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De la non-participation de l'industrie d'armement au débat stratégique

Cela fait quelques semaines que je teste l'idée, auprès d'interlocuteurs divers : stratégistes, industriels, communicants, militaires, observateurs... Les réponses sont variées, mais le constat est quasi unanime : les industriels de défense ne participent pas au débat stratégique. Et quand ils s'expriment, on a l'impression d'une langue de bois digne des plus grands moments de la soviétologie.

source

Pourquoi ? pour des raisons parfois bonnes, et d'autres qui ne le sont pas.

Parce que comme dans toute industrie, ils sont peu portés à la recherche, et en tout cas pas à la recherche fondamentale.

Parce qu'ils confondent les deux sens du mot stratégie, à la fois stratégie d'entreprise et stratégie générale.

Parce que comme toutes les entreprises modernes, ils sont obnubilés par la dictature du court terme, du résultat annuel, du "take the money and run".

Parce qu'il n'est pas sûr que les grandes organisations, et donc les entreprises, "pensent".

Parce qu'ils sont privés et que même s'ils travaillent dans une industrie de souveraineté, ils ont peu à faire d'un "bien public".

Parce qu'à supposer qu'ils aient une approche originale, si elle était valable, elle pourrait avoir des conséquences positives sur leur activité, et être convertie en création de valeur : elle ne peut donc être rendue publique car la concurrence pourrait en profiter. (vision très malthusienne et passéiste de la connaissance, mais c'est un autre débat).

Parce qu'ils peuvent considérer avoir d'autres influences près des cercles de pouvoirs publics.

Parce qu'ils considèrent que la stratégie, ce n'est pas leur métier mais celui de l'Etat et qu'ils ne sont que suiveurs.

Parce que s'ils sont des innovations stratégiques, ils les font passer via des cercles étatiques (DAS, DGA, CSD, SGDSN, ...) pour leur donner le lustre public. Si c'était eux qui avaient une idée, elle serait aussitôt accusée d'être celle du grand capital, tournée vers le profit, ....

Parce qu'étant des industriels, ils privilégient systématiquement une solution "technologique", à l'américaine (voir le dernier article de Joseph Henrotin dans DSI sur la RAM).

Cette attitude frileuse et court-termiste explique, probablement, au moins en partie, les nombreux échecs à l'exportation de la dite industrie d'armement.

O. Kempf

Commentaires

1. Le lundi 28 mars 2011, 21:34 par Midship

sur le point concernant la recherche, il est à noter que les entreprises d'armement ont deux types de dépenses :

- la recherche financée par le client. L'entreprise vend une prestation (plan d'étude amont, levée de risque, démonstrateurs, etc). L'industriel est alors un bureau d'étude.

- la recherche financée par l'entreprise (private venture = self funded R&D). C'est l'entreprise qui "réfléchit" pour créer de nouvelles solutions (à des problèmes qui n'existent pas forcément encore, d'ailleurs). Les entreprises ont donc des laboratoires dans lesquels les chercheurs essayent de faire progresser la technologie dans leurs domaines. Ils sont en lien avec les responsables des services "stratégie" qui essayent de percevoir les grandes orientations du marché et de les traduire en objectifs pour l'entreprise. Ces laboratoires travaillent souvent en partenariat avec des organismes publics, des universités, etc.

Toutes les raisons que vous citez sont pertinentes pour expliquer la chose. Peut être aussi qu'elles ne perçoivent pas forcément l'intérêt au niveau où il se situe vraiment. Peut être enfin que la notion de périmètre a une importance. Aujourd'hui, le périmètre de la plupart des grandes entreprises d'armement dépasse celui d'une zone géographique nationale où les stratégies seraient cohérentes. Il apparaît par exemple difficile à un industriel français de consacrer beaucoup de moyens à une réelle recherche stratégique lorsqu'il est implanté dans 50 pays, alors que culturellement, un industriel dont le but est de fournir une armée nationale est plus enclin à développer une réflexion stratégique de concert avec elle.

2. Le lundi 28 mars 2011, 21:34 par Sdemaupeou

Beaucoup d'affirmations dans ce post....sans doute pour faire réagir!!
Le constat est donc quasi unanime : "les industriels de défense ne participent pas au débat stratégique"...mais sont ils vraiment associés à y participer? Recherche-t-on un sponsor ou une expérience, une approche différente? Quel a été le niveau d'implication demandé aux industriels lors des travaux du livre blanc?

"Parce que comme dans toute industrie, ils sont peu portés à la recherche, et en tout cas pas à la recherche fondamentale"...un peu rapide comme affirmation quand on songe au dernier prix Nobel de physique décerné en 2007 à Albert Fert qui dirige une unité mixte Thales/CNRS.

égéa : moi, vouloir faire réagir ?

3. Le lundi 28 mars 2011, 21:34 par Pierre

Les industriels sont-ils associés au débat stratégique ? A la question naïvement posée par Olivier, à laquelle il répond de manière un peu expéditive, on serait tenté de répondre d'abord : mais y a-t-il un débat stratégique en France ?
Si le débat réside dans l'exercice décennal du Livre Blanc, la réponse est facilement : non, les industriels n'y sont pas véritablement associés. Lors de la préparation du dernier Livre Blanc, son responsable Jean-Claude Mallet avait donné des consignes rigides pour limiter les contacts de la commission à une liste très réduite de PDG, de peur que les travaux de la commission soient pollués par le lobbying des industriels. Inutile de dire que l'exercice était resté très abstrait, de façon assez symétrique à ce qui avait été fait du côté des militaires, par peur que le débat devienne un grand déballage public...

En réalité, le débat stratégique se situe à d'autres niveaux, en particulier celui des commissions parlementaires qui auditionnent régulièrement les responsables du secteur industriel. Un débat malheureusement trop confidentiel, ce qui est dommage vu le niveau des idées qui y sont échangées. Quant à l'exécutif, il se réfugie dans le huis clos des conseils de défense pour faire l'économie d'un vrai débat stratégique...

Mais revenons à l'argumentaire d'Olivier Kempf. Les industriels n'ont pas le sens de l'intérêt public, ils privilégient leurs intérêts propres, s'occupent d'abord d'export... Commençons par rappeler un fait historique : en France l'industrie de défense est née des arsenaux d'Etat, elle était un service public par nature et la notion de profitabilité a été trop longtemps ignorée de son management - on l'a suffisamment reproché à l'époque au GIAT ou à la DCN ! On a vu les efforts qu'il a fallu faire dans les deux dernières décennies pour privatiser les arsenaux et en faire des industries compétitives, d'abord dans l'aéronautique puis dans le terrestre et le naval, et le mouvement n'est du reste pas terminé. On a donc trop longtemps reproché à ce secteur industriel de ne pas être profitable pour lui reprocher aujourd'hui de chercher la rentabilité, objectif qui lui a du reste été assigné par les autorités de tutelle.

Il faut le souligner car la finalité de l'industrie de défense en France n'a jamais été le profit en tant que tel mais la fourniture à l'appareil de défense de capacités correspondants aux missions elles-mêmes fixées par la stratégie.
Cette articulation est illustrée par une particularité française : si la logique d'arsenal a été dépassée, l'industrie de défense reste soumise à une tutelle contraignante de la DGA qui intervient comme planificateur, spécificateur et acheteur des équipements militaires et contrôleur des exportations. Quel rapport avec le débat stratégique ? Tout simplement que ce ne sont pas les industriels qui influent sur les missions en proposant spontanément leurs systèmes d'armes mais, inversement, les industriels reçoivent commande de ce qui correspond aux besoins en équipements déterminés par la tutelle (le cas de Dassault étant l'exception notable).
Conséquence, l'industrie française a trop longtemps produit des équipements sur-spécifiés donc trop chers à la fois pour les forces et pour l'export, sans parler de la difficulté à faire des programmes en coopération européenne ou OTAN par multiplication des spécifications et des standards différents.

Lorsqu'il arrive qu'un industriel produise un équipement dépassant les capacités initialement demandées et susceptibles de produire des développements stratégiques, il est prié de ne pas en faire état. C'est le cas du missile de croisière franco-britannique Scalp/Storm Shadow, dont les performances exceptionnelles constatées en Irak en 2003 en ont fait de facto un instrument de dissuasion conventionnelle. Le concept même de dissuasion conventionnelle étant interdit en France, comme tout ce qui peut porter atteinte au dogme de la dissuasion nucléaire, la réflexion sur cette capacité nouvelle n'a pas été poursuivie.

Sans essayer de conclure sur la question posée par Olivier, il faudrait justement se demander où se situe aujourd'hui le débat stratégique, s'il peut encore être purement national et surtout s'il peut se dérouler de façon réaliste sans partir des moyens et des capacités d'une France aux ambitions contrariées par la réalité économique. Alors oui, la question prend tout son sens.
Analyser ce qui restera de l'outil industriel européen dans quinze à vingt ans, notamment pour les avions de combat avec un Rafale et un Eurofighter sans successeurs, pour imaginer quelle pourra alors être la position de défense de la France et de l'Europe. Sans cette dimension incluant évidemment les industriels, le débat stratégique restera au niveau irréaliste de la guerre des étoiles...

4. Le lundi 28 mars 2011, 21:34 par Midship

"Parce qu'étant des industriels, ils privilégient systématiquement une solution "technologique", à l'américaine (voir le dernier article de Joseph Henrotin dans DSI sur la RAM)."

--> le fait que l'armée de l'air française ait des rafales mais n'ait pas de "A10-like" est la preuve de la capacité d'influence de l'industriel sur la doctrine stratégique !

5. Le lundi 28 mars 2011, 21:34 par

Bonjour à tous,
Excellente analyse d'Olivier. Je ne suis pas militaire mais instructeur incendie (je forme des formateurs sapeurs-pompiers) et ce qu'indique Olivier se retrouve à l'identique dans ce secteur. Et les USA en sont le pire exemple.En fait, on a 3 étapes:
1) la persuasion. Vous êtes des héros, vous êtes beaux, vous êtes forts, vous êtes excellent.
2) les finances. Houlala, vous coûtez super cher les gars! Faut faire des économies!
3) la vente. On a un super truc génial, qui va vous permettre de mieux faire. Parce comme vous êtes super bons, si ça marche pas, c'est parce que le matos est pas bon.
4) l'achat. Bon, OK on va vous acheter le super matos. Mais en même temps on va bloquer les embauches.

Or, surtout en incendie, on constate un niveau de maitrise des outils, qui confère à l'ignorance la plus totale. On a donc une illusion de compétence qui ouvre la porte à l'achat de matériel, alors que le meilleur matériel du monde utilisé par quelqu'un qui en ignore le fonctionnement, ça ne va jamais donner de bon résultat.

Pour ma part je ne me risquerais sans doute pas à pronostiquer l'issue d'un combat entre un équipage Français, avec un Leclerc, et Michael Wittmann et son Tigre 7.

Amitiés
Pierre-Louis

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