprécier et de méditer le génie de Napoléon au travers de Clausewitz et Jomini devrait inciter l’école de pensée militaire française à plus de modestie quant à son efficience à théoriser la guerre. Raisonner les opérations à l’aide de la méthodologie américaine imprégnée des mêmes Clausewitz et Jomini, devrait inciter notre Etat Major et nos Ecoles de guerre à plus modestie quant à notre capacité française à forger les outils pour « bien penser la guerre ». Ce rappel de notre situation à traiter de la guerre et de concevoir les opérations par procuration ou truchement, est à l’adresse de nos nouveaux maîtres de la stratégie pour les exhorter à sacrifier un peu à l’autocritique, et à nous y pousser, avant de se faire les contempteurs des innovations conceptuelles américaines destinées à répondre à la complexité des conflits du XXI siècle.

Je veux parler des opérations basées sur les effets, EBO, et plus précisément de l’approche système sur lequel ce concept est fondé.

Raisonner aussi par les effets

D’emblée il faut préciser que cet ambitieux concept a mis du temps à se stabiliser et comme le souligne le Major Robert Umstead dans son article de la Military Review (1) , définir les EBO a été longtemps comme tirer sur un objectif mobile. Mais dans nos rangs l’appétence pour les EBO a été inversement proportionnelle à cette stabilisation d’un concept devenu in fine, il est vrai, d’une complexité répulsive. Pourtant les EBO ouvrent des perspectives intéressantes pour la réflexion et la conduite de la guerre.

D’abord parce que la guerre peut être de la projection de puissance avant d’être de la projection de forces et dans la première de ces options stratégiques, délivrer de l’énergie sans la présence d’hommes sur le terrain, les EBO ont toute leur pertinence. Comment raisonner autrement l’action que par une approche par les effets si la saisie des objectifs est de facto impossible ? De surcroît dans le cadre des planifications à froid, raisonner en termes d’effets peut être la bonne approche car la disposition par le concepteur de catalogues exhaustifs d’effets et leurs déclinaisons jusqu’au pion de manœuvre le plus subalterne, devrait permettre, en anticipant le « brouillard de la guerre » par une saturation des possibles, de minimiser « la friction » qui est souvent le produit de l’incertitude et de l’aléa.

Déclarer que l’approche des opérations par les effets n’est pas un procédé original, parce que le concept de l’effet majeur est, depuis des décennies, au centre de notre méthode nationale de raisonnement des opérations, est une récupération un peu abusive. Principalement parce que le concept de l’effet majeur, quel que soit le niveau de la manœuvre considéré, a toujours pour objet l’atteinte de l’objectif de ce niveau, procédé vertical qui permet in fine l’atteinte de l’objectif tactique, opératif ou stratégique, par l’intermédiaire de l’effet majeur du niveau correspondant. Alors que le concept EBO consiste pour sa part à atteindre l’objectif par une action sur des pôles, lieux d’intersection des relations entre les ensembles constitutifs (2) du théâtre d’opérations.

Identifiant les lignes de cohérence adverses, réseau constitué par ces cheminements d’interactions, il s’agit pour le concepteur de la manœuvre EBO de choisir quelle source de la puissance ennemie est à annihiler et d’agir sur la totalité de cette ligne de cohérence. Bien entendu les effets produits désirés sont accompagnés d’effets produits non désirés et la combinatoire de ces effets place ce procédé des EBO à un niveau de complexité tel que seule une puissante informatique en réseau peut maîtriser. Mais il n’est pas nécessaire de vouloir utiliser ce concept EBO dans sa configuration la plus aboutie, une approche raisonnable, c'est-à-dire en complémentarité de l’approche clausewitzienne, par les centres de gravité est sans doute à explorer.

Le théâtre d’opérations comme système

D’un grand intérêt les EBO le sont surtout parce que l’approche système qui les porte semble être un procédé performant pour concevoir la guerre, le théâtre d’opérations étant par essence l’archétype « du système » au sens de Bertalanffy (3) et des autres fondateurs de la systémique. Les quatre caractéristiques fondamentales des systèmes y sont présentes : l’interaction, la globalité, l’organisation et la complexité (4). Mieux, le théâtre d’opérations est un système de systèmes si l’on considère les éléments constitutifs du théâtre d’opérations comme étant eux-mêmes des systèmes : politique, militaire, économique, sociologique, l’information et l’infrastructure, pour reprendre la typologie (PMSEII) retenue dans le concept EBO. Et de même qu’il existe des interactions à l’intérieur de chacun des systèmes, il existe des interactions entre chacun des systèmes et le système général qu’est le théâtre d’opérations.

L’analyse et le raisonnement permettront d’inventorier et d’identifier les pôles ou nœuds, lieux de convergence des interactions de niveau système et de niveau théâtre. Le principe de globalité signifie que le tout n’est pas réductible à ses parties et davantage qu’une forme globale il implique l’apparition de qualités émergentes que ne possèdent pas les parties.

Cette notion d’émergence est fondamentale en stratégie, car la guerre étant aussi l’art de maîtriser l’incertitude et d’agir dans la fulgurance, disposer d’un procédé qui mieux que l’analyse cartésienne de la partie permet l’appréhension du tout et met à la disposition du concepteur une information et une possibilité d’action supplémentaires issues de cette synergie, est un atout majeur.

L’organisation, pour sa part, est une propriété centrale de tout système. De manière sommaire on peut dire que l’organisation recouvre un état et un processus, ou encore plus concrètement que l’organisation comporte un aspect structurel et un aspect fonctionnel : structurellement l’organisation peut être représentée par un organigramme, fonctionnellement elle peut être décrite par un programme. Cette approche est d’un grand intérêt pour la représentation d’un théâtre d’opérations, qui est essentiellement un espace d’affrontements et de relations de nature à s’exacerber jusqu’au paroxysme.

Enfin il est nécessaire, puisque la complexité est partout de raisonner avec elle. Cette complexité des systèmes tient au moins à trois séries de causes : la composition du système lui-même et ses nombreux éléments, l’incertitude et les aléas de son environnement, les rapports entre déterminisme et hasard, entre ordre et désordre. Comment ne pas rapprocher cette description de la complexité de la définition clausewitzienne de la guerre et peut être même de son étonnante trinité : « l’instinct naturel aveugle, le libre jeu de l’esprit et l’entendement pur » ?

Plus globalement en terminant ce très sommaire aperçu des systèmes on reste interdit devant la similitude de ce que l’approche système est susceptible de traiter, son objet, et la nature même de la guerre et plus précisément la nature des théâtres d’opérations. Se rendant à l’évidence que c’est en fait une sorte de chaos qu’il s’agit de maîtriser, comment ne pas enfin admettre que concevoir et conduire nos guerres orientales compliquées avec des idées simples est un fantasme qui conduit à l’impasse ?

La systémique comme réponse à la complexité de la guerre

Tous les analystes et experts des conflits contemporains nous incitent à changer de paradigme pour traiter de la guerre. Nous devons être persuadés que pour résoudre cette problématique des guerres nouvelles l’approche système est un outil plus performant que la critique le laisse entendre et plus facile d’usage que l’approche théorique le ferait penser.

Ainsi notre actuelle Méthode de planification des opérations – la mal nommée d’ailleurs, car il s’agit d’abord d’une méthode de conception des opérations- ne nécessite-elle que des adaptions et non pas une refonte pour nous permettre cette approche système.

Mais au préalable, et les mots ont un sens, il s’agirait d’abandonner la terminologie « théâtre d’opérations » et lui préférer « théâtre d’engagement », car la guerre doit se raisonner plus que jamais dans sa globalité en considérant l’ensemble des domaines des opérations. Pour ce faire, et dès la phase pré-décisionnelle, les six domaines-systèmes PMESII devraient être pris en considération et la Directive initiale de planification pour l’engagement devrait considérer chacun de ces ensembles pour exiger in fine l’élaboration d’un concept d’engagement de théâtre, produit de ces ensembles, mais aussi un concept d’opérations décliné pour chaque PMESII.

Pour faire court et caricatural , l’objectif et l’état final recherché politiques issus des travaux de la phase pré-décisionnelle, auraient des déclinaisons stratégique et opérative, mais aussi des déclinaisons PMESII, ; les points décisifs de niveau opératif seraient conçus à partir des points décisifs PMESII et réciproquement; dans chacun des domaines PMESII et au niveau du théâtre, les lignes d’opérations seraient choisies et tracées en s’appuyant sur les points décisifs, leur coordination et leur cohérence étant assurées par la « nature liée » des points décisifs de théâtre et des points décisifs PMESII; enfin ces lignes d’opérations permettraient l’élaboration de modes d’actions pour la conduite des opérations dans chacun des domaines spécifiques PMESII et pour l’engagement au niveau général du théâtre.

Changer de paradigme signifie que pour préparer un engagement sur un théâtre envisagé comme « système de systèmes », la conception doit être menée système par système PMESII en prenant en compte leurs interactions, mais en prenant en compte également le système général de théâtre et ses interactions sur les systèmes. Car d’évidence le modèle séquentiel et de conception quasi militaro-militaire – intervention, stabilisation, normalisation- proposé aujourd’hui pour concevoir et conduire les guerres contemporaines est insuffisant et inapproprié. Ces missions génériques -intervention, stabilisation, normalisation- gardent bien entendu toute leur pertinence, mais elles sont synchrones et non pas séquentielles et elles réagissent et inter réagissent sur toute la durée de l’engagement. Dans les différents domaines PMESII toutes les missions spécifiques qui contribuent au déroulement des missions génériques construisent un entrelacs d’interrelations qui interdit d’inscrire l’action dans la seule linéarité. Dans le domaine politique par exemple la normalisation peut être entamée alors que la stabilisation militaire n’est pas terminée et la nature des opérations militaires ainsi que des décisions destinées à rétablir la gouvernance du pays auront nécessairement des effets et des contre effets dans ces deux domaines, dans les autres domaines PMESII et sur la conduite générale de l’engagement.

Et s’il fallait démontrer que la réflexion stratégique ne peut plus échapper à une approche non-cartésienne, les décisions du sommet de Budapest des ministres de la Défense de l’OTAN du 10 octobre 2008 afférentes au trafic de drogue seraient un argument décisif. En effet « l’autorisation à agir » contre les trafiquants d’héroïne en lieu et place du « soutien » de la mission ante, est à mon sens de l’ordre de l’effet papillon. Car si par hypothèse l’effet attendu est du domaine militaire, tarir les sources de financement de l’insurrection, limiter ou interdire la modernisation de son arsenal par exemple, les interactions sont considérables, dans le domaine politique, appauvrissement des seigneurs de la guerre et maîtres de tous les trafics mais aussi tyranneaux provinciaux pesant sur le pouvoir central, dans le domaine économique et social, pertes de revenus de la paysannerie sans culture de substitution aussi rémunératrice que le pavot, assèchement du petit trafic d’héroïne à Kaboul mais aussi des gros trafics vers les pays limitrophes qui tirent de l’opium des revenus considérables…

Les effets non désirés peuvent être importants dans les domaines PMESII et corrélativement dans le domaine général de l’engagement, l’adhésion de la population à l’insurrection et le rejet général des forces mandatées signifiant, in fine, l’échec définitif de la coalition. Les jeux ne sont pas faits, mais les coalisés ne pourront pas faire l’économie de nouvelles cogitations dans de nouveaux repères, et, compte tenu de ces faisceaux d’interactions, d’effets et de contre-effets, la systémique serait, me semble-t-il, la méthode la plus adéquate ou le bon Discours «…pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences », … la science stratégique en l’occurrence!

Mais le diptyque actuel, cet inapproprié découpage en un volet militaire et un volet civil pour gérer le théâtre afghan, n’incite pas à l’optimisme quant à la volonté des pays occidentaux de traiter enfin du tout plutôt que de la partie.

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La Méthode de planification des opérations ressortit à la logique clausewitzienne parce qu’elle conduit à raisonner la guerre comme une confrontation de centres de gravité. Et comme le professent justement nos actuels stratèges en paraphrasant Clausewitz et en popularisant l’image du « caméléon » : « la guerre n’a pas changé, ce sont les circonstances de la guerre qui ont changé ». Aussi notre MPO est-elle toujours pertinente dans son algorithme basique, mais la prise en considération du bouleversement des conditions de la guerre devrait nous conduire à amender et perfectionner le modèle en s’appuyant sur l’approche système.

Pour revenir à ma question opposant Bertalanffy cet inconnu, à Clausewitz ce connu inconnu, peu lu beaucoup cité, il s’agit bien entendu d’une accroche pour nous inciter à ne négliger aucune voie quand il s’agit « d’apprendre à penser » et à bien penser la guerre.

Général (2S) Jean-Pierre Gambotti

1 Viewing the Center of Gravity through the Prism of Effects-Based Operations Military Review September-October 2006

2 Domaines PMESII des EBO: Political, Military, Economic, Social, Infrastructure and Information

3 Théorie du Système général

4 L’essentiel de la partie théorique de l’approche système de ce paragraphe est issu de La systémique Daniel Durand Que sais-je ? 9°Edition

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