Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Du C2 au mission command

C'est une article du Jane's IDR d'avril 2011 (p 8 : "US Army issues updated version of C2 guidance") qui m'apprend les innovations de la dernière version du Field Manual 3.0 sur les opérations : elle fait suite aux précédentes éditions, celle de 2001 puis celle de 2008. J'ai eu beau chercher sur le web, je n'ai pas vu le document : peut-être suis-je totalement has been ou passé à côté, mais si vous pouviez me donner un lien, ce serait bien (MAJ : le premier commentaire nous donne ce lien, voir ci-dessous).

source

On distingue au moins trois innovations majeures, qui partent de la notion même de C2. Command and control, que le français traduit trop vite par commandement.

A noter que ce document a été présenté par le Général Dempsey, patron du TRADOC, devenu depuis le CEMA américain (comme quoi, la doctrine est bien plus importante qu’il n’y paraît, du moins selon la perception française).

1/ Dans l’ancienne version, l’ensemble des moyens étaient dirigés par un élément de C2 centralisé. Dorénavant, cette direction se fait par un élément de « mission command » : au fond, et si je comprends bien les choses, il s’agit plus d’insister sur l’effet à obtenir que sur la définition mécanique des objectifs. On met plus en avant les chefs (les commandeurs), et moins les systèmes qu’ils utilisent. Ce qui entraîne plus de subsidiarité. « Mission command focuses on empowering subordinate leaders and sharing information to facilitate decentralised execution ».

2/ Cela nécessite par ailleurs une meilleure définition des opérations d’information. Le document distingue ainsi les activités d’information et d’influence (IIs), et les activités cyber et électromagnétiques.

3/ Enfin, l’environnement futur sera composé de menaces hybrides : « the diverse and dynamic combination of regular forces, irregular forces, criminal elements, or a combination of these forces and elements all unified to achieve mutually benefiting factors ». On sent une évolution qui va au-delà des simples opposants « irréguliers ». Notons au passage qu’on peut douter de cette action « unifiée ».

4/ L’évolution est patente, car elle traduit une sorte de doute : celui de la seule « technique », et donc du modèle technologique américain. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que ce soit l’armée de terre qui soit à l’origine d’une telle évolution : c’est logiquement l’armée la moins technique, et celle qui est le plus confrontée à la dure concrétude des choses, à la glaise des affrontements, à la complication d’un réel qui n’est pas « complexe » car il n’est pas facilement appréhendable par un « système ». Il y a une sorte d’humilité intellectuelle devant la réalité qui est assez étonnante de la part d’esprits américains, d’habitude enclins à « transformer le réel ».

5/ Ainsi, les trois innovations vont dans le même sens :

  • La plus grande initiative laissée aux subordonnés part du constat que les moyens automatisés de connaissance de l’information du champ de bataille ne suffisent pas à appréhender convenablement une situation : le brouillard de la guerre ne peut être dissipé par la seule technique, et il faut une appréciation humaine, de contact, pour agir dans des situations humaines ;
  • la distinction, dans les IO, des actions sémantiques par rapport aux actions techniques, vient du même constat : l’influence devient quelque chose de plus élaboré.
  • enfin, l’élargissement des « menaces » à des acteurs encore plus variés que la distinction entre réguliers et irréguliers : la double expérience de l’Afghanistan (les seigneurs de la drogue) et de l’Amérique du sud (Colombie, Mexique et frontière sud des Etats-Unis) ont probablement motivé la description « hybride » du cadre prochain de l’action des forces.

D’une certaine façon, c’est une approche plus européenne qui est ici dessinée.

Ref :

  • l'article du janes (pas lisible directement, il faut acheter, que croyez-vous ?)
  • un article du Gal Dempsey sur le Mission Command.
  • un papier sur l'OTAN et les guerres hybrides.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mercredi 13 juillet 2011, 21:35 par Cyrille

Bonjour,

Suite à votre article "Du C2 au command mission", voici le lien pour télécharger le FM 3.0:
http://usacac.army.mil/cac2/FM3-0/F...)1.pdf

Ainsi que le site web où ce document est disponible:
http://usacac.army.mil/CAC2/digital...

Il faut aller dans la partie Combined Arms Doctrine Directorate pour trouver le document.

Le document reste daté de 2008 sur la page de garde, mais l'ajout de 2011 figure bien dans le corps du document comme en témoigne le préambule.

Cordialement,

C.

égéa : mille mercis : En a-t-on parlé en France ?

2. Le mercredi 13 juillet 2011, 21:35 par Jean-Pierre Gambotti

D’évidence on échappe difficilement à ses tropismes… Pour ma part à la lecture, superficielle il est vrai, du FM 3-0, je suis plutôt enclin à souligner la remarquable avancée doctrinale de l’US Army que ses conséquences sur l’art du commandement, même si cette mutation intellectuelle et culturelle devrait bouleverser, j’en conviens, l’approche de la guerre par le soldat et sur le soldat.


Révolution doctrinale, car le FM 3-0 dans sa nouvelle version, formalise pour l’Armée de terre le changement de paradigme théorisé par le Joint Operation Planning du 26 décembre de 2006. Pour être clair il s’agit de la prise en considération dans la planification et la conduite des opérations et à tous les niveaux de la guerre de l’intrication des domaines diplomatique, informationnel, militaire et économique, ou DIME. Et que les opérations sont menées dans un environnement d’ensembles interconnectés – Interconnected Operational Environment- politique, militaire, économique, social, informationnel, infrastructure, ou PMESII ( cf JP 05 Chapter III-15 and so on…), opérations par nature hybrides pour lutter contre des menaces hybrides.

Clairement le JOP précise que le traitement des opérations ressortit à la systémique et que toute action sur l’un des pôles élémentaire de l’un des domaines aura des effets sur une partie du « tout » et sur « le tout », c'est à dire sur la guerre. L’appréhension des opérations ne peut plus être linéaire mais de l’ordre de la complexité et les notions de points décisifs, de lignes d’opérations, de centre de gravité doivent être revues en tenant compte de la nature plurielle de ces méta-guerres. Une étude approfondie des deux documents, FM 3-0 et JOP, est bien entendu nécessaire pour mesurer le saut doctrinal américain, mais une interprétation à gros pixels permet quand même de penser que nous sommes dans une nouvelle dimension de la stratégie. Et même s’il peut apparaître comme vaniteux de se citer, je prends le risque de rappeler que l’observation des guerres contemporaines m’avait incité il y a plusieurs années à rapprocher Clausewitz de Bertalanffy(1) . C'est-à-dire d’associer la stratégie et la systémique. Le JOP s’y essaye, mais très immodestement je pense que cette tentative n’est pas satisfaisante et incomplète.
Quoi qu’il en soit aucune guerre présente ou future ne peut plus être planifiée et conduite dans des centres d’opérations strictement militaires. Leçons et raison obligent.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

(1) Bertanlaffy versus Clausewitz ? Egeablog 25 février 2009

égéa : cela faisait plusieurs semaines que je ne vous voyais plus commenter. Une xombre inquiétude m'habitait. Vous voilà de retour, chic. Penser la complexité, Bertanlaffy, conjuguer les effets... Mais je suis surpris d'être le premier à signaler ce nouveau 3-0, pour tout dire.

3. Le mercredi 13 juillet 2011, 21:35 par yves cadiou

L’absence de JP Gambotti n’avait échappé à personne. Pour ma part je craignais que ce soit parce que nos conversations ne l’intéressaient plus.

Ce billet et le commentaire de Jean-Pierre Gambotti m’incitent à « ajouter mon grain de sel » (de Guérande) en partant de l’aspect global des opérations que les américains semblent découvrir (méfions-nous comme toujours du vocabulaire : je n’emploie pas « global » au sens américain, prononcé « glâboal » et qui signifie « planétaire », mais bien au sens français).
Ce document dessine sans doute le début d'une « approche plus européenne ». Peut-être s’agit-il aussi d’un changement d’époque, mais l'approche est encore très américaine.

La globalité des opérations militaires, qui semble être une découverte pour les Américains, ne l’est certainement pas pour nous qui avons inscrit une notion voisine, le caractère interministériel de la Défense, dans la Constitution de 1958 : « le Premier ministre est responsable de la Défense nationale ». Ce n’était déjà pas nouveau en 1958, ça fait partie de notre histoire : nous avons eu un « gouvernement de la défense nationale » en 1870 et déjà la Révolution avait pratiqué la réquisition de toutes sortes de ressources pour la défense du territoire.

Pour l’armée des Etats-Unis, qui n’a jamais rien fait d’autre que des opérations expéditionnaires ou extérieures sans lien avec la « défense » au sens défensif du mot, la globalité de la défense n’a jamais été évidente parce que la question ne s’est jamais posée à eux. S’ils découvrent maintenant que l’action militaire n’est pas purement militaire, c’est probablement l’un des multiples « signaux faibles » d’un changement d’époque.

Ils restent cependant immuablement égaux à eux-mêmes, pas gênés d’écrire dans un document officiel et public que l’emploi d’organisations criminelles est conseillé : « the diverse and dynamic combination of regular forces, irregular forces, criminal elements, or a combination of these forces and elements all unified to achieve mutually benefiting factors ».

Cette mention sans vergogne de l’utilisation des « criminal elements », le cas échéant d’une manière qui implique une certaine intimité (combiner de façon unifiée, c’est plus que coordonner), montre que le DIME, « diplomatique, informationnel, militaire et économique » des Américains ne va pas jusqu’au bout de sa logique : il y manque la politique vis-à-vis des alliés, dont les opinions publiques ne sont pas disposées à accepter n’importe quoi, et il y manque la politique intérieure, l’approbation ou non de la guerre par les électeurs.

Pourtant les Américains ne peuvent pas ignorer cet aspect des choses depuis la guerre du Viêt-Nam. L’on doit donc se demander pourquoi ils semblent l’ignorer ou n’en parlent qu’à mot couvert : peut-être le mot « informationnel » cache-t-il une locution qui déplairait au pouvoir politique comme « informer nos citoyens de ce que nous faisons en leur nom », je ne sais pas. Toujours est-il que l’aspect moral de l’action est oublié dans ce document de 2011 : cet oubli est une faiblesse dans les domaines diplomatique et informationnel.

égéa : attention, les forces hybrides conernent les adversaires des Etats-Unis qui combineraient réguliers, irréguliers et cirminels.  PAr ailleurs, pouvez vous nous donner une définition comparée du mot global version US et version française ? c'est qq chose dont j'ai l'intuition mais que j'ai toujours eu du mal à formuler.

4. Le mercredi 13 juillet 2011, 21:35 par yves cadiou

« Global » au sens américain signifie « planétaire » : global positionning system, GPS. Au sens français, global est abstrait et signifie « qui englobe toute la sphère des connaissances dans le domaine étudié ». Le mot a été employé dans l’Education Nationale pour l’apprentissage de la lecture par « l’approche globale » (ce ne fut pas un franc succès pédagogique mais c’est une autre question) et pour la formation militaire par le « processus des missions globales » dont l’essentiel, finalement, consistait à expliquer dès le début de la séance quel résultat final on voulait obtenir.

Quant aux « criminal elements » qui feraient partie des ennemis et non des moyens utilisables par les amis, effectivement j’avais mal lu. Sans doute suis-je dérouté par les méthodes US oublieuses de Benjamin Franklin mais commuées en principes d’Etat (justice has been done). Ces principes justifient que l’on différencie plusieurs occidents parmi ceux qui utilisent l’écriture latine.

La différence entre plusieurs occidents n’est pas exactement celle que vous faisiez ici le 26 mai dernier http://www.egeablog.net/dotclear/in... mais réside dans le respect, ou non, des règles du Droit Romain dont nous sommes les héritiers : un début de preuves est nécessaire pour fonder une accusation, l’accusé a droit à un procès régulier, on donne la parole à la défense, le doute bénéficie à l’accusé. Du fait que les Américains s’affranchissent volontiers de ces règles, j’ai lu un peu vite qu’ils étaient prêts à cultiver des accointances avec toutes sortes de « criminal elements ».

égéa : vous etes donc excusé !

5. Le mercredi 13 juillet 2011, 21:35 par Jean-Pierre Gambotti

L’aversion de notre camarade Cadiou pour les Américains, pour faire court, obère quelque peu sa perspicacité. Je ne suis pas un expert, mais à constater le suivisme de la pensée stratégique française sur la vivace et réactive école doctrinale américaine, je crains que notre méthode de raisonnement des opérations ne subisse à nouveau un profond métissage, sinon une refonte, imposé par ceux là même qui raisonnent la guerre selon les maîtres de la stratégie… de la vieille Europe. Ce pourrait être une conclusion plus explicite de mon précédent commentaire.
Mais je ne me réjouis pas que de pionniers nous passions à plagiaires ou à copistes, car s'il est un créneau dans lequel nous devons et pouvons nous investir sans devoir investir, c’est bien celui de la pensée, du soft-power, du noos, comme on voudra, créneau de la pensée stratégique, de la réflexion et de la méditation, que nous devrions dominer alors que nous nous en sommes exclus. Etait-il difficile de théoriser ces nouvelles guerres et de prendre en considération le DIME par exemple dans notre méthodologie des opérations alors que l’état final recherché ressortit à la reconstruction d’un état, d’un pays et que le lieu des centres de gravité est la population et le peuple dans toute leur complexité ? Je renvoie chacun au tableau IV – 7 « Sample logical lines of operations » Chapitre III-22 du J P 5-0 qui donne un exemple des lignes d’opérations DIME et montre qu’il était facile à nos penseurs de ne pas être en arrière de la main.
Mais si je devais aller un peu plus profond dans le diagnostic, je m’interrogerais sur l’appétence culturelle française pour la « raison » quand il s’agit de la guerre, car si le chef par son intuition est trop prégnant dans le travail des centres d’opérations, il n’est pas nécessaire effectivement de penser, les fulgurances suffisent... Et les méthodes inadéquates et anachroniques itou.
Merci de vous être interrogés sur mon silence, ce n'était que spatial...
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

égéa : effectivement, trop de chefs ne font pas confiance à l'intelligence collective de leur état-major. C'est toute la difficulté des dirigeants : ils sont à la fois élément unique, et sommet d'une organisation. De même, l'intuition fait partie aussi de la décision du chef, mais il doit la confronter avec la raison, et cette raison est collective. Il reste que la décision du chef doit s'appuyer sur une longue "réflexion préalable", qui seule peut donner libre cours au génie. C'est grâce à ses études préalables que Bonaparte obtint ses succès sur le terrain. Quant à l'appétence française pour la raison, j'ai assez tendance à vous suivre :  nous nous contentons trop souvent de notre légende cartésienne (et la raison est-elle seulement cartésienne, soi dit en passant?), pour oublier de réfléchir, en place de réagir.

6. Le mercredi 13 juillet 2011, 21:35 par Jean-Pierre Gambotti

Perseverare…
Quand j’ai entendu un officier général, son commandement en Afghanistan à peine rendu, affirmer à son auditoire que « le centre de gravité était la population », j’ai compris que cette guerre était perdue. Non pas que le concept d’opérations et l’appréciation de situation dans le secteur dont il avait la charge aient été critiquables- Clausewitz est dans la contingence, personne ne peut donner encore une appréciation pertinente dans ce domaine. En revanche ce qui est terrifiant c’est l’approximation intellectuelle avec laquelle nous traitons de la guerre dans sa conception et sa planification. Comment, alors que la stratégie est l’art de transformer la pensée en action jusqu’au corps à corps et la mort de masse, peut-on si légèrement définir les éléments cardinaux de l’action de guerre, en l’occurrence le centre de gravité ?
Sans vouloir être didactique, je renvoie aux bons auteurs, je rappellerai que le centre de gravité « est le noyau de la puissance ennemie », ou amie, et que d’évidence ce n’est pas la population qui est le noyau de cette puissance, mais est centre de gravité, le facteur, l’élément qui fait met en convergence toutes les forces de l’ennemi, pensons pour simplifier à la mise en cohérence de la lumière et au Laser. Ainsi, et je ne fais pas dans l’esthétisme, ce n’est pas la population qui est centre de gravité, mais la capacité de l’insurrection à obtenir l’adhésion de la population à sa cause. La « bataille décisive » est à mener sur cette capacité. Si l’on en revient sur le problème de « l’unified action » et de l’approche systémique-DIME, on peut mesurer l’importance de la détermination du centre de gravité dans sa nature. Car incontestablement cette capacité de l’insurrection n’est pas que militaire, la bataille décisive est nécessairement dans cette guerre de l’ordre des DIME. Dans un CO même l’anthropologue et le sociologue doivent participer à la conception des opérations, nous sommes dans la fusion des expertises pas simplement dans la consultation superfétatoire d’autres sachants que militaires.

Je me répète abondamment, mais je persévérerai dans ce "psittacisme" en me référant à Gide : « Toutes choses sont dites déjà, mais comme personne n’écoute il faut toujours recommencer. » Traité du Narcisse 1892.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

égéa : ce traité de Gide est prémonitoire : je viens de terminer un ouvrage d'E Todd où il explique que notre individualisme est devenu pire : une collection de Narcisses.

Pour le CDG, rappelons qu'il est unique. Si on revient à Clausewitz, il faut citer sa merveilleuse trinité (voir billet ici, octobre 2008 déjà !) : celle du peuple, du stratège (le chef militaire) et de l'Etat (le responsable politique). Or, une fois encore on propose un CDG qui décrit la cohésion des trois (vous parlez d'adhésion). J'ai le sentiment que le CDG (du moins celui de niveau stratégique) est toujours le lien entre les trois sommets de la trinité clausewitzienne.

On peut donc penser le CDG :

- certes, comme le lien entre l'insurrection et la population

- mais on peut voir aussi, au sein de l'insurrection, un point décisif alternatif (je ne propose d'ailleurs aucune ligne d'opération), la jonction entre l'autorité politique et l'autorité militaire. On a tendance à considérer l'insurrection comme un tout, défaut conceptuel aussi dangereux que de considérer la "population" comme un acteur "pour soi".

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.egeablog.net/index.php?trackback/1084

Fil des commentaires de ce billet