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Surprise dans le champ stratégique (suite et fin : 5/5)

Voici donc la fin de cet article qui paraîtra à la rentrée..... Peut-être la partie la plus innovante... (précédent ici)

Surprise et psychologie.

Cette illusion nous emmène alors au biais psychologique : il n’est pas anodin qu’une des définitions données par C. Brustlein inclue l’expression de « sidération psychologique ». La surprise est une matière psychologique. La psychologie est d’abord l’affaire d’une personne, individualisée : dans le domaine stratégique, on pense forcément au dirigeant politique et au chef de guerre, selon la déclinaison de Clausewitz. Il reste que cette dimension est augmentée d’une psychologie collective, liée aussi bien à l’entourage qu’à la pression de l’opinion commune, celle du peuple (dernière pointe du triangle clausewitzien).

Les économistes s’intéressent à ces aspects de la décision : on pense bien sûr aux travaux d’Herbert Simon sur la rationalité limitée. Plus récemment encore, une école de neuroéconomie vise à croiser les méthodes économiques avec celles des neurosciences cognitives. A cet égard, elle redonne une certaine visibilité aux travaux de l’économiste Georges Shackle, notamment sur la notion de surprise potentielle qui l’amena à bâtir une théorie de l’incertitude .

En fait, il faudrait ajouter deux autres catégories à la réflexion rumsfeldienne : celle des connus connus (où il n’y a pas de surprise, par construction) et surtout celle des connus inconnus, selon la remarque du philosophe Slavoj Žižek : ces champs connus, tellement connus qu’on n’en a pas conscience, et qui justement nous empêchent de penser « en dehors ». Il s’agit ici du cadre de référence, qui est précisément une référence tellement admise qu’elle n’est plus questionnée. On touche là à notre dimension psychologique de la surprise. La difficulté consiste en fait à sortir du repère rumsfeldien : celui-ci vise, classiquement, à faire passer l'inconnu inconnu dans l'inconnu connu, puis dans le connu connu, car c'est dans cette dernière posture que le stratège devrait maîtriser la surprise. Avec Rumsfeld nous sommes dans la prévision, dans l'observation, dans la veille stratégique de notre système monde : dans sa maîtrise.

Le connu inconnu de Žižek, en revanche, sort du système rumsfeldien, rationnel, prédictible. Nous entrons dans la psyché du peuple, de ses dirigeants, de ses chefs, avec un connu que nous n’osons pas désavouer, malgré (à cause de ?) notre système de pensée occidental qui nous incite, officiellement, à douter de tout. Il s’agit de ce dont nous n’osons pas douter, ce connu désavoué qui est forcément refoulé.

Conclusion

Là gît l’incertitude générale, dans ce double système de référence, à la fois rumsfeldien et zizekien : deux espaces pour la surprise stratégique, deux espaces agencés en systèmes, qui favorisent plus que jamais des surprises : elles sont constitutives du monde systémique dans lequel nous vivons désormais, et dont la stratégie n’est qu’une part. Au fond, nous voici devant des sortes de surprises systémiques : elles vont devenir systématiques. Dès lors, la croyance que la maîtrise de l’ensemble des données va permettre une maîtrise globale des événements est encore plus illusoire.

Ce n’est pas par une observation détaillée et microcosmique de l’environnement, mais par une vue éloignée et macroscopique que l’on pourra appréhender les ruptures systémiques. Mais voir grand n’est pas voir simple, c’est au contraire vouloir appréhender l’ensemble des dimensions du système : militaires, économiques, sociologiques, démographiques, psychologiques, …. Surtout, c’est penser simultanément l’ensemble des catégories rumsfeldiennes et zizekiennes, dans cette dialectique du connu et de l’inconnu. Alors, alors seulement, la surprise systémique sera moins surprenante, mais uniquement parce qu’on aura adopté une pensée systémique. On évoluera dans le nouvel univers qui est désormais le nôtre, celui de l’interrelation structurelle.

Au fond, le seul moyen de prévenir la surprise consistera non pas à « savoir » mais à se surprendre soi-même. Quel stratège y est vraiment prêt aujourd’hui ?

NB : un grand merci à Jean Pierre Gambotti pour ses commentaires stimulants qui ont aidé à l'écriture de cet article.

O. Kempf

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