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De la pertinence de l’apprentissage des stratégies défensives pour les opérations aujourd’hui (F Jordan)

Voici un article intéressant du Chef d’escadron (TA) Frédéric JORDAN qui appartient à la Promotion général DE GAULLE de l'École de guerre.

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On y cite Clausewitz : mais il faudra, décidément, revenir sur cette approche clausewitzienne de la défensive. Il reste que se poser la question dans le contexte actuel des guerres irrégulières mérite débat : défensive, offensive, cela a-t-il du sens aujourd'hui ? Merci à Frédéric Jordan d'aborder sur le sujet.

O. Kempf

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« Si la recherche d’équilibre demeure l’objectif stratégique, l’entraînement doit couvrir l’ensemble du spectre des savoir-faire opérationnels, c’est-à-dire l’offensive, la défensive et la stabilisation ». Cette affirmation, extraite de la directive 2009-2011 du général W.Casey, chief of Staff of the Army, pour la préparation opérationnelle des unités, démontre, s’il en était besoin, que malgré leur supériorité conventionnelle, les Etats-Unis n’excluent pas de préparer leurs forces à des postures opérationnelles défensives.

Pourtant, force est de constater que s’exprimer sur la « défensive » dans les armées occidentales et, en particulier, dans l’armée française, ne fait pas l’unanimité aujourd’hui. En effet, une approche des opérations sous l’angle de la défense est considérée comme l’illustration d’un déficit d’audace voire le symptôme d’une prudence excessive et d’un manque de confiance dans nos équipements.

Il s’agit donc de remettre en question ces certitudes héritées de la RMA 1 post guerre froide, en réaffirmant, dans un premier temps, que la défensive complète toujours l’action offensive, mais aussi en soulignant, dans un second temps, que son apprentissage historique et contemporain permet de réhabiliter son emploi, mais aussi de mieux appréhender sa mise en œuvre par un ennemi potentiel.

Le mirage du tout offensif

Avec la fin de la guerre froide, les armées occidentales veulent rompre avec les manœuvres retardatrices prévues face au rouleau compresseur du pacte de Varsovie. La prééminence de l’offensive apparaît donc avec la première guerre du Golfe et son dénouement rapide. La stratégie s’appuie alors sur la supériorité technologique et sur l’efficacité du ciblage théorisé par le colonel (US) Warden. En outre, la mauvaise connaissance des grands penseurs stratégiques poussent les militaires à adhérer à une interprétation erronée de leurs travaux, à l’image de Carl von Clausewitz réduit à sa dimension offensive et à son paradigme de bataille décisive alors qu’il écrit : « La forme défensive de guerre est en soi plus forte que l’offensive ».

Mais c’est surtout l’expérience qui sonne le glas de ce culte pour le tout offensif. En effet, les conflits asymétriques récents conduisent les plus faibles à pratiquer sur les plus forts, des modes d’action hérités de la guerre révolutionnaire qui, comme l’embuscade ou le harcèlement contraignent les armées régulières à une posture défensive. Les coalitions, en Irak comme en Afghanistan sont ainsi amenées à adopter sur le terrain une manœuvre en réaction, ou à protéger leurs forces dans des sanctuaires 2 abrités derrière les solides palissades des FOB 3. De même, dans certains cas, il s’avère qu’une défense bien menée, même par l’adversaire dont le potentiel semble fragile, peut défaire des unités bien équipées et disposant, à première vue, de la supériorité technologique et opérationnelle. Ce fut le cas du Hezbollah au Liban qui, malgré des pertes importantes, a tenu tête aux troupes de Tsahal grâce à l’efficacité de son renseignement, à son système défensif fortifié et à son dispositif en profondeur.

Enfin, aujourd’hui plus que jamais, le milieu devient un égalisateur de puissance et les zones urbaines, par exemple, offrent au défenseur un atout de taille. Dans la continuité de ce bilan contemporain, l’histoire militaire vient à l’appui de ce constat.

La défensive dans sa perspective historique

En première approche, les modes d’action défensifs semblent être boudés par les plus grands stratèges qui, à l’instar de Napoléon, déclare « que la meilleure défense reste l’attaque ». Aussi, constate-t-on que le rempart, comme le mur d’Hadrien, la Grande Muraille de Chine, la ligne Maginot ou, plus récemment, la ligne Bar Lev israélienne sur le canal de Suez, ont montré leurs limites. Dans le domaine opérationnel, nombreuses sont les manœuvres défensives qui ont échoué. Il faut ainsi se souvenir, au Moyen Age, de la prise de Château-Gaillard réputé pourtant imprenable. Plus tard, il ne faut pas ignorer les défenses désespérées japonaises à Guadalcanal ou Iwo Jima et enfin, l’échec du camp retranché de Dien Bien Phu. Néanmoins, après une analyse plus poussée de ces exemples, il apparaît que ces défaites peuvent être attribuées à des concours de circonstances (trahisons, vulnérabilités, durée du siège excessive, appuis inefficaces), mais surtout à ce que Jomini appelle la rupture des lignes d’opération. En effet, bien souvent, les chefs n’ont pas pris en compte, dans leur raisonnement, l’ensemble des conclusions propres au milieu ou à l’ennemi, et n’ont pas mis en œuvre la coordination nécessaire à ces « lignes de défense éventuelles 4». En tout état de cause, quand les conditions d’une bonne défense sont réunies, ce procédé, même s’il prépare, accompagne ou appuie des actions offensives, peut contribuer à la victoire. Comment ne pas évoquer alors la conception révolutionnaire des citadelles de Vauban, la manœuvre britannique de Waterloo, la défense en profondeur allemande en Normandie 5 et celle de Joukov à Koursk. Dans ce cadre, la maîtrise et le contrôle du terrain, voire d’un point particulier ou de lignes de communication, favorisent les modes d’action défensifs au prix soit de lourdes pertes, soit d’un stratagème innovant. C’est le cas de Verdun avec sa portée symbolique, de la ligne Gustav en Italie qui tiendra en échec les Alliés, ou encore celui des campagnes d’Hannibal. Sa stratégie militaire d’approche indirecte pour défendre Carthage au plus loin tiendra en respect l’Empire romain pendant une décennie. Tous ces exemples historiques démontrent avec efficience que la défensive a toute sa place en stratégie.

La défensive dans les engagements d’aujourd’hui et de demain

Clausewitz nous rappelle déjà que « la détermination de l’espace incombe à la défense tandis que celle du temps incombe à l’attaque. » Aussi, alors que les opérations de stabilisation deviennent le cœur de l’engagement des forces terrestres, les modes d’action défensifs contribuent à la maîtrise du milieu et à la sécurisation. Certains y voient même un retour à la fortification rendu nécessaire par les contraintes de la « Force protection » et par le quadrillage adopté pour la contre-rébellion. De la même façon, l’avènement des espaces lacunaires dans la bataille et la disparition de moyens de défense passifs 6 exigent aujourd’hui de repenser et de refonder la manœuvre défensive 7. Dans un autre registre, étudier la manœuvre défensive, c’est aussi ne pas sous-estimer son adversaire et apprendre ou comprendre les modes d’action qui sont souvent les siens face à notre action 8.

Enfin, dans le cadre de la surprise stratégique évoquée dans le Livre blanc de 2008, nos forces pourraient être amenées à adopter une posture défensive face à un adversaire conventionnel à l’image d’une armée russe investissant le territoire géorgien.

Par orgueil ou par excès de confiance dans leur propre supériorité, les armées occidentales délaissent aujourd’hui, dans le cadre de la réflexion comme dans celui de l’entraînement, le concept de stratégie défensive. Pourtant, les enseignements contemporains et l’histoire militaire rappellent que la défense n’est pas désuète à condition d’être adaptée à la menace et à l’environnement du combat. Face à un ennemi asymétrique qui sait disposer localement d’un rapport de forces favorable, ou face à un adversaire conventionnel potentiel, les modes d’action défensifs offrent au chef des outils pour tenir le terrain, gagner des délais et relancer l’action sans compromettre pour autant sa maîtrise des principes de la guerre 9.

F. Jordan

  1. Revolution in military affairs.
  2. A l’exemple de la zone verte à Bagdad.
  3. Forward Operations Base.
  4. Précis de stratégie de Jomini.
  5. Face à l’offensive britannique de l’opération Goodwood.
  6. Signature par la France et par d’autres pays occidentaux de la convention d’Ottawa sur l’interdiction des mines anti-personnelles.
  7. Dans le cadre de l’hypothèse 1 d’intervention sur le territoire métropolitain ou sur les DOM-COM spécifiée par la PIA 00-301 et les modes d’actions des MICAT Proterre par exemple.
  8. Création de cellules « ROUGE » dans les états-majors.
  9. Liberté d’action, concentration des efforts, économie des moyens.

Commentaires

1. Le samedi 12 février 2011, 20:08 par Midship

Il est étonnant de parler de posture "défensive" sur le plan stratégique en prenant l'exemple des américains en Irak et en Afghanistan, des français à Dien Bien Phu, ou à l'inverse des japonais à Guadalcanal. A l'échelle stratégique, on peut se demander en effet si les belligérants cités n'étaient pas plutôt dans une posture offensive.
Ce qui impose de définir ce que signifie le terme de "défense" au plan stratégique et au plan tactique. Sans pour autant rentrer dans l'opératif (en parlant des FOB en l'occurrence) car alors on risque de se retrouver dans un "toute défense est attaque, tout attaque est défense" dès lors que l'action dure plus de trois secondes.

L'ensemble me semble donc cavalier : scolaire (annonce des parties très visibles), rapide et foudroyant (annonce de la conclusion avant l'introduction et sans passer par la définition), convaincu avant d'être convainquant, définitif et haut.
Pour rester dans la cavalerie et paraphraser un autre long-nez, "c'est un peu court". Vous auriez pu dire sur la défense bien des choses en somme, en variant le ton, tenez :

dérégulateur : les contractors, SMP et autres qui sur terre ou sur mer ne font quasiment que de la défense

industriel : les radars terrestres et les blindages jusque sur les militaires

sémantique : car oui, il eut été bon de signaler que notre ministère, de la guerre est devenu celui de la Défense, gagnant du recul et une majuscule (et toute la problématique est là : si tu avances ... comment veux-tu que je parle de défense !)

juridique : l'attaque est maintenant juridiquement contrainte et moralement prohibée, les évolutions de l'action militaire des états n'est peut être pas un choix mais la conséquence stratégique de l'évolution d'une morale

futuriste : quid du livre blanc qui nous dit de jeter un oeil, voire les deux, du côté de la défense de nos infrastructures de communication, réseaux et autres googles ... stratégiquement, attaque ou défense du cyberespace ?

moustachu : et oui, sous ce long nez, le renseignement n'est il pas un outil de contre ingérence, donc de défense ?

...

Bon, faut que je vous laisse, ce soir j'attends Madeleine.

égéa : Madeleine a bien de la chance !

2. Le samedi 12 février 2011, 20:08 par Christophe Richard

Bonjour,
L'exemple israélien de 2006 est trés interressant pour réfléchir au concept de défensive.

Israël était manifestement dans ce qu'on pourrait appeler une posture stratégique défensive après l'évacuation du sud-Liban en 2000.
Cette défensive stratégique s'appuyait toutefois sur ce qu'on pourrait appeler une défense offensive au niveau opératif, qui combinait un contrôle étanche des accès au territoire israélien et des opérations de neutralisation des groupes palestiniens les plus actifs.
Cette neutralisation s'opérait au niveau tactique par des raids aériens ou aéro-terrestres allant de l'élimination ciblée de chefs à des sièges en règles de certains camps palestiniens, tel celui de Jenine en 2002. Mais on était là clairement dans ce qui pourrait s'apparenter à du maintien de l'ordre, il s'agissait de contenir et non d'anéantir.
C'est ce système qui semblait donner satisfaction qui fut mis en oeuvre pour répondre à la provocation du Hezbollah en juillet 2006. Seulement... on lui a fixé des ambitions qui n'étaient plus de nature défensive, il s'agissait de punir et d'éliminer une menace de plus en plus sensible.
Or le système tactico-opératif s'est révélé peu adapté pour produire les effets escomptés, sans doutes une action clairement offensive avec occupation effective du terrain aurait été plus efficace, mais cela aurait été couteux stratégiquement et ploitiquement car il aurait fallu assumer le coût humain, matériel et moral de cette posture offensive, vis à vis de l'opinion et au niveau diplomatique (pouvait-on justifier le coût d'une nouvelle occupation du sud-Liban six ans après un retrait éprouvant, pour deux soldats?).
Je rejoins donc mon camarade sur l'idée qu'il faille réinterpréter la défensive, en partant du fait qu'aujourd'hui la supériorité morale que procure la défensive au niveau politique est essentielle. C'est une donnée de départ qu'il faut finement analyser dans les combinaisons stratégiques, opératives et tactiques qui en découleront.
A cela il convient d'ajouter que nous devons investir un nouveau champ de bataille, (certains préfèrent le terme d'échiquier), celui de l'information où se joue la détermination de l'initiative stratégique que procure la supériorité morale de la défensive au niveau politique.

Bien cordialement.

3. Le samedi 12 février 2011, 20:08 par

Bonjour,

Je suis d'accord avec le début du premier commentaire, cet article part d'une erreur de raisonnement majeure et, espérons-le, involontaire car sinon l'idée qui sous-tend l'article est détestable. Le bon sens veut que la défensive c'est défendre son domaine. En Indochine, en Irak, en Afghanistan, et quand bien même on adopterait les élucubrations américaines de la "défense le plus en avant possible", l'Occident n'est ni chez lui ni sur ses marches (comme l'est en revanche Israël au Liban ou à Gaza, ensuite on peut débattre des méthodes détestables utilisées par Tsahal). A Dien Bien Phu, l'agresseur, l'attaquant, l'occupant, ce n'est pas Giap qui est chez lui, c'est nous (d'ailleurs le camp lui-même est bien installé dans une perspective offensive).

Donc guerre irrégulières ou pas, lorsqu'on fait la guerre chez les autres et loin de chez soi sans menace directe sur son chez-soi, on est l'attaquant et, si j'ose ce jeu de mot, l'offenseur.

Aller chercher Clausewitz pour défendre des guerres "coloniales" en tous les cas d'occupation qui ne veulent pas dire leur nom est soit malhonnête si c'est l'objectif, soit stupide si on ne s'en rend pas compte. Mais je laisse encore une fois le bénéfice du doute à l'auteur de l'article. Ce qui est certain, c'est que ce genre de réflexions est à mettre au panier, faute de quoi, si nous continuons à nous mentir et parons de vertus faussement historicistes des guerres dont l'éventuelle utilité ne peut de toute manière pas être trouvée dans ce genre de paralogisme, nous serons encore piégés en Orient dans 20 ans, faute de penser droit... et simple.

Bon dimanche.

Immarigeon

4. Le samedi 12 février 2011, 20:08 par Midship

Une remarque suite à l'interprétation que fait Immarigeon de mon commentaire initial :

Je ne cherchais pas à défendre la légitimité d'une guerre sur le plan "attaquant / attaqué", mais juste à définir ce qu'est, sur le plan de la stratégie militaire (à l'échelle d'une guerre), la défensive. Pour moi, la défense, c'est celui qui possède le milieu. L'offensive, c'est l'action de se déplacer sur le terrain de son adversaire.

Pour le cas particulier de DBP, je ne cherche donc pas à savoir si la France était ou non chez elle en Indochine, je dis juste que le camp de DBP a été créé de toute pièce en quelques semaines, à partir de rien (pensez qu'il a fallu parachuter les matériels du génie, de l'artillerie, des fortifications sommaires, du matériel de santé, et même plusieurs BMC ...) le tout sur une zone où l'autorité de l'Union n'était plus établie, dans le but de provoquer l'affrontement avec le belligérant viet. Sur le plan opératif, la manœuvre est purement défensive, sur le plan stratégique, elle projète, donc attaque.

5. Le samedi 12 février 2011, 20:08 par Boévik

Je sais, j’interviens un peu tard dans le débat...

Je ne suis pas d’accord avec les précédents commentaires : pour moi, les propos de Frédéric Jordan ne concernent que le niveau tactique, et il le dit. Leur extrapolation au niveau stratégique n’était pas le sujet de l’article et pour cause : cela se révèle faux, comme le montre bien Midship.

Sinon, je suis entièrement d’accord avec l’opinion exprimée sur ce post : après l’école « Guerre Froide » entièrement tournée vers la défensive (période qui a tout de même duré près d’une décennie après la chute du mur de Berlin...), le balancier est maintenant revenu complètement à l’opposé. Je partage entièrement cette idée que la doctrine française ne veut aujourd’hui plus entendre parler de missions de défense. « Défendre ferme » est devenu un gros mot. Développons encore un peu plus cette tendance et l’on se retrouvera dans l’esprit d’offensive à outrance de 1914...

Un autre argument m’apparaît cependant déterminant pour plaider en faveur de l’enseignement de la défensive. Frédéric Jordan l’évoque bien à la fin de son article, mais selon moi trop brièvement : l’étude de la défensive permet d’être un meilleur attaquant ! C’est en maîtrisant réellement un savoir-faire que l’on peut avec efficacité se demander comment le contrer. Et l’inverse est bien entendu vrai : On se défend d’autant mieux que l’on sait comment bien mener une attaque.

Au final, donc, nous avons là un article très bénéfique car ouvrant le débat sur un sujet apparemment tabou dans l’armée française mais ô combien important.

égéa : oh la, se méfier de l'abus des tabous.. il y en a finalement bien peu. En revanche, qu'il y ait du désintérêt....

Pour l'étude comparée de l'off et de la défensive, c'est vraiment ce que dit Clausewitz quand il prône la défensive : elle n'est qu'un moyen pour repartir à l'offensive, une fois qu'on a épuisé l'adversaire.

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