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Exclusif : entretien avec le Général Abrial, SACT

C'est une exclusivité qu'accorde le général Abrial à EGéA et à Alliance Géostratégique : un long entretien, spécialisé, sur son appréciation de situation après quelques mois à la tête d'ACT. ACT, rappelons-le, est l' Allied Command for Transformation (commandement allié pour la Transformation), le deuxième commandement stratégique de l'Otan avec le SHAPE à Mons. Qu'un Français soit à sa tête est exceptionnel (il a été jusqu'à cet été commandé par un Américain), mais aussi la manifestation du retour de la France dans l'Otan.

gal_Abrial.jpg Le général Abrial avec M. Rasmussen, SG de l'Otan, à la réunion de Bratislava.

Dans ce long entretien, le général Abrial nous parle non seulement d'ACT, mais aussi des relations avec le JFCOM américain, avec les industriels, ou les réflexions en cours (Futurs multiples ou concept stratégique). C'est passionnant de bout en bout.

Mon général, merci de nous avoir fait confiance et d'avoir répondu à nos questions. Il va de soi que les internautes sont invités à commenter : je transmettrai les questions à Norfolk, en espérant des réponses : c'est l'avantage des blogs, ils permettent une certaine interactivité.

O. Kempf

1/ Vous venez d’arriver à Norfolk : après le tour du propriétaire, quel regard portez-vous sur ACT ? Sentez-vous l’état-major déstabilisé par la présence d’un Français à sa tête à la place d’un Américain ?

Que le personnel de l’état-major soit curieux, cela me paraît normal, inquiet je ne le pense pas. Au contraire, j’ai l’impression que le changement génère beaucoup d’attentes. Je voudrais ajouter que la présence d’un Français et donc d’un Européen, à ce poste, sur le sol américain, est un symbole très fort, surtout pour les Américains. Nombreux sont ceux qui me le font remarquer. La présence croisée d’un officier général américain en Europe et d’un général européen, ici à Norfolk, est très symbolique du lien transatlantique. Pour les Américains, la voix de l’OTAN portée par un Européen a sans doute plus de poids aujourd’hui.

Pour revenir à la première partie de la question et mon regard sur ACT, beaucoup ne mesurent pas ce que fait l’état-major dans de très nombreux domaines. ACT est bien plus qu’un simple « laboratoire d’idées ». Il est en lien permanent avec les opérations en cours. Après avoir analysé le retour d’expérience il en tire des mesures concrètes applicables parfois à très court terme, notamment dans le domaine de l’entraînement, voire des équipements, puis à plus ou moins long terme dans le cadre de développement de concepts et de travaux de recherche. Ainsi, je pense qu’il est important de faire connaître notre travail. Je vous remercie de m’en donner l’occasion par cette interview.

2/ Un chef qui prend le commandement d’une unité met forcément ses pas dans ceux de son prédécesseur. Toutefois, il apporte des inflexions : quelles orientations apercevez-vous dès aujourd’hui pour modifier le fonctionnement ou la production d’ACT ?

Je tiens d’abord à rendre hommage à mon prédécesseur qui a tout fait pour que cette transition se passe bien. Ensuite, il serait maladroit et présomptueux de ma part de vouloir révolutionner un état-major qui fonctionne déjà très bien. Il s’agit plutôt d’apporter mes orientations, ma touche personnelle. Prenons, par exemple, la Transformation. J’ai participé à celle de l’armée de l’air en tant que CEMAA. J’ai donc une bonne idée de ce que cela représente. Je pense en connaitre les difficultés et les écueils. De plus, le contexte actuel est plutôt favorable au changement. Le conflit afghan a souligné nos points faibles, la contrainte financière nous pousse à faire autrement, l’élaboration du nouveau concept stratégique de l’Alliance dynamise la pensée intellectuelle, et enfin la nomination de nouvelles têtes à la direction politique et militaire de l’OTAN incite à l’action.

La semaine dernière j’ai présenté mes premières orientations au Secrétaire général et au Conseil Atlantique. Cela va se traduire par des directives qui orienteront le travail de tout l’état-major dans les prochains mois.

3/ Quels rapports l’état-major aura-t-il avec le JFCOM, maintenant qu’il n’y a plus de double casquette ? Faudra-t-il formaliser les relations ? Encourager une osmose conceptuelle informelle ? Ou au contraire chercher une certaine forme d’indépendance intellectuelle ?

Mes relations tant professionnelles que personnelles avec le général Mattis, qui conserve le commandement de JFCOM, sont excellentes. Nous avons des contacts réguliers. Par exemple, la semaine dernière nous nous sommes rendus ensemble au Joint Warfare Centre à Stavanger, en Norvège, pour assister à un entraînement d’état-major de la FIAS.

Ainsi, si cette relation privilégiée entre les deux états-majors a changé de nature par la force des choses, elle existe toujours concrètement. Il est certain qu’auparavant les travaux d’ACT étaient fortement influencés par ceux de JFCOM. Il faut donc inventer une nouvelle relation, c’est ce que nous nous efforçons de faire. Nous avons tenu le général Mattis et moi-même à la formaliser en cosignant une charte dans ce sens. Cette semaine, nous avons co-présidé une réunion d’état-major commune. Nos deux commandements sont différents et autonomes, mais nous avons beaucoup à gagner à travailler en étroite coopération.

4/ L’alliance avait approuvé en son temps le principe des EBAO. Depuis, votre prédécesseur, le général Mattis, en tant que COM JFCOM , a déclaré qu’il fallait les mettre de côté : cela est-il aussi valable pour l’alliance ? Faut-il poursuivre les travaux en ce domaine ? Que peut-on en attendre de concret ? Que dire des « expérimentations multinationales » (MNEs) ?

Le général Mattis avait surtout pointé du doigt le côté mécanique et prédictif du concept américain d’opérations basées sur les effets. Ce concept est différent de celui de l’OTAN.

ACT reste étroitement impliqué dans la série MNE (Expérimentations multinationales). Depuis 2007, cette campagne d’expérimentation a exploré différents aspects de l’approche globale dans la résolution des crises. Par sa participation, ACT peut ainsi faire profiter l’OTAN et tous ses pays membres de la grande richesse des travaux menés par les nations qui y contribuent sur une grande variété de thèmes.

5/ Au début de l’année, ACT a animé un séminaire autour des « futurs envisageables » (Multiple futures), qui correspond, toutes choses égales par ailleurs, au « plan prospectif à 30 ans » menés par l’armée française : ce travail vous semble-t-il avoir convaincu les militaires de la structure intégrée ? Ceux des états-majors nationaux ? Les décideurs civils s’occupant de question de défense ? Les industriels ?

Ce remarquable travail effectué par mon prédécesseur en liaison avec les nations est bien évidemment toujours d’actualité. A partir de la détermination de quatre types de mondes possibles, il en analyse les risques et faiblesses pour imaginer ce que pourrait être l’environnement sécuritaire dans vingt ans. Ce document a été très bien reçu et sert de référence. Il a assis la réputation d’ACT dans le domaine prospectif et il constitue une excellente base pour notre contribution aux travaux sur le nouveau Concept stratégique qui ont débuté depuis plus de quatre mois.

6/ En ce qui concerne ce concept stratégique, en cours de discussion, les alliés ont choisi une commission d’experts, à l’imitation de ce que la France avait fait avec la commission du Livre Blanc. Toutefois, à la différence de l’exemple français, on ne remarque aucun militaire parmi cette commission : qu’en pensez-vous ? Les états-majors stratégiques (ACO et ACT) seront-ils associés à la définition du concept, et à quel moment ?

Oui, il est indispensable de souligner ce point et de nombreuses nations ont fait cette remarque. Les experts eux même ont bien compris toute l’importance du volet militaire. C’est pourquoi, j’ai orienté les travaux d’ACT pour apporter un avis militaire aux experts sur les différents sujets qu’ils abordent. J’ajoute que nous co-organisons le quatrième séminaire à Washington au mois de février dont le thème général est la Transformation. Ensuite, nous serons présents dans les débats ultérieurs qui déclineront ce concept en termes militaires. C’est bien évidemment une de mes priorités actuelles.

7/ Vous avez participé récemment à l’Industry day. Quels rapports ACT entretient-il avec la base industrielle de défense américaine ? y a-t-il des liens avec la BID européenne ? Comment favoriser les projets transatlantiques, pour garantir l’interopérabilité ?

ACT entretient une relation régulière avec la base industrielle des pays de l’OTAN en général, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. Depuis 2004, ACT organise l’Industry Day. Ce symposium nous permet de discuter de manière transparente et ouverte des défis posés à l’OTAN pour lesquels l’industrie peut apporter des solutions. Mon état-major a mis au point des mécanismes permettant de collaborer sur des sujets précis avec le plus d’industriels possibles, de manière équitable et transparente, afin d’améliorer nos capacités militaires. J’attache une grande importance à la réalité du lien transatlantique, et avoir des industriels provenant des deux continents autour de la table en est une forme très concrète.

Nous préparons le futur de l'Alliance. Et donc, exactement comme le fait le secteur américain de l'armement, le secteur européen doit venir nous voir, nous parler, pour que nous imaginions ensemble ce que pourrait être l'avenir.

8/ Quel lien ACT (et ses états-majors subordonnés) entretient-il avec le monde réel des opérations ? la répartition des rôles entre ACO et ACT est-elle satisfaisante à l’usage (ACT s’occupant de « l’avant » entraînement et « l’après » le Retex des opérations, ACO s’occupant du « pendant » : les opérations elles-mêmes) ?

Je dirais plutôt qu’ACT, d’une manière générale, est en soutien des opérations. Il y a donc un échange permanent sur le sujet avec ACO. Une partie de l’état-major d’ACT est localisé à Mons et assure la liaison et les membres de l’état-major sont appelés à se déplacer régulièrement dans le cadre de la préparation des engagements et du RETEX. Nous ne pouvons pas préparer le futur sans être impliqué dans le présent. C’est le cas pour tout ce qui touche à l’entraînement et au développement de préconisations comme dans la lutte contre les engins explosifs improvisés ou la contre insurrection. Il faut aussi veiller à ce que l’équilibre soit respecté entre les deux et que la juste priorité donnée aux opérations en cours n’obère pas la préparation des capacités futures. J’y veille personnellement au sein de mon état-major et je ne manque pas de sensibiliser les autorités politiques et militaires de l’Alliance sur le sujet.

9/ Etes vous associés à la réforme en cours de la planification de défense ? Quelles sont les voies envisagées ?

Bien évidement, ACT est au cœur de ce processus. Dans ce cadre, un contact permanent avec les nations a été établi et une coordination étroite existe avec ACO.

Le but de la planification de défense est de s’assurer que l’Alliance dispose des capacités qui lui sont nécessaires avec des troupes bien entraînées et équipées, aptes à être déployées sur court préavis, à longue distance, le tout à un coût acceptable. L’OTAN a été créée en 1949 pour faire face à une menace bien identifiée. Cette menace s’est évanouie et d’autres sont apparues. Il faut, sur la base de l’existant, amener les forces armées des pays de l’alliance à s’adapter à l’environnement actuel et ce que l’on peut estimer être l’environnement de demain. Il revient à chaque nation d’adopter ou non le modèle que l’Alliance propose, dans un cadre réaliste qui tient compte d’un environnement financier contraint. La nouvelle planification de défense vise à simplifier le processus existant qui est trop lourd et fastidieux, tout en étant beaucoup plus complète et incorporant de nombreuses disciplines. C’est un vrai défi.

10/ La NRF était, avec la création d’ACT, l’autre pilier de la transformation décidée au sommet de Prague, en 2002. Faut-il l’améliorer, et comment ?

J’ai fait cette expérience à deux reprises en tant que commandant du CDAOA : pour acheminer de l’aide aux États-Unis après le passage du cyclone Katrina de septembre à octobre 2005, et pour intervenir au Pakistan dans les zones dévastées par le tremblement de terre d’octobre 2005 à février 2006. Cette force donne à l’OTAN les moyens de réagir rapidement lors de divers types de crises. Elle est aussi le moteur de la transformation de l’OTAN sur le plan militaire.

Les normes appliquées sont très rigoureuses et la participation à la NRF est précédée d’un programme de formation et de montée en puissance de dix huit mois, dont six mois pendant lequel les moyens des unités sont testés au cours d’exercices complexes.

Le passage par la NRF des différentes forces, qui s’entraînent à un niveau élevé, permet de diffuser les nouveaux concepts et les nouveaux progrès techniques au sein des forces de tous les pays membres, et d'y favoriser la transformation des moyens militaires et leur interopérabilité.

Depuis 2002, il est clair que des progrès significatifs ont été réalisés. Néanmoins, il reste encore du chemin à faire. Pour y contribuer d’avantage, il faut que les nations voient la NRF comme une entité opérationnelle, utile en cas de crise et comme outil de la Transformation.

Mon général, je vous remercie. (propos recueillis par Olivier Kempf)

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