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Sphères stratégiques

Je reviens sur l'idée de sphères stratégiques, que j'ai évoquée (l'idée) l'autre jour.

SPheres_strategiques.jpg

1/ En effet, j'affirmais : "l'augmentation des sphères stratégiques, matérielles (terre, mer, air, nucléaire) ou immatérielles (espace électromagnétique, cyber, espace exo-atmosphérique, perceptions), et leurs intersections multiples rend la conduite de la guerre ingérable. Au fond, cela n’entraîne-t-il pas la disparition de la guerre ?". Curieusement, vous n'avez pas réagi. L'énumération de ces espaces se trouve (de mémoire) dans le concept d'emploi des forces, mais il ne s'agit que d'une énumération.

2/ La notion de sphère laisse entendre que chaque sphère entoure la précédente. Effectivement, l'eau entoure la terre (70 % d'eau, souvenez-vous), et l'air entoure les deux précédentes. Il reste que dès ces trois éléments (le quatrième, le feu, appartenant au domaine de la guerre et permettant, dans une sorte de stratégie bachelardienne, de faire le lien entre les trois précédents), une double question se pose :

  • une sphère "autour" de la précédente permet-elle d'assurer la domination de celle-ci ? : ce furent les propos de certains stratégistes maritimes (Mahan) ou aérien (Douhet) : du sea power à l'air power, on est revenu de cette illusion.
  • dès lors, comment manœuvrer les intersections ou la conjugaison des deux -trois espaces ? : actions air-sol, ou amphibie, ou plus largement airland battle et aéromaritime. Tout ceci alors qu'on doit "conserver" la manœuvre à l'intérieur de chaque sphère propre (terrestro-terrestre, maritimo-maritime ou aéro-aérien).

3/ L'apparition de nouvelles sphères (technologiques, puisque c'est la technologie, donc l'artificialisation, qui permet de conquérir ces nouveaux espaces) amène de nombreux théoriciens à expliquer que "ça révolutionne" : et finalement, comme nous l'explique Colin Gray (voir fiche de lecture), cela ne révolutionne pas, tout juste cela complique-t-il les choses : en effet, chaque nouvelle sphère nécessite une théorisation de son espace stratégique, mais aussi de ses interférences avec les sphères déjà existantes, soit par intersection, soit par conjugaison.

4/ Toutefois, cela ne les rend pas seulement plus compliquées, mais aussi plus complexes. Car une sphère n'entoure pas aussi simplement la précédente qu'il y paraît. Je passe sur la distinction sphère matérielle ou immatérielle, et même sur la succession telle qu'elle est présentée sur le schéma, puisque les deux sont critiquables.

  • par exemple, le nucléaire ici présenté comme "matérielle" au motif qu'il repose principalement sur un armement, repose en fait sur une dialectique puisque c'est une arme de non-emploi, de dissuasion : il a donc un lien très fort avec la sphère des perceptions. Mais il a également de très gros liens avec la sphère exo, (puisque les IRBM sont balistiques ) et que cette intersection provoque d'ailleurs une novation stratégique : c'est en effet la question de la DAMB.
  • de même, le cyber ne saurait exister sans le spatial. Mais il a énormément de choses en commun avec la sphère des sens, même si la cyberstratégie n'est pas une simple sémio-stratégie, si vous m'accordez ce néologisme tout frais émoulu.
  • dernier exemple : la guerre asymétrique se déroule principalement dans la sphère terrestre, l'air et le naval ayant relativement peu d'effet en la matière. Pourtant, qui n'observe une vraie intersection avec la sphère des perceptions ?
  • autrement dit, les sphères ne font pas que s'entourer les uns "englobant" les autres, elles se coupent selon des géométries peu compréhensibles de prime abord.

5/ Or, constatons que la multiplication des sphères non seulement rend la stratégie plus complexe, mais aussi moins meurtrière. La "guerre" ne disparaît-elle pas par voie de conséquence ? Ou plus exactement, si la possibilité de la guerre demeure toujours présente, sa réalité s'éloigne, ce qu'illustrent d'ailleurs les statistiques (voir ici).

Ainsi, cette augmentation des sphères ne fait pas que compliquer la stratégie : elle la complexifie. Ajoutons que cette description des sphères n'est pas forcément terminée : on peut en effet penser à une sphère supplémentaire, celle du vivant, avec la question non seulement des armes biologiques, mais aussi des biotechnologies voire de la conjugaison homme machine, qui sera peut-être demain la nouvelle frontière stratégique.

Amis stratégistes, on n'a pas fini de penser.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 20 septembre 2011, 21:28 par Christophe Richard

Bonjour,

Face à cette complexité ainsi exposée, permettez-moi de proposer une autre approche.

La stratégie suppose l'affrontement des volontés, donc un ennemi.

Cet ennemi pour être correctement appréhendé doit être pensé au moyen d'une approche systémique.

De cette approche systémique il ressort que l'ennemi présente des vulnérabilités aux actions menées dans certaines sphères que vous décrivez.

La maîtrise de l'action dans ces sphères relève du travail de spécialistes (technique/tactique).

La combinaison de ces actions dans le cadre de cette approche systémique relève du travail d'un niveau de synthèse "opératif".

C'est l'ennemi qui permet d'éclairer la complexité. Encore faut-il le désigner et ne pas sombrer dans le relativisme qui peut menacer les approches se voulant globales.

égéa : vous allez un tout petit peu plus vite que la musique, précédant la conclusion à laquelle je me dirige : oui pour l'approche systémique, bien sûr. A ceci près quelle est peu définie, même si tout le monde en parle. C'est bien pour cela que le travail préalable d'identification des différents "systèmes" est indispensable avant de vouloir appréhender le "système de systèmes". 

Par ailleurs, je ne suis pas sûr que cela relève seulement du niveau opératif (même si je vois que vous prêchez pour votre paroisse), mais aussi (d'abord) du niveau stratégique. Toutefois, il est élégant de suggérer que l'opératif conjugue les sphères, chacune d'entre elle correspondant, selon une approche classique, à une "composante". 

Enfin, il y a bien évidemment un "facteur" que je n'avais pas mentionné, c'est celui de l'ennemi : mais souvenez vous d'un de mes billets précédents (binaire ternaire de mémoire), le trinôme espace temps force permet justement appréhender le conflit dans chacun de ces trois éléments : ici, je n'appréhende que l'élément "espace". Vous pouvez y ajouter tout de suite l'ennemi (et je reconnais votre marquant Schmitien) mais cela me semble précoce à ce stade du raisonnement.

Désolé, ce n'est pas parce qu'on évoque une approche systémique qu'il ne faut pas utiliser les outils de papa, y compris la décomposition des facteurs......

Merci de votre commentaire qui fait avancer le schmilblock, puisqu'il me force à préciser les choses.....

2. Le mardi 20 septembre 2011, 21:28 par Daniel BESSON

Bonjour ,
Juste une remarque qui est peut-être du coupage de cheveux en quatre mais que je me permets de faire à propos de l'illustration .
Une sphére est un volume , or vous représentez des surfaces ( anneaux concentriques ) . Vous évoquez un concept 3D en donnant une illustration ....2D . Une illustration plus approprièe serait peut être celle-ci : http://cosmologik.files.wordpress.c... ou celle-ci http://www.astuces-pratiques.fr/ima...
Pour représenter un concept aussi complexe que le votre , il faudrait envisager l'utilisation de surfaces z = f ( x , y ) ou de volumes 3D
http://archimede.mat.ulaval.ca/info...
http://www.dur.ac.uk/eckart.wrede/Q...
http://yallouz.arie.free.fr/excel/e...
Un point de la surface ou du volume serait defini par trois coordonnées respectives x , y et z
L'axe X serait par exemple un axe gradué par la " complexité relative de l'arme " , du couteau suisse au missile nucléaire ou à l'arme biologique , .......
L'axe Y serait le lieu physique ou elle est deployée ( 0 = niveau de la mer ) , et ainsi de suite selon les paramètres que vous voulez utiliser ....
Le " Exospatial " de votre illustration devient ainsi un " patatoïde " volumique qui peut " entourer " ou juste " intersecter " le patatoïde " Nucléaire " .
http://blogdemaths.blogspot.com/200...
http://jmsoler.free.fr/didacticiel/...
Vous devriez contacter un spécialiste de la modélisation mathematique en sociologie par exemple , ce que je suis loin d'être , mais c'est la piste que je vous propose .
Tres Cordialement
Daniel BESSON

égéa : fichtre... un petit dessin, fait le soir sur mon power point, obtient en retour de mise en ligne un conseil de "modélisation mathématique en sociologie ".... Je retiens votre proposition le jour où il faudra que je réunisse mes idées, que je les mette en forme dans un manuscrit qui nécessitera, pour le coup, des illustrations plus explicites que le simple schéma qui n'était là que pour appuyer, un peu, la pensée.

Je le répète : un blog est d'abord un outil pour accoucher une pensée. La formalisation vient à mesure : aussi bien de l'écriture du billet que de la succession des billets : avez-vous remarqué que je tisse qq billets sur la question depuis trois ou quatre mois..... Les nouveaux venant s'appuyer sur les précédents, les compléter, approfondir, corriger, contredire....Bref, c'est assez banal et ça ne mérite pas, pour l'instant, une illustration haute gamme comme vous me le suggérez. Mais je conserve l'idée, car elle est judicieuse, mais pour un autre cadre.

3. Le mardi 20 septembre 2011, 21:28 par

Plutôt que de guerre systémique on pourrait parler en effet de dépression systémique, puisque l’ennemi est parfois l’instrument sans qu’il s’en doute d’un système de mise en situation, d’instrumentalisation et de caractérisation de son action. Comment en effet caractériser le 11 septembre ? Est ce un acte de guerre ? Est-ce un acte terroriste ? Est-ce un épiphénomène ? Mais cela mériterait un développement argumentaire plus construit. Autre exemple, la crise financière actuelle a atteint un point de non-retour.. Si nous analysons cette crise nous intégrons le fait que nos gouvernants en aient une bonne perception, sans avoir les moyens de la régler à cause de sa complexification, mais aussi à cause de l’irresponsabilité structurelle de nos démocraties qui diluent la responsabilité de nos politiques tant ils sont obnubilés par l’exercice de leur propre pouvoir et de leur réélection ou de leur élection. Eloignant ainsi toute possibilité de consensus.

De même, on peut dans un conflit avoir une excellente analyse de la capacité de l’ennemi, tout en oubliant de mettre en phase ses propres moyens afin de le vaincre, mais cela a-t-il encore un sens ? Dans un récent commentaire j’évoquais brièvement « la complexité des savoirs » l’un des paradoxes et non des moindres est justement celui du formidable progrès des connaissances qui semble paralyser tout processus de décision.

Autrement dit, si « la multiplication des sphères rend la stratégie plus complexe, sans supprimer la possibilité de guerre » c’est la perception même de sa réalité qui s’éloigne et non la réalité de son existence.. D’ailleurs, on ne prononce plus le mot guerre comme si ce mot n’avait plus aucun sens perceptible. Les guerres sont aussi des guerres sémantiques. Tant il est nécessaire d’analyser le sens des mots et le processus par lequel ils se chargent de sens. Il y a parfois un gouffre entre la perception d’une pensée, sa diffusion et la compréhension du message par autrui. Je vous rejoins, « un blog est d'abord un outil pour accoucher une pensée. La formalisation vient à mesure » vous excuserez la mienne.

égéa : j'excuse, j’excuse ! lol. Plus sérieusement, votre raisonnement est intéressant. Un point de désaccord : vous dites qu'on ne prononce plus le mot guerre : mais si au contraire, on le prononce trop : c'est la guerre à n’importe quoi : la drogue, la délinquance, la pauvreté, la mucoviscidose, ... Ce n'est donc plus qu'un abus de langage, justement parce que la guerre, la vraie, celle qui tue, n'est plus que notionnelle (du moins, et je vous rejoins, dans l'esprit du public, et non dans l'esprit des soldats qui vont au carton). Perception et sémantique : c'est la sphère du sens, non? celle qui englobe toutes les autres.....

4. Le mardi 20 septembre 2011, 21:28 par Jean-Pierre Gambotti

Souvenons-nous De Gaulle, « Je m’envolais vers un Orient compliqué avec des idées simples ». Si l’on s’accordait la liberté de corriger le père, je pense qu’il faudrait le lire « complexe » cet Orient, car c’est l’état naturel du monde. Mais l’idée simple reste bien l’outil approprié, moins pour décrypter ce monde que pour tenter de le maîtriser!
Car on ne représente jamais assez bien la complexité du monde, pire, tenter de le simplifier c’est le linéariser, c’est en changer la nature et le sens, c’est n’en connaître au mieux que la partie, jamais d’en appréhender le tout.

L’intérêt pour le stratège n’est pas tant dans la connaissance de la nature des entités constitutives du monde tel qu’il est, mais dans les relations dans et entre ces entités qui font le monde tel qui va. Ainsi, et pour en venir aux idées simples, une bonne démarche stratégique consiste toujours à localiser les intersections et identifier les relations entre ces ensembles, car la maîtrise du système est d’évidence dans le management de ces zones grises et des faisceaux relationnels des ces entités. Pour faire encore plus simple, quelles que soient les formes que prennent les guerres, nous savons que les effets sont à produire surs les intersections et les relations des éléments composant le système.
J’avais déjà proposé de rendre sécants les cercles de Warden, …itou pour les sphères egeaennes.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

5. Le mardi 20 septembre 2011, 21:28 par

Salut Olivier,

J'avais publié dans L'Airpower au 21ème siècle un schéma assez semblable, en 2005 (plus précisément, j'en avais publié deux : un sur les vulnérabilités EM et l'autre sur "Structuration des dimensions d’action stratégique"), que j'avais reproduit dans "La technologie militaire en question" et où je m'étais posé la question du cognitif, qui formait tout un chapitre du bouquin - et qui est d'ailleurs beaucoup trop peu étudiée en stratégie aérienne théorique.

En fait, le cognitif en soi est consubstantiel à toute forme d'action stratégique, que l'on mène pour influer des perceptions avant d'influer des comportement. Du coup, je l'avait dézingué. Idem pour le nucléaire : il est métastratégique (pour reprendre le tandem Guitton-Salantin) là où les autres formes stratégiques sont "parastratégiques", soit orientées vers l'emploi. Bref, de quoi simplifier la complexitude ;o)

Bien à toi, JH

égéa : Joseph, je te dois un aveu : je n'ai pas lu Airpower. J'ai tort, je sais. ;;;

Le cognitif est généralement associé au cyber, mais il est probable qu'englobant toutes les autres sphères, il est sécant avec chacune. Et je comprends que tu dise que le cognitif (au sens de renseignement) est inhérent à toute action stratégique, et n'est donc pas autonome. Mais tu remarqueras que j'intitule ma sphère "sens et perception", ce qui est probablement un peu différent. Pour le nucléaire, je le crois quand même indépendant, à cause de la dialectique de la dissuasion, et du 'non-emploi".

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