L’Afghanistan n’est pas la fin de la guerre. Par JP Gambotti

Un de mes billets sur la défense, la dissuasion et la sécurité a suscité le commentaire que voici du général Gambotti. Plutôt que de le laisser en commentaire, je préfère vous le faire partager sous la forme d'un billet. A noter que l'idée que j'évoquais au début de mon premier billet, selon laquelle la dissuasion asséchait la défense nationale, est issue directement d'un livre du général Beaufre paru en 1966, et dont je reparlerai. EGéA.

Votre billet Défense, dissuasion et sécurité, est en fait une interpellation différée du Livre Blanc et le retour dans le débat de cette insatisfaction que nous sommes nombreux à avoir ressentie à sa parution. Ambitieux challenge ! Avant d’en venir à quelques idées simples, permettez-moi de corriger l’alternative « dissuasion ou défense » que vous posez comme l’interrogation existentielle, du moins dans le domaine stratégique, de votre « autrefois » qui fût mon… « présent ». Je ne pense pas que le débat se posait en des termes aussi exclusifs.

Je me souviens au contraire d’une complémentarité du genre : « la Défense de la France est fondée sur une stratégie de dissuasion et une stratégie d’action qui se valorisent mutuellement », je crois citer assez précisément le credo que nous méditions en guettant le Tartare, face au glacis oriental…. Mais il est vrai que la stratégie de dissuasion nucléaire, dont la genèse est rappelée dans le numéro spécial de RDNetSC par le général L.Poirier, a été, dans son volet tactique, difficile à imposer à nous-mêmes et à faire comprendre à nos partenaires, quand il s’est agi d’introduire la manœuvre nucléaire dans le concret des états-majors.

Ainsi le concept d’emploi du tactique a-t-il nécessité d’être, à plusieurs reprises, clarifié dans son articulation avec le stratégique et si l’arme nucléaire tactique s’est appelée aussi arme d’ultime avertissement et arme préstratégique, c’est que l’on s’attachait d’autant plus au sens des mots qu’ils traitaient d’une forme d’apocalypse

Pour en venir au Livre Blanc ce qui me préoccupe c’est l’absence d’une idée de manœuvre explicite et formalisée, pour être intentionnellement et prosaïquement « terrien ». Ce choix de ne pas proposer de stratégie générale, mais je ne suis pas sûr du terme, s’appuie sur un concept original : l’utilisation selon les circonstances, « des cinq grandes fonctions stratégiques dont la combinaison souple et évolutive dans le temps permettrait d’assurer la sécurité nationale ». A mon sens cette solution malgré ou à cause de sa trop grande élégance est aventureuse et risquée.

D’abord parce que toutes ces fonctions stratégiques doivent nécessairement coexister et que les délais nécessaires pour « pousser les feux » opportunément sur l’une ou l’autre ou plusieurs de ces fonctions me semblent incompatibles avec l’horizon d’une loi de programmation comme il est suggéré. Ensuite parce que la fonction « connaissance et anticipation » est une fonction indispensable et transverse, nécessaire à toutes les combinaisons. Enfin parce que placer la dissuasion nucléaire dans ce panel de « lignes d’opérations », pour faire le parallèle avec la stratégie opérationnelle, et la mêler à cet exercice combinatoire est un non-sens stratégique.

J’insisterai sur la dissuasion nucléaire posée comme simple fonction stratégique dans ce document et de ce fait comme élément constitutif d’une stratégie nationale fondée sur des occurrences quinquennales. Cette position enlève, à mon sens, à la stratégie nucléaire française de dissuasion son caractère transcendant, galvaudant ce qui fait son atout dans la dialectique nucléaire, la crédibilité de la force d’ultima ratio. De surcroît le glissement conceptuel d’une dissuasion française élargie à l’Europe, ainsi que le rapprochement voire la coïncidence des intérêts vitaux des deux puissances nucléaires européennes, serait un bouleversement complet, voire ontologique, de notre stratégie nationale si on considère le pacte en létalité qui lie notre peuple à son président élu au suffrage universel parce que décideur suprême du déclenchement des feux nucléaires. « La dissuasion, c’est moi » disait le président Miterrand. Je pense et j’espère que dans ce domaine cardinal des débats intra et extra nationaux sont à venir.

Pour terminer sur la dissuasion, je pense que l’affirmation du Livre Blanc « la dissuasion nucléaire est strictement défensive », interpellera aussi tout futur exégète de ce document. Car, pour faire court, j’estime que la dissuasion nucléaire qui est par essence une stratégie de non-emploi, n’est qu’une permanente et continue « dialectique des volontés » entre deux acteurs usant de la menace d’une « destruction mutuelle assurée » pour résoudre leurs conflits ou pour s’assurer d’une non-domination de l’autre. Et cette dialectique dans laquelle « la pensée est action » est un véritable et permanent duel entre détenteurs de l’arme nucléaire. On est loin d’une stratégie « strictement défensive » lorsqu’on raisonne dans le champ du nucléaire stratégique…

Je pense que ces réflexions ajoutent un peu de complexité à votre interrogation sur le couplage guerre/sécurité collective/dissuasion, car le nucléaire selon la formule consacrée ne dissuade que du nucléaire et ces nouvelles guerres ne sont pas dans cette problématique. Selon moi, la stratégie française de dissuasion dans son essence n’a pas changé, malgré la présentation imparfaite du Livre Blanc, car nous le saurions ! En effet s’agissant d’abord d’un exercice de pure « dialectique des volontés », selon la formule du général Beaufre, il est nécessaire que les éventuels adversaires connaissent parfaitement les règles du jeu. Ce faisant la dissuasion ne peut s’exonérer d’une intelligente et efficace stratégie déclaratoire. Pour l’heure il n’y rien de nouveau dans notre discours, donc il est très vraisemblable que nous avons toujours un certain nombre d’intérêts vitaux et la même détermination pour les défendre…

Par ailleurs je pense que le lien « sécurité intérieure/guerre au sein des populations » que vous évoquez est circonstanciel et qu’il est consécutif à l’existence d’Al Quaida dans la région AfPak. En revanche je pense que votre interrogation est pertinente si l’on inscrit dans le temps long la « problématique de la population »: d’abord environnement et victime dans les guerres classiques de « grande tactique », la population devient dans les guerres de COIN, environnement, victime, objectif et lieu du centre de gravité, et pourrait devenir dans les Guerres du climat évoquées par Hervé Kempf ( cf :sa chronique dans Le monde du 19.10.2009), environnement, victime, objectif, lieu du centre de gravité, mais aussi acteur majeur et belligérant. Nous passerions de « la guerre malgré la population », à la « guerre au sein de la population », puis à la « guerre entre populations ».

Quid de la guerre conventionnelle, de la sécurité intérieure, de la dissuasion ? La guerre est bien un « caméléon »…..

Jean-Pierre Gambotti

Haut de page