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Guerre et rapatriement des corps

Un fidèle lecteur m'envoie ce message :

"Ce soir, je me suis fait une réflexion toute simple en regardant le début d’un reportage sur les 177 de Kieffer. Un ancien du commando nous dit que le plus dur, ce n’est pas de se battre, c’est de voir son copain tomber, de creuser un trou, et de jeter la première pelleté de terre.

L’Afghanistan, notre plus longue et plus coûteuse guerre depuis bien longtemps, est un terrain où de nombreux alliés seront tombés, et où aucun corps ne sera resté (US, UK, FR, …).

Je ne sais pas quelles conséquences ça peut avoir, sous quel angle réfléchir à cette question, mais j’ai le sentiment que ça ne peut pas être anodin. Le seul critère technique (moyens modernes permettant de rapatrier un corps avant que son état ne l’interdise) ne me semble pas être l’alpha et l’oméga de la question".

source

J'aborderai ce sujet avec prudence, mais il mérite d'être évoqué, car c'est une question de commandement que tout chef doit se poser. Je précise aussitôt mon humilité devant la chose, et espère ne pas raviver, chez certains, des sentiments mal enfouis.

Je note que vous retenez surtout l'image : celle de la pelletée de terre, celle en fait de la représentation de la mort. Car il y a une dimension médiatique, mais si elle a changé de forme, elle n'a pas changé au fond : aujourd’hui, on voit tous ou, plus exactement, tous voient tout, grâce aux moyens de transmission vidéo, etc.... Remarquez également qu'il y a une "mise en scène", peut-être plus imposante aujourd'hui qu'autrefois (la cérémonie de départ du théâtre, la cérémonie aux Invalides, la mise en terre dans la commune natale, l'inscription du nom sur le monument aux morts) parce qu'il y a moins de morts qu'en 14-18 ou en 44. Enfin, je pense à ce village anglais, situé entre un aérodrome militaire et la base du coin, et qui voit traverser, toutes les semaines, des convois funèbres et qui s'assemble pour honorer à chaque fois les morts au combat. Bref, le travail funèbre est peut-être plus individuel dans un cas, plus collectif dans l'autre, mais il s'effectue.

Le plus important me semble pourtant la dimension psychologique ou affective : au fond, la question n'est pas celle du corps, du trou, de la terre (dans un cas) ou du cercueil, du drapeau qui le recouvre, de la haie d'honneur et de la prise d'armes solennelle (dans l'autre). Ce qui compte, c'est que ce soit le "copain" qui soit l'occasion du travail funèbre. Pensez à ce beau reportage sur des soldats américains (en Irak ? je crois l'avoir lu dans le Monde magazine, était-ce l'été dernier ? quelqu'un a-t-il la référence ?) où l'on comprend que le groupe devient une entité tellement soudée par ce qu'elle vit, qu'en conséquence les références "normales" (hors de la guerre) n'interviennent plus. Ces soldats tiennent donc ce discours "je suis prêt à risquer dix fois ma peau pour sauver le copain : ma mort compte moins que la sienne". Qu'on pense plus récemment aux témoignages des combats d'Uzbine, où l'on a constaté un dévouement des soldats pour leurs p'tits cos.

En fait, cela renvoie à la "fraternité d'armes". On n'en retient bien souvent que l'expression : c'est méconnaître cette expérience de la guerre qui modifie radicalement (et pour une fois, le mot est bien employé) la perception des choses. Et celui qui vit en même temps que soi cette anormalité devient, en même temps que soi, un autre, différent des autres humains. Les deux s'aventurent dans des territoires émotifs inconnus. Voir donc disparaître ce frère d'arme, qui comme moi a vécu ce moment exceptionnel, c'est disparaître soi-même : alors, sa mort atteint l'humanité que nous avions curieusement découverte dans ces moments extrêmes.

Dès lors, la question n'est plus celle du trou ni celle de la pelletée de terre : elle est dans la conscience de la disparition de l'autre, du copain, du frère d'arme.

Mais je demande votre indulgence envers ces considérations, que j'avance avec prudence.... Je suis disposé, plus que d'habitude, à recueillir des témoignages ou explications sur la question.

O. Kempf

Commentaires

1. Le jeudi 9 juin 2011, 21:38 par Midship

Pour le pays "hôte" de la bataille, cela change peut être aussi les choses. Il y a des cimetières américains en France, où nos écoliers peuvent aller comprendre le sens de la chanson de Sardou "Monsieur le président de France", là où l'américain est mort en juin 44. Dans d'autres endroits, il y a des cimetières de militaires de toutes les guerres qui se sont battues "Là", au delà de tout pays, ils se sont battus "Ici", à côté de là où je vis, à côté de là où je vais à l'école, à côté de là où je travaille.

En Afghanistan, les petits écoliers sauront que leur père, dans le cimetière du village, est mort d'une balle américaine. Jamais ils ne verront la croix de cet américain mort en juin 2011.

2. Le jeudi 9 juin 2011, 21:38 par TiFlo

Je ne sais pas si mon commentaire rentre dans le cadre de votre appel, mais votre mention du petit village anglais traversé par les corbillards m'évoque l'exemple canadien.

Depuis le début de l'intervention de l'Otan en Afghanistan, les corps des soldats canadiens tués en opérations atterrissent tous à la base aérienne de Trenton, dans l'Est de l'Ontario. De là, les convois funéraires s'en vont vers Toronto où les dépouilles y sont rendues aux familles et/ou transférées dans le reste du pays. Le tronçon d'autoroute emprunté par les convois a été renommé "l'Autoroute des Héros". Chaque passage de convoi voit les bords de la route, les parapets des ponts et les sorties se remplir de gens venus assister à son passage en silence. Pour y avoir participé une fois, totalement par hasard (je me trouvais sur la route à ce moment là et je me suis arrêté), je peux dire que c'est quelque chose de très fort. Sur et autour du pont, noir de monde, jusqu'aux extrémités des bretelles d'accès : des vieux, des jeunes ; des anciens combattants, drapeaux et médailles au vent ; des cadets (le Canada a des cadets...) en uniforme ; des pompiers, des policiers, des paramédicaux (ambulanciers), qui selon les marquages de leurs véhicules étaient venus de tous les comptés alentours ; tous avec les gyrophares allumés, tous clairement en "pause exceptionnelle" pendant leur service ; et un profond silence au passage du convoi, avant que tout le monde ne se disperse aussitôt après.

Je ne suis pas sur de ce que je pense des déploiements de l'Otan à droite et à gauche en ce moment, j'ai grandi, en France, dans des valeurs profondément anti-militaristes, anti-guerres, anti-pouvoir (anti-pas-mal-de-choses, je ne vous fais pas un dessin...) ; valeurs qui me sont encore chères, bien que de l'eau ait coulé sous les ponts depuis. Pourtant, j'ai été profondément touché par ces quelques minutes.

On est bien sûr loin du la relation entre frères d'armes sur laquelle vous terminez votre papier. Il me semble cependant qu'on est clairement en présence d'une situation où la nation (une infime partie, entendons-nous, mais néanmoins visible) rend, de manière spontanée et sans aucune initiative gouvernementale, hommage à ses soldats.

Si je peux risquer un lien (rapidement trouvé sur google, je ne suis pas responsable du contenu du bouzin) ; le pps "reportage photographique" donne un aperçu de la chose : http://www.knowckers.org/2008/09/le...

Bien à vous,

Florian

3. Le jeudi 9 juin 2011, 21:38 par

Dans le Pas-de-Calais, la Somme, le Nord et en Belgique, à chaque détour de chemin mais visibles de loin dans la campagne, on trouve des cimetières militaires britanniques de la Première Guerre regroupant chacun quelques dizaines ou centaines de tombes. Dans les cimetières municipaux, on trouve ici ou là un groupe de quelques tombes qui sont l’équipage d’un bombardier britannique de la Deuxième Guerre.

Dans cette région que je connais pour y avoir vécu quelque temps, il reste aussi de grands cimetières de la Première Guerre (Notre-Dame de Lorette et d’autres où les croix sont blanches pour les Français mais noires pour les Allemands ; souvent les tombes sont anonymes).

Pour les Britanniques aujourd’hui, leurs cimetières dispersés dans le nord de la France et en Belgique sont souvent un but de voyage. Ils sont soigneusement entretenus par des associations britanniques. Lors de leur création ils étaient sans doute aussi une façon de marquer un territoire que les Anglais ont toujours considéré (et considèrent encore aujourd’hui) comme une province anglaise. La vue de ces cimetières parfois immenses donne une image concrète de la catastrophe collective qui frappa l’Europe il y a un siècle.

En 1919 la Troisième République a organisé le rapatriement dans leur village des corps de soldats français quand la famille le voulait. Pour le gouvernement d’alors, le rapatriement de quelques corps pouvait être un moyen de retarder le moment où l’on prendrait conscience de l’hécatombe. Pour les familles (on m’a raconté) le rapatriement du corps rappelait au village qu’on avait participé à la Victoire. On imagine au même moment dans quel état catastrophique était le moral des Allemands, en deuil comme nous mais vaincus, désignés coupables et n’ayant pas les moyens de rapatrier les corps qui, de plus, se trouvaient en territoire étranger et chez les vainqueurs.

.
Aujourd’hui c’est différent : partir en opex avec la certitude qu’on reviendra chez soi d’une façon ou d’une autre, ce n’est pas la même chose pour le moral que l’idée qu’on laissera son cadavre dans des pays inaccessibles même si, sur certains territoires difficiles à vivre (par exemple le Sahel), on a de la considération pour le courage de leurs habitants.

Quant à la fraternité d’arme que vous évoquez, c’est une réalité. Je suppose qu’elle est devenue plus forte avec la professionnalisation qui rassemble volontairement des gars de motivations et d’origines sociales analogues. Il faudrait s’intéresser à la sociologie du recrutement : il existe des analogies quel que soit le grade compte tenu des possibilités de promotion interne et, pour Cyr, de la gratuité des lycées militaires. J’ai déjà parlé de cette fraternité d’arme dans mes souvenirs, sans rien chercher à prouver : on m’excusera de me citer encore une fois (opex Tacaud, l’assaut décrit au §24) : « ‘les copains y vont, j’y vais donc aussi et tant pis si je crève’. Dynamique de groupe, encore : plus que de la camaraderie, c’est de la fraternité. »

Enfin, je confirme ce que vous écrivez : « ma mort compte moins que la sienne ». J’ai personnellement ressenti ça : mes hommes n’étaient pas à proprement parler « mes copains » mais j’étais plus angoissé par l’idée de faire des erreurs qui les mettraient inutilement en danger que par le risque physique que je prenais moi-même. Par la suite j’ai eu quelques cauchemars mais uniquement sur ce thème : un danger que je n’avais pas anticipé et des pertes. J’aurais terriblement culpabilisé. Heureusement pour tous, ce n’est pas arrivé.

4. Le jeudi 9 juin 2011, 21:38 par fp

bonsoir, j'ai récemment eu l'occasion de comparer deux réactions face à la mort au combat :
- d'un côté, celle de soldats au quartier, installés dans une certaine routine, intégrés dans la société
- de l'autre, leurs frères d'armes "la compagnie d'à côté", déployé en Afghanistan dans des conditions rustiques et dans des situations de stress récurrentes.

Les deux populations ont perdu un même camarade au combat.
Pour avoir été en contact avec les deux, il m'a semblé que le personnel le plus affecté appartenait à la population au quartier.
Je me le suis expliqué par plusieurs raisons :
- sur le théâtre,
le stress de la mission permet de surmonter la peine.
la fraternité d'armes, la camaraderie y sont également pour beaucoup, certainement.
la préparation de la mission, a aussi permis de durcir les esprits, de se préparer à cette éventualité et ainsi de l'assimiler plus facilement.
le sentiment "de faire le job" prend finalement le dessus
-au quartier,
le soldat peine à accepter cette mort si brutale, il ne la comprend pas car l'a vécue à distance
il est plus vulnérable, comme l'est le citoyen qui n'a pas un métier " où le risque est une réalité"
il incarne la société et sa mollesse, sa faiblesse psychologique.

Ces remarques ne sont toutefois qu'une série de généralisations dangereuses. Et c'est bien un suivi individuel de chacun des frères d'armes qui permet d'avoir une idée de l'état du moral de la troupe.

Enfin, si le sujet du billet était bien la réaction face à la mort, il convient de porter la même attention au suivi de nos blessés et de leurs entourages, sujet bien plus complexe notamment traité par JP MARI dans "Sans blessures apparentes" (http://sansblessuresapparentes.blog...)

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