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Maîtriser la manœuvre globale, la pensée métisse. Par JP Gambotti

Le général JP Gambotti nous envoie ce texte, en réaction au dernier numéro de Doctrine (la revue du CDEF / Centre de Doctrine et Expérimentation des Forces, de l'armée de terre). Cela parle de manœuvre globale. Et il s'agit de mettre en question une sorte de "pensée commune", pour ne pas dire convenue. Et réfléchir tout d'abord autour de la notion de "lignes d'opération", mal utilisée selon le général : surtout, elles sont définies avant la détermination des points décisifs, ce qui est contraire à la méthode normale de planification. Car au fond, "même les centres de gravité sont métissés" !

source

Je suis fort heureux qu'égéa contribue au débat doctrinal, en accueillant de tels textes. Merci au G(2S) Gambotti pour ses propos; en espérant que l'un ou l'autre vienne lui répondre. O. Kempf

Dans le droit fil de votre billet sur le FM 3-0 et des différents commentaires qu’il nous a inspirés, je vous invite à lire le Doctrine Spécial du CDEF de juin 2011 « Face à l’adversité : la manœuvre globale en opérations », actes du colloque CDEF/CEIS du 14 décembre 2010. Passionnant document qui montre notre Ecole française en pleine phase d’accélération doctrinale pour tenter de recoller au peloton anglo-saxon, lequel, nous l’avons déjà évoqué, a quelques longueurs d’avance dans le domaine de l’approche et de la manœuvre globales.

Doute.

Pour ma part je suis ravi que quelques mois avant de quitter le théâtre afghan nous affirmions la nécessité de concevoir, planifier et conduire les opérations dans l’esprit de Gallieni et Lyautey, en étroite concertation avec les opérateurs des autres domaines de la guerre, ceux que les Américains regroupent sous l’acronyme DIME. Mais je dois à la vérité de dire que je ne suis pas rassuré. Certaines affirmations répétées, assenées même jusqu’à les poser comme des vérités et l’absence de solution méthodologique sont pour moi les signes d’une fragilité intellectuelle dans l’appréhension de cette problématique : penser en symbiose, pour agir en symbiose.

Penser complexe.

Le premier signe inquiétant et symptomatique, est cette confusion sémantique dans la notion de lignes d’opérations. Pour tous les intervenants à ce colloque, sécurité, gouvernance et développement sont des lignes d’opérations. Au premier abord on pourrait se réjouir de l’abandon de la naïve vision phasée antérieure -sécurisation, stabilisation, normalisation- mais cette nouvelle acception est tout aussi toxique. Car d’emblée on affecte des acteurs à des lignes d’opérations, la sécurité aux forces militaires par exemple, sapant ainsi la notion de globalité des opérations, qui est justement la finalité de cette approche.

En effet, et je renvoie ici à nos nombreux commentaires sur ce sujet, rétablir la sécurité dans cette situation de complexité, dans cet espace systémique qu’est le théâtre, nécessite des actions qui ne sont pas du seul ressort des forces militaires ; il s’agirait, par exemple, de redonner du pouvoir d’achat aux agriculteurs pour les détourner de la culture du pavot et ses trafics mafieux, construire une route pour décloisonner un fond de vallée, rendre leur liberté de circulation aux habitants et leur éviter la pression de l’insurrection, installer une représentation de l’Etat dans certains espaces vides.

Ainsi les lignes d’opérations dans ce type de conflit sont- elles nécessairement hybrides, composites, complexes, comme le sont les points décisifs, c'est-à-dire qu’elles combinent les trois missions, sécuriser, rétablir la gouvernance, développer le pays- car ce sont plutôt des missions- et la nature opérationnelle, cette dominante physique ou immatérielle de ces lignes d’opérations, sera déterminée quand seront reliés les différents points décisifs qui les constitueront. Insistons sur ce point de méthodologie, l’élaboration des lignes d’opérations est consécutive du choix des points décisifs, et non l’inverse, il est donc curieux que l’on impose des lignes d’opérations génériques -sécurité, gouvernance, développement- valables pour toutes les opérations de contre-insurrection sans avoir la moindre idée des points décisifs, par nature contingents !

Adapter la méthode.

Cette confusion est plus que sémantique, d’ailleurs elle embarrasse nos participants à ce colloque dans la formulation du bon diagnostic et leur interdit de porter le fer sur la bonne plaie, c'est-à-dire sur la nécessaire adaptation de notre méthodologie de conception des opérations à ces guerres complexes qui doivent être raisonnées et conduites dans une fusion totale entre acteurs des différents domaines DIME. Car j’insiste jusqu’à en paraître obsessionnel, la méthode est plus qu’un outil, c’est une ingénierie praxéologique, une machine qui sert à produire de la stratégie, c'est-à-dire de la pensée pour l’action. Encore faut-il qu’elle soit parfaitement réglée cette machine pour produire de la bonne stratégie. A la lecture des actes de ce colloque j’ai compris que nos stratèges français ont engagé avec détermination cette révolution copernicienne, la maîtrise de la globalité, encore faut-il pour l’achever qu’ils acceptent l’idée que ces nouveaux théâtres d’engagement sont des systèmes de systèmes et qu’ils prennent en considération l’exemple des Britanniques dans l’Helmand proposé par le colonel Mark Christie et la méthode américaine présentée dans le JP 5-0.

°

A lire le JP 5-0 même les centres de gravité sont métissés, la messe est dite. Nous sommes dans des guerres symbiotiques, l’instrument qui nous permettra de raisonner ces guerres doit être symbiotique et réciproquement cette méthode est une grille de lecture qui permettra de décrypter et de comprendre la mécanique symbiotique. Notre premier combat est bien celui de cette nouvelle « grammaire » dans ses règles - pour voler ce mot à Foch- le mener c’est comprendre la globalité des opérations pour mieux la maîtriser.

Encore un effort camarades !

Jean-Pierre Gambotti

Commentaires

1. Le vendredi 19 août 2011, 19:24 par Christophe Richard

Merci Mon général pour cette mise en perspective.

J'avoue avoir un problème avec cette notion d'approche globale, je trouve bien sûr la vision excellente, mais le concept reste déja plus difficile à élaborer, et pour ce qui est de la mise en oeuvre...

Et je crains que la difficulté réside d'abord en ce que le "globale" appliqué à la guerre est exactement le contraire du "totale".
Là où la guerre "totale" était adossée à l'idée "d'absolu", née de la perception d'enjeux politiques vitaux exigeant une mobilisation extrême, la guerre "globale" serait plutôt adossée à l'idée de "relatif".
Pour m'exprimer plus simplement, la stratégie globale, symbiotique que vous appelez de vos voeux risque de se perdre devant les moyens sommes toutes limités qui seront concédés pour la conduire. L'adjonction d'acteurs censés partager le fardeau et "faire leur partie du job" impliquant au préalable qu'aient été clarifiés les deux points suivants:
1- qui commande?
2- qui paye?
Voilà des questions qui interressent le niveau stratégique et qui doivent engager le politique (il s'agit tout de même de l'organisation de l'action de l'Etat, et de son argent!)
Ces questions résolues, il sera temps d'effectuer le saut que vous suggérez avec raison, mais là il faudra faire l'effort de créer un vrai niveau opératif et ça c'est encore un autre débat.

Bien cordialement et respectueusement.

2. Le vendredi 19 août 2011, 19:24 par

Seulement un commentaire partiel et fragmenté car le sujet est un peu trop vaste.

On apprécie au passage l’ironie discrète (mais elle mérite d’être soulignée) de JPGambotti qui se dit « ravi que quelques mois avant de quitter le théâtre afghan nous affirmions la nécessité de concevoir… » alors que nous y sommes depuis dix ans.

Globalité : en cherchant bien dans notre passé (car la notion est un peu périmée), on trouve dans notre arsenal juridique depuis longtemps la notion de globalité des opérations : il s’agit de l’état juridique d’exception nommé « état de siège ». Sur les portions du territoire national où l’état de siège est promulgué, l’ensemble des pouvoirs administratifs passe à une seule autorité : toutes les administrations sont alors aux ordres de l’autorité militaire. L’état de siège fut créé et mis en œuvre en 1848 : http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89...)
En 1955, on créa un autre état juridique d’exception pour les départements français d’Algérie, « l’état d’urgence ». Le pouvoir reste à l’autorité civile mais l’idée de globalité est encore présente.

Toutefois, à l’exception de Gallieni et Lyautey, la globalité est un faux-semblant dans le passé comme aujourd’hui : le véritable objectif est de maintenir ou rétablir l’ordre par la force des armes, le reste étant supposé suivre. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé depuis trente ans et encore cette année à chacune des interventions françaises en Afrique Noire : dans ces interventions en force on avait l’honnêteté de ne pas évoquer une globalité. Aujourd’hui pour l’Afghanistan, on parle de développement et d’infrastructures, mais c’est un voile humanitaire destiné à cacher les véritables motifs : d’abord une expédition punitive mal ciblée, puis surtout dans la durée une démonstration que l’Amérique fait ce qu’elle veut au mépris du droit sans que personne ne proteste.

Aujourd’hui on n’a pas la moindre idée des points décisifs en Afghanistan et c’est explicable parce que le résultat à obtenir n’est pas défini : de même que la IV° république était incapable de dire pourquoi et dans quelles conditions l’Algérie devait rester française, aujourd’hui on ne sait pas pourquoi l’on est resté en Afghanistan ni pourquoi il n’est plus nécessaire d’y rester. « Il faut savoir arrêter une guerre », certes mais c’est un peu court. Aussi court que les prétextes de toutes sortes qui nous ont été servis depuis dix ans pour justifier la guerre et notre suivisme. Parler de méthode pour traiter une affaire dont le but est inavoué, peut-être inavouable, c’est un peu délicat.

3. Le vendredi 19 août 2011, 19:24 par Jean-Pierre Gambotti

Quand la population est lieu du centre de gravité de l’adversaire, l’irrationalité est le pôle prépondérant de la trinité clausewitzienne . Ce faisant le "pendule de Beyerchen" (1) oscille plus mollement vers les autres pôles, "les probabilités et le hasard", l’armée, et "l’entendement pur", le gouvernement. Comprenons que c’est la composition de ces oscillations tripolaires qui donne la nature des conflits et révèle la vraie nature du caméléon. Si d’aventure c’est l’armée et le gouvernement qui sont les législatrices clausewitziennes majeures, c’est la rationalité qui prédomine et la guerre est une confrontation de deux centres de gravité dans une cinématique qui est plus compliquée que complexe. Quand la législatrice majeure est la population, c’est l’irrationalité qui gouverne, la guerre est la confrontation de centres de gravité hybrides, nous sommes dans l’univers des systèmes, essentiellement dans la complexité.
Si nous observons les trois derniers conflits en adoptant cette grille de lecture, nous comprendrons que nous ne pouvons pas échapper à l’approche globale dans ces nouvelles opérations. Quels qu’en soient les coûts, quelles qu’en soient les difficultés de leadership.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

(1) www.clausewitz.com

4. Le vendredi 19 août 2011, 19:24 par Midship

Mon général,
Ne doit-on pas s'interroger sur le fait que les "Nous sommes dans des guerres symbiotiques", sur le terrain, alors que lesdites guerres, dans leur entièreté, n'implique et n'intéressent dans les pays occidentaux que de moins en moins d'acteurs ? Si l'on doit impliquer d'autres acteurs que les militaires, alors ce n'est pas aux militaires de gérer la coordination, mais à un responsable politique. C'est, il me semble, l'exemple de la coopération interministérielle américaine en Afghanistan, qui intègre DOD, DOS, et même agriculture. Chez nous, c'est encore au militaire de tout faire. Il ne faudrait pas confondre la débrouillardise et la polyvalence du marsouin ou du légionnaire français, dont son armée a besoin pour son campement et son casernement, et les spécialistes que la mission exige pour sa réussite sur le terrain (et qui doivent être fournis par d'autres autorités). On pourra d'ailleurs noter qu'il y a matière à sourire quand il est demandé toujours plus de polyvalence aux "caporal stratégique" (notamment quand on lui demande de distribuer des couvertures ou des graines dans une vallée) alors qu'en parallèle on crée des postes de civils pour gérer le facility management, c'est à dire notamment distribuer leurs propres couvertures aux militaires, sur la FOB.

5. Le vendredi 19 août 2011, 19:24 par Jean-Pierre Gambotti

"Effet papillon" et "effet caporal", même combat !
Avant de répondre à Midship je voudrais lui suggérer de lire deux de mes billets postés sur Egea et AGS, me semble-t-il, "Principes de la COIN : une lecture critique", et "Sortir de l’asymétrie, un autre propos sur la contre-insurrection". Sans vouloir apparaître comme un monomaniaque forcené de la systémique, je défends avec pugnacité l’idée que raisonner la guerre avec le seul Descartes, c’est ne rechercher la vérité que sur quelques segments du phénomène et que la somme des solutions parcellaires et approximatives résultantes ne peut pas résoudre la problématique du complexe.
Par guerre symbiotique, vous l’avez compris, je veux signifier, selon la formule d’Edgard Morin, que "le tout est dans la partie qui est dans le tout " et que dans ces systèmes que sont les guerres dans, avec, contre, sans les populations, aucun objectif, aucun point décisif, aucune ligne d’opérations, aucun centre de gravité ne ressortit qu’à un seul des domaines DIME. Ainsi, irréductiblement, nous sommes dans l’hétérogéne, l’hybride, le métis. Et je ne prendrai qu’un seul exemple, celui du commandant de la Task Force Korrigan, le colonel Chanson qui dans son rapport d’étape en 2009, expliquait que le décloisonnement de certaines vallées afghanes par la simple construction de routes conduirait vraisemblablement à l’affaiblissement de l’insurrection. Avec cette stratégie de composition de modes opératoires cinétiques et non-cinétiques, nous sommes déjà dans une logique d’actions plurielles, chacun des domaines DIME, agissant, inter-réagissant, rétroagissant sur les autres domaines. La conception de la manœuvre et sa conduite sont bien de l’ordre du complexe, la linéarité à la guerre est un faux-ami et un véritable ennemi.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

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