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Principes de la théorie stratégique

A la suite d'un billet sur le principe d'unicité stratégique, beaucoup de commentaires ont été faits. Je les mets ci-dessous, car le débat me semble intéressant. Il me semble nécessaire de repréciser mon intention : il s'agit non des principes de la guerre (ce qu'on pourrait appeler des "principes stratégiques"), mais des "principes de l'analyse stratégique" ou encore des "principes de la théorie stratégique". Pour user d'un mot un peu prétentieux, il s'agit des principes épistémologiques d'une analyse stratégique.

Les principes de la guerre s'adressent au praticien, le "stratège" à proprement parler.

Les principes d'analyse stratégique s'adressent à celui qui décrypte les lois de la stratégie, le "stratégiste" au sens propre. Quels critères permettront de savroi que le discours du stratégiste est "pertinent" (je sais, il faudrait immédiatement questionner cette notion de pertinence que je mets en avant).

Le débat soulève, incidemment, la question de la définition de la stratégie. De même, je vois une grande question à propos de la "constance" : un "principe" doit il être "constant", c'est-à-dire s'appliquer "toujours" ? mais comment expliquer les "cas" qui sont des déviations par rapport à ces "lois" pré-identifiées ?

1/ JGP (http://defense-jgp.blogspot.com)

Parlons-nous de principes constitutifs de la stratégie ou des bonnes pratiques d'une stratégie ? J'avoue ne pas être un grand connaisseur des choses de la doctrine.

Pêle-mêle je verrai (certains des principes ayant la fâcheuse manie d'être des "buzzwords") : agilité, réversibilité, continuité, modularité, concentration, systémique, efficacité, efficience, synergie, transversalité...

EGEA : je suis confus, je me suis mal exprimé. Il s'agit pour moi des principes d'une analyse de la stratégie. Ou encore, d'une épistémologie. Mais il ne s'agit pas de "principes stratégiques" type principes de la guerre. Ni des principes d'action stratégique. Suis-je plus clair ?

2/ François Duran (Réflexion stratégique)

Olivier, voilà un Grand Dessein que je salue ! Pour prendre ma petite part dans cette œuvre, je propose le principe de la variabilité : la stratégie subit des évolutions dans l’histoire en fonction de facteurs multiples et complexes (politiques, techniques, sociaux, moraux, que sais-je encore…) qui apparaissent et en modifient les contours, les acteurs, les possibilités, les champs d’application, etc. Une bonne part de l’art stratégique consiste alors à percevoir ce qui est possible aujourd’hui et qui ne l’était pas hier, et ceci avant ses contemporains… Bon, je ne sais pas si j’ai juste, mais bonnes cogitations à tous !

EGEA : super proposition, merci

3/ VonMeisten (Soliloques)

Oui. Je proposerai l'intemporalité : être valable aussi bien pour les guerres Puniques que pour les Malouines par exemple.

EGEA : eh ! eh! mais alors, comment l'articuler avec le principe de variabilité, proposé par François ?

4/ Zeus IRae (Nihil Novi Sub Sole)

Donc pour dire les choses autrement, il s'agit de construire une grille d'analyse de l'art et science de la stratégie en elle même? Se focaliser sur le contenant plus que sur le contenu? De même manière que "De la guerre" serait une analyse de la guerre, ou encore que le FT-01 donnera les principes de la stratégie.

On pourrait déjà commencer par rappeler une définition de base avant d'aller plus en avant. La stratégie est un programme d'action qui met en adéquation des fins et des moyens. Il y a donc un présupposé, la stratégie est rationnelle, le stratège cherche à maximiser son utilité (pour récupérer les économistes).

Pour le coup c'est évident, j'enfonce les portes ouvertes. Mais juste pour savoir, je suis sur la bonne piste? Ou c'est encore autre chose?

EGEA : autrement dit, et si je comprends bien, vous proposez le principe de rationalité : l'analyse stratégique doit être rationnelle, ou encore : cohérente, et réfutable (principe tiré de Karl Popper).

5/ Zeus IRae (Nihil Novi Sub Sole)

Ja, exactement ça. Le problème de la variabilité et de l'intemporalité c'est que c'est très difficile de faire la différence entre les principes constants et ceux qui ne le sont pas.

Je pencherais pour la constance. La variabilité interviens sur des points mineurs. Les principes de bases ont-ils changés? Concentrations des forces, surprise, etc...Tout cela ne change pas beaucoup.

On peut faire une distinction entre principes fondamentaux qui ne change jamais et des principes secondaires qui changent en fonction du milieu et des circonstances.

EGEA : c'est une bonne distinction, même si, techniquement, un "principe secondaire" est un oxymore, c'est-à-dire une contradiction dans les termes.

6/ SD (pour convaincre)

Bonsoir,

Je vous propose les principes de globalité (l'étude d'une stratégie ne peut être séparée de l'environnement et du contexte), le principe de réaction (la stratégie d'un acteur doit être étudiée en fonction des réactions qu'elle suscite chez les autres acteurs auxquels il est lié) et principe de différenciation scalaire (selon l'échelle d'observation, l'étude de la stratégie peut amener des conclusions différentes). En espérant être en cible et apporter un peu.

EGEA : la différenciation scalaire vient clairement de la géopolitique, et je l'admets d'autant plus volontiers que je l'avais à l'esprit. Ce fut d'ailleurs un de mes dadas d'expliquer, il y a qq temps dans ce blog ou dans le précédent, la différence entre stratégique/opératif/tactique : elle se rapporte, d'une certaine façon, à cette différenciation scalaire.

7/ clarisse (carnets de clarisse)

d'autres critères possibles d'analyse de la stratégie :

adaptabilité pour faire coïncider les concepts de variabilité, d'intemporalité et de constance de la stratégie dans l'atteinte de son objectif

créativité ce n'est pas seulement être novateur, mais c'est aussi la capacité de tirer un avantage stratégique là où l'adversaire (voire même son propre camp) ne s'y attend pas

irrationalité calculée agir temporairement d'une façon qui semble irrationnelle (au sens cartésien et logique du terme) mais calculée et efficace dans l'atteinte de l'objectif

efficacité pertinence de la stratégie, à court, moyen et long terme, par rapport à ses objectifs, ses résultats et ses conséquences

8/ Jean-Pierre Gambotti

"Stratégie" est certainement le mot le plus polysémique du vocabulaire de notre tribu, c'est-à-dire de cette population de curieux bloggeurs qui s’intéressent au phénomène "guerre" ! Aussi serait-il sage d’arrêter une définition de la stratégie avant d’en énoncer les principes.

S’agit-il de l’art de la conduite de la guerre ?

S’agit-il d’une doctrine de défense nationale ?

S’agit-il de la stratégie au sens de l’Ordonnance de 1959 ?

S’agit de la combinaison de deux ou plusieurs des fonctions définies dans le Livre blanc ?

S’agit-il du premier de ces trois niveaux militaires en deçà du niveau politique : stratégique, opératif, tactique ?

S’agit-il du concept arrêté pour une opération ?

S’agit-il de la stratégie selon Clausewitz, « cette combinaison des batailles aux fins de la guerre » ?

S’agit-il de cette « dialectique des volontés » de Beaufre ? ……..

Pour ma part quand j’entends le mot "stratégie" je pense d’abord à cette formule de Jean Guitton à propos de l’exercice du commandement, je cite «…. c’est quand le chef de groupe réunit ses hommes et leur dit : les p’tits gars, voilà ce que l’on va faire… » La stratégie ressortit, à mon sens, à ce domaine de la conception de l’action et à tous ses niveaux. Le général Poirier dans un excellent article traitant de la praxéologie écrit que la stratégie est la politique-en-actes, situant son raisonnement au niveau politico-militaire. Je vais être d’une impudence extrême en manipulant sa formule pour la généraliser, en disant que la stratégie c’est la pensée-en-action. C'est-à-dire que "l’on fait de la stratégie" quand on conçoit l’action et qu’on la conduit jusqu’au succès de l’engagement. La stratégie c’est cet acte créatif qui permet de répondre à la question « Comment ? » Pour citer encore un de nos grands stratèges, j’aime la formule de Beaufre qui parle de « cette algèbre sous-jacente, » car elle image bien la présence, le rôle et l’importance de la pensée dans l’action.

Mais pour être plus concret je définirai simplement la stratégie comme le résultat de "la réflexion pour l’action", c'est-à-dire comme le concept que les forces devront mettre en application pour parvenir à l’objectif politique de la guerre. Et pour ce faire il existe un outil, la méthode de raisonnement des opérations. Je pense que l’unicité stratégique que vous évoquez dépend de la qualité de cet outil finalement assez méconnu, mais qui a été modifié, affiné, poli, amendé pendant une à deux décennies par des cohortes d’officiers opérations. A mon sens ce compendium jomino-clausewitzien, produit de l’école américaine et si l’on se réfère à Bruno Colson issu du FM 105.1986, est aujourd’hui le garant absolu de la convergence de la manœuvre quel que soit le niveau considéré. Rechercher les principes de la stratégie pourrait donc consister à revenir sur les motivations qui ont poussé le soldat à créer cet outil pour l’aider à conduire son raisonnement. Pardonnez-moi de citer une fois de plus le capitaine Gamelin dans son Etude philosophique sur l’Art de la guerre (1906), mais à mon sens la stratégie est toute entière inscrite dans cette page :

« Le principe qui donne, non le procédé universel dont découle la victoire, mais le raisonnement à pratiquer pour l’atteindre est donc : Faire ce que l’on veut, malgré l’ennemi.

1-Qu’est-ce que je veux ? C'est-à-dire pour le généralissime quel est le but de la guerre ; pour le subordonné, quel est l’ordre que j’ai reçu ?

2-Qu’est-ce que peut faire l’ennemi pour m’empêcher de faire ce que je veux ? Notons ici que ses possibilités quelconques sont illimitées ; mais ses possibilités pour m’empêcher de faire ce que je veux sont parfaitement définies, puisque j’ai commencé par déterminer ce que je veux. Observons aussi qu’il s’agit de ce qu’il peut, non de ce qu’il veut. Ce qu’il peut, se mesure ou s’apprécie, tandis que nous ne saurons qu’imparfaitement ce qu’il fait, jamais ce qu’il veut, car il a des raisons d’agir que nous ne pourrons jamais connaître

3-Comment avec les moyens dont je dispose puis-je faire ce que je veux malgré l’ennemi ? Eventuellement quels sont les moyens à créer pour y parvenir ?

Cette méthode pourrait s’exprimer par ces trois verbes : savoir, pouvoir, agir. Mieux encore se résumer dans ces trois termes : moi, l’ennemi, les moyens. »

« Faire ce que l’on veut malgré l’ennemi », pourrait-être le principe fondamental de la stratégie, mais je pense que certains autres principes peuvent être déduits de ce texte.

Très cordialement.

Jean-Pierre Gambotti

Commentaires

1. Le dimanche 3 mai 2009, 18:02 par Jean-Pierre Gambotti

"Quand le désordre atteint le langage, tout tourne au désastre".

J’ai trouvé cette formule de Karl Jaspers dans un excellent site traitant de la stratégie et elle me permet de revenir sur la nécessité d’en définir le sens.

Pour l’opérationnel, je le répète, la stratégie est d’abord un concept opératoire, c’est de la pensée-en-action et non une science. Aussi l’épistémologie d’une non-science me semble un exercice périlleux !

Mais pour tenter de répondre à votre question, je pense que la science stratégique pourrait avoir pour objet de raisonner l’outil qui permet de concevoir l’action et de le critiquer. Pour être simple, raisonner l’action c’est faire de la stratégie, raisonner l’outil qui permet de produire la stratégie pourrait être du ressort de la théorie stratégique. Mais dans ce domaine je pense qu’il ne reste que peu d’espace pour l’imagination.

Comme je l’indiquais dans mon précédent message, notre Méthode de raisonnement est aboutie, les principes sont posés. Pour juger de la pertinence d’une stratégie il faut l’apprécier à l’aune de ces principes, pour juger de la qualité de ces principes il faudrait revisiter Clausewitz et Jomini. Si j’ai bien compris votre problématique, dans le premier cas c’est l’affaire du stratège, dans le second cas c’est l’affaire du stratégiste. Ce faisant, dans le premier cas il s’agit de juger de la qualité des centres de gravité, état final recherché, objectifs, points décisifs et modes d’action (…)pour la manœuvre choisie, dans le deuxième cas, il s’agit de reconsidérer l’algorithme et les concepts de la Méthode elle-même.

Pour ma part je pense que la Méthode actuelle traite de l’essence même de l’action de guerre et j’estime qu’on ne réinventera pas Clausewitz qui en est, sinon l’architecte, incontestablement l’inspirateur. Il y a beaucoup du " De la Guerre " dans cette façon de concevoir l’action. En revanche on doit adapter aux guerres complexes d’aujourd’hui cette Méthode qui a été conçue principalement pour la guerre symétrique de type clausewitzien et ce travail de réflexion est bien, me semble-t-il, le job des stratégistes.

Pour terminer j’insisterai sur le fait qu’il y a peu de principes de la guerre, que la guerre se raisonne avec une méthode et qu’il n’y a de principes stratégiques que dans la Méthode. En conséquence, et je vais être désespérément obtus, je pense que l’analyse stratégique à laquelle vous réfléchissez, consiste à apprécier la stratégie considérée en utilisant essentiellement la Méthode (ou une méthode) comme moyen de décryptage.

Autrement dit : « sous la méthode, la grille d’analyse ! »
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

EGEA : Effectivement, poser la méthode comme préalable aux principes a du sens. Cela revient à ériger la méthode en principe.

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