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Guerre et économie : quelques considérations préliminaires

J'aimerais vous entretenir de quelques considérations sur la guerre et l'économie, objet du colloque de vendredi prochain (dépêchez vous, plus que deux jours d'inscription en envoyant un simple mail ici).

En effet, il y a régulièrement des colloques évoquant « l’économie de défense », et d’excellents : mais ils sont surtout orientés vers l’industrie de défense, sa concurrence, ses conditions, son avenir. Or, ce n’est pas ce dont nous parlerons.

Quant à l’économie de défense, si elle avait connu une certaine effervescence à la fin des années 1990, (grâce à des auteurs comme Christian Schmidt, Nicole Chaix, Jean-Paul Hébert (+), Jacques Aben, Jacques Fontanel, …) , l’impulsion initiale n’a pas été suivie, à la différence des pays anglo-saxons où une école de « défense and peace economics » témoigne d’une vigueur certaine.

Pourtant, il faut bien constater, aujourd’hui, la double pénétration de la guerre et de l’économie.

1/ L’économie est-elle en guerre ?

L’utilisation du vocabulaire de la stratégie dans le monde de l’économie, notamment celui de l’entreprise, ne date pas d’hier : stratégie, tactique cible, offensive, objectif, ... autant de mots utilisés par les managers ou les dirigeants de Bercy. Mais il faut bien constater une inflation du mot guerre dans le discours ambiant (guerre à la drogue, à la délinquance, à la pauvreté, à la mucoviscidose…) et plus particulièrement dans celui de l’économie : la « guerre économique » est une expression qui fait florès, sans même parler de la guerre des monnaies, la guerre des taux, la guerre des matières premières, …. Cela mérite qu’on s’y attarde à nouveau :

a/ cette guerre économique recouvre-t-elle seulement la concurrence exacerbée entre les entreprises, dont les conditions seraient plus intenses aujourd’hui ? si oui pourquoi ? qu’est-ce qui a changé ? et comment expliquer les phénomènes de coopétition, qui paraissent bien loin d’une expérience guerrière qui chercherait toujours la destruction de l’opposant ?

b/ s’agit-il de l’effet d’une mondialisation plus poussée qu’avant et qui verrait l’apparition de nouveaux acteurs, dit émergents : ceux-ci utiliseraient des atouts économiques (faut-il parler d’armes ?) qui mettraient en danger les structures économiques des leaders précédents ?

c/ faut-il évoquer la compétition accrue pour des ressources rares : l’énergie vient la première à l’esprit, si on pense aux débats sur le pic pétrolier ou « la guerre du gaz », mais on voit apparaître des tensions sur l’ensemble des matières premières qui toutes, à tour de rôle, connaissent des flambées spéculatives qui ne sont pas dues seulement au dérèglements des marchés ; de même, la question des « terres rares » monopolisées par la Chine, les disputes accrues sur la maîtrise de l’eau, l’achat croissant de terres arables constituent autant d’indices qu’il y a une interpénétration entre le jeu économique (meilleure allocation des ressources rares) et la réalité écologique.

d/ on a de même l’impression que l’espace économique s’est compliqué avec le cyberespace : l’informatique mise en réseau facilite le développement économique, mais ouvre dans le même temps de nouvelles failles que la concurrence exploitera : tout le domaine de l’intelligence économique a ainsi un soubassement cyber qui est le lieu d’affrontements discrets, mais ô combien efficaces, et que l’analyse économique doit appréhender, par exemple en se posant la question : s’agit-il de deux espaces conflictuels distincts, ou faut-il les intégrer ? de ce point de vue, comment utiliser la théorie des espaces lisses nouvellement développée par les stratèges contemporains ?

e/ dernière question, celle du rôle des acteurs, et tout d’abord de l’Etat : celui-ci avait été remisé lors de la mondialisation bienheureuse, on s’aperçoit, avec la crise, qu’il conserve encore quelque utilité : il ne s’agit pas seulement de régulation, mais aussi d’assurer une garantie en dernier ressort, notamment quand les dettes privées ne sont plus couvertes par les mécanismes de marché. Cependant, outre ce rôle que l’on pourra dire traditionnel, n’y a-t-il pas place pour un rôle plus actif de l’Etat, au service des entreprises, et selon une logique nationale et souveraine ? de ce point de vue, la « guerre économique » constituerait la conjonction des intérêts publics et privés, aussi bien dans l’offensive que dans la défensive, et selon des règles tacites d’autant plus vigoureuses que les conditions « extérieures » seraient plus pressantes.

Autant de questions qui veulent analyser cette notion de guerre économique, et ne pas la prendre pour « argent comptant ».

Mais il faut aussi aborder les choses selon un autre point de vue, celui de la guerre.

2/ La guerre n’est-elle dorénavant qu’affaire d’économie ?

Les historiens et les stratèges évoquent depuis longtemps l’économie de guerre : la guerre industrielle, initiée au milieu du XIX° siècle, a conduit aux guerres totales du XX° siècle : si on sait donc qu’économie et guerre ont parties liées, on se rend compte aujourd’hui que la façon de conduire la guerre dépend directement du mode d’accumulation et de production.

a/ Dès lors, une question vient immédiatement à l’esprit : les modifications actuelles des systèmes de production et d’accumulation économiques vont-ils avoir des conséquences sur la conduite de la guerre, et lesquelles ?

b/ en supposant que oui et en allant plus dans le détail, comment la complexité de l’économie (qu’on vient d’évoquer) affecte-t-elle déjà le déroulement de la guerre ? y a-t-il des gammes de la guerre comme il y a des gammes de produits ? peut-on parler de guerres low-cost qui s’opposeraient aux guerres high-cost, qu’on n’ose dire haut de gamme ? et comment ces deux types de guerre peuvent-ils coexister ? un acteur de la guerre, régulier (l'Etat ?) ou irrégulier (le pirate?), a-t-il le choix lorsqu’il construit son appareil militaire ? est-il optimal (à supposer que cela soit possible) de vouloir se positionner dans toutes les gammes, ou la préférence donnée à l’une ne conduit-elle pas à une asymétrie systémique ? ne faut-il pas parler de « concurrence » des modèles de guerre, en utilisant les outils de l’analyse économique pour déterminer le choix le plus efficient ?

c/ on s’aperçoit de la mutation de la guerre contemporaine, celle-ci n’étant plus que rarement régulière. Cet élargissement de la conflictualité paraît d’ailleurs similaire à l’élargissement de la compétition économique que nous avons déjà évoqué. Ne faut-il pas, dès lors, introduire l’espace économique comme un des nouveaux espaces lisses de la guerre, le macro renvoyant au stratégique, le micro au tactique ?

d/ pareillement, la notion de crise est également utilisée par les stratèges et les économistes : y a-t-il une liaison de cause à effet entre une crise économique et une crise stratégique ? cette liaison obéit-elle d’ailleurs à une causalité simple ?

e/ comment les stratèges contemporains utilisent-ils les outils économiques ? cette question se pose au travers de la privatisation de la guerre (développement des sociétés militaires privées, mais aussi des sous-traitants locaux) et donc du partage du monopole étatique de la violence ; elle se pose aussi dans le contexte de l’approche globale, l’action militaire ne pouvant plus à elle seule décider de l’issue d’un conflit et devant donc se conjuguer avec d’autres actions (sécuritaires, diplomatiques, d’éducation, de justice, de développement) : quelle coopération envisager avec les acteurs économiques, à buts lucratifs ou non, dans la sortie de crise ? comment concilier le profit des uns et les buts de guerre des autres ?

Vous l’avez compris, les questionnements sur la guerre et l’économie ont pris une épaisseur nouvelle, à l’aune des évolutions tant du monde économique (mondialisation, crise de 2008, émergence) que du monde stratégique (guerre irrégulière, développement de réseaux privés, crise écologique).

Ce colloque répondra partiellement -forcément !- à ces questions : j’espère simplement qu’il contribuera à relancer l’intérêt pour ce champ passionnant qu’est l’économie de défense.

Programme ici. A vendredi.

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 26 juin 2011, 22:44 par Midship

je pense en effet que l'un des concepts clefs est la rareté, et la perception de celle-ci.

A l'origine de l'économie, il y a la rareté. En économie de marché, la réponse à cette rareté, c'est le prix. En fluctuant, il compense.

Et tant que la perception de rareté est lointaine, le prix suffit. Mais la mondialisation et la dérégulation ont contribué a créé une "surface lisse" sur laquelle les choses glissent, notamment les perceptions. Ceci combiné à la diminution effective des ressources crée une urgence, qui semble plus facilement dispenser de passer par le prix, et légitimer le passage par la force.

La force armée et l'économie sont deux modes de réponse à un besoin face à la rareté des ressources. La première des ressources, c'est souvent le territoire, vu non plus comme un moyen de puissance mais comme un "package" de ressources.

égéa : oui, il y a de l'idée dans vos commentaires. Il faut creuser...

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