Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Bombes de fortune : réflexions incidentes

Les bombes de fortune (IED - EEI) sont le thème du mois sur AGS. Ceci m'amène à quelques réflexions, en ce plaçant de points de vue successifs.

1/ du point de vue militaire

  • avantage pour l'attaquant : surprise et facilité. Inconvénient : effet finalement marginal, efficacité aléatoire.
  • inconvénient pour le défenseur : insécurité permanente, faible moral. Avantage : harcèlement marginal, faibles pertes.
  • niveau tactique : l'affrontement se déroule toujours au niveau le plus petit, le plus local. Éparpillement structurel.
  • niveau opératif : guerre sans "bataille" : or, selon Clausewitz, les belligérants doivent rechercher la bataille. Impossibilité d'agréger l'ennemi. Initiative à l'attaquant.

2/ du point de vue stratégique : l'utilisation de la bombe de fortune est-elle l'aboutissement de la guerre asymétrique ? C'est ce qu'on a tendance à croire. A noter toutefois le vocabulaire utilisé jusqu'ici : "l'attaquant" est celui qui pose l'IED, ce qui est exact au niveau tactique. Mais au niveau stratégique, les "talibans" se présentent plutôt comme des "résistants", donc comme des défenseurs. Toutes choses égales par ailleurs, l'image de la résistance en France pendant le deuxième guerre mondiale permet de comparer les choses. Et puisque tout le monde cite Galula et Trinquier, théoriciens de la COIN après la guerre d'Algérie, il ne faut pas oublier que le discours du FLN se présentait comme l'héritier de la résistance à l'oppression allemande. Ôter l'arrière-plan historique, et considérez le mot "résistance" dans sa simple acception physique, comme le frottement "résiste" au roulement de la bille. La bombe de fortune ne serait que le frottement. Ce n'est pas elle qui, seule, permet de vaincre.

3/ Du point de vue conceptuel : peut-on penser l'IED en dehors de ce cadre asymétrique ? j'ai l'intuition (mais laisse Charles y répondre, lui qui théorise brillamment les lois de la guerre cybernétique, voir ici, ici et ici) qu'il y a un parallélisme des formes avec d'autres milieux : ce qui vient immédiatement à l'esprit est le milieu cybernétique, où le concept de "bombes de fortune" pourrait être démontré avec pertinence (Charles : à toi de poursuivre ta grande encyclopédie de la cyberstratégie).

4/ du point de vue technologique : je ne suis pas sûr que l'improvisation soit si nette: la bombe est-elle autant "de fortune" que ça (cf. le thème des guerres bâtardes d'Arnaud de La Grange) ? Par ailleurs, il y a moyen de trouver des contournements technologiques (je crois d'ailleurs qu'il y a un rapport du Conseil scientifique de la défense sur le sujet, mais je n'ai pas trouvé la référence sur Internet). Il semble ainsi qu'il y a aujourd'hui un certain nombre de dispositifs qui permettent l'adaptation technologique aux nouvelles conditions. On serait ainsi revenu à des dispositifs filaires, les explosions télécommandées par téléphone cellulaire étant "découvrables" par les contre-mesures technologiques. Conclusion : la bombe de fortune n'est qu'un moment de la guerre, elle sera forcément dépassée par adaptations réactives des deux côtés.

5/ du point de vue médiatique et de la guerre psychologique : La popularité avec laquelle le mot "IED" s'est répandu est un signe de l'importance médiatique du procédé. D'une certaine façon, plus que l'arme de terrain, on préfère utiliser l'arme d'information. En effet, le sabotage est une arme aveugle, qui est donc efficace à l'articulation entre le politique (le peuple) et le militaire. C'est d'ailleurs cet aveuglement qui en fait le prix. Déjà qu'on a du mal à admettre des tués en opération lorsqu'ils sont le fait d'un affrontement classique (Ouzbine), alors quand il y a de plus "injustice" : la réintroduction du sort et du hasard dans les destinées est une chose particulièrement insupportable aux esprits occidentaux. Là réside la vraie asymétrie : non dans les moyens, mais dans l'utilisation de la fatalité. De ce point de vue, la meilleure défense contre les bombes de fortune serait de réapprendre le hasard......

O. Kempf

Commentaires

1. Le samedi 26 décembre 2009, 20:21 par Laurent

Excellent texte ! Et qui fait véritablement réfléchir car il nous propose de conceptualiser la réflexion sur ce problème... tactique ? En effet, même si les aspects tactiques et surtout techniques sont très importants (qui pourrait prétendre le contraire ?), on s'aperçoit bien vite qu'ils ne suffisent pas pour penser ce problème ; la meilleure preuve en est le désarroi permanent et continu des Occidentaux face à cette menace... et la spirale technico-industrielle délirante dans laquelle ils sont entrés (notamment les USA, comme d'habitude : Michel Goya rappelait ainsi, dans son ouvrage sur l'Irak, le budget de la R&D anti-IED).
Et une preuve de plus que, désormais, pour penser la guerre, il devient de plus en plus nécessaire de faire appel à la sociologie et même à la philosophie des techniques !! Il va falloir retrousser ses manches, prévoir café et aspirine, prendre son courage (intellectuel) à deux mains, se faire violence, et... se plonger dans la lecture d'auteurs tels que Heidegger, Walter Benjamin, Philippe Forget, etc., ou, plus accessible, Alain Gras. Nous avons du pain sur la planche !
Merci en tout cas à Olivier Kempf de commencer à faire ce travail et de nous montrer la voie.

EGEA : merci Laurent de ces compliments..... Mais c'est un spécialiste des sciences humaines qui s'exprime en toi.... ce qui explique peut-être ton enthousiasme !

2. Le samedi 26 décembre 2009, 20:21 par

Qu’on les nomme bombes de fortune, IED, ou EEI, ce sont toujours des mines. Parce que leur mise en œuvre s’effectue toujours en creusant un trou. Mines artisanales ou mines industrielles, les mines ne sont pas nouvelles mais elles posent un problème nouveau avec le concept de « guerre asymétrique » ou de « guerre parmi les populations ».

Les mines de la guerre asymétrique sont au cœur du problème concernant les rapports des combattants, d’un bord ou de l’autre, avec la population. A cause de la présence de la population, l’insurgé est sévèrement contraint dans son emploi des mines s’il veut ne pas devenir impopulaire et perdre ainsi de sa légitimité. Quant à l’occupant (si c’est un vilain mot, alors disons les forces loyalistes ; mais cette discussion n’est pas mon sujet pour l’instant), il n’emploie pas les mines parce qu’il ne localise pas son ennemi et parce qu’il dispose de moyens mobiles pour traiter l’ennemi quand il l’a localisé. Au contraire des mines à déclenchement involontaire les moyens mobiles permettent, s’ils sont en de bonnes mains, d’épargner les civils.

Mais au fait, qu’est-ce qu’une mine ? Dans la guerre de positions, symétrique, c’était un moyen d’attaquer l’ennemi par un itinéraire non défendu : le sous-sol. Ce travail était confié au Sapeur qui creusait une sape (une mine) vers la tranchée ennemie ou vers la fortification à ébrécher. Dans la guerre de mouvement, symétrique aussi, le « champ de mines » fermait une direction. Guerre de positions ou guerre de mouvement, dans la guerre symétrique l’ennemi visé était toujours un combattant, qu’il fût défenseur ou attaquant. Dans la guerre dite asymétrique où l’insurgé a peu de moyens, c’est le passant qui est visé, qu’il soit combattant ou civil : la mine la plus simple est celle qui est déclenchée par la victime à son passage.

C’est ce qui pose problème à l’insurgé : il doit sélectionner ses victimes et à cette fin utiliser des mines télécommandées, c’est-à-dire déclenchées à vue par un tireur. L’explosion de la mine signale donc à l’occupant la présence actuelle ou très récente, dans l’horizon visible, d’un insurgé. Même si cette information n’est pas exploitée, on n’est plus dans le concept de guerre sans bataille parce que les combattants sont en présence.

Avec les mines de la guerre asymétrique, l’on est dans le domaine du terrorisme lorsqu’elles sont déclenchées par la victime, militaire ou civile, au hasard de son passage. L’on est dans le domaine de la bataille lorsque la mine est déclenchée à vue.

Mais vous mentionnez, Monsieur Kempf, la popularité avec laquelle le terme IED s’est répandu. Ceci mérite effectivement attention alors qu’un terme nouveau n’est pas nécessaire quand tout le monde sait ce qu’est une mine. Mais ce terme évite de dire qu’il s’agit en réalité de mines antipersonnelles, expression honnie. Chez nous le Pouvoir n’hésite pas à employer au sujet de l’Afghanistan des mots chargés en émotion : le terrorisme, l’obscurantisme, la petite fille afghane et son vernis aux ongles. Ces évocations sont volontiers reprises mais l’on ne parle pas de « mines antipersonnelles », l’on préfère le terme peu évocateur d’IED.
Par peur peut-être (je ne sais pas) d’éveiller chez nous les passions, et les questions déstabilisantes, au sujet de cette guerre.

EGEA : à ceci près que ces bombes sont souvent anti-véhicule....

3. Le samedi 26 décembre 2009, 20:21 par

"Anti-véhicule" est le qualificatif utilisé pour éviter le mot "anti-personnel". Ce n'est qu'une modification de nomenclature qui ne modifie pas fondamentalement le caractère binaire des mines de la guerre asymétrique : arme de terroriste dans le cas du déclenchement automatique car la population circule elle aussi en véhicule plus volontiers qu'à pied (camion, tracteur agricole, voiture, chameau...) ; arme de bataille dans le cas du déclenchement commandé.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.egeablog.net/index.php?trackback/435

Fil des commentaires de ce billet