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Stratégie : qui pour quoi ?

Je poursuis un petit travail questionnant la stratégie française, et commencé ici.

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1/ Il existe plusieurs définitions de la stratégie. Par exemple, celles-ci :

  • Pour Basil Liddell Hart, la Grande stratégie consiste à coordonner et diriger toutes les ressources, politiques, militaires, diplomatiques, économiques, culturelles de la Nation, en vue de l'atteinte de ses objectifs. (in BLH, Stratégie, Perrin, 2007)
  • Pour le général Beauffre, poursuivant les propos de Clausewitz et Liddell Hart, la stratégie est l'art de faire concourir la force à atteindre les buts de la politique. Définition qu'il complète en disant qu'elle est l'art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits. (voir une fiche de lecture ici)
  • Vincent Desportes et JF Phélizon distinguent "la stratégie conceptuelle et la stratégie opérationnelle. La première est celle qu'on invente, comme on se forge un destin; la seconde, celle qu'on met en œuvre, sans hésiter à virer de bord, mais en prenant soin de garder le cap qu'on s'est donné". (inVD et JFP, Introduction à la stratégie, Economica, 2007).

2/ Que tirer de ces multiples définitions ?

  • la notion de direction, de but à atteindre, de mobilisation : la stratégie suppose un chef et un groupe, mais aussi une projection dans le temps
  • la notion d'un environnement et donc d'adversaire : le groupe n'est pas seul, il existe dans un espace où réside une altérité.
  • la notion de conception et de mise en œuvre : la stratégie est pensée et action à la fois.

3/ Revenons à une question implicite, celle de la stratégie française. Elle pose tout d'abord la question de qui la conduit.

  • Pour cela, la réponse est assez simple, il s'agit de l'exécutif, accouplé évidemment au législatif. L'exécutif, ce n'est pas seulement le président de la République, même s'il a bien sûr un rôle particulier (déclenchement du feu nucléaire, état-major particulier, chef des armées, conseil de défense, ...).
  • C'est aussi le gouvernement et le dispositif de défense : Ministère de la défense, autres ministères, hauts fonctionnaires de défense, Secrétariat général à la défense et la sécurité nationale, ...
  • Toutefois, la stratégie ne peut être conduite que par l’État, même si une des caractéristiques de notre société mondialisée tient justement à ce que d'autres acteurs émergent. Comptons parmi eux bien évidemment les grandes firmes économiques, mais aussi des médias, des lobbies, des ONG, des think tanks et toutes sortes de réseaux : voici autant d'acteurs qui peuvent aussi bien influencer la conception que participer à la mise en œuvre de la stratégie.

Par conséquent, la notion de conduite de la stratégie devient plus difficile à appréhender, notamment en France. En effet, la France a une longue pratique de l’État et de son système centralisé et jacobin : ce qui n'est pas forcément adapté au fonctionnement réticulaire de notre monde planétisé. Tirons en une conclusion intermédiaire : une stratégie nationale doit d'abord définir qui est "nous".

4/ Cela nous emmène à considérer la deuxième notion, celle de l'environnement et de l’altérité : en fait, une stratégie doit énoncer forcément contre qui elle est conçue, et avec qui. Bref, elle doit appréhender l'autre. Là encore, le monde contemporain rend les choses plus difficiles qu'autrefois. Avez-vous remarqué qu'on ne parle plus d'ennemi, mais d’adversaires ou de belligérants. En Afghanistan, on désigne les bad guys par "opposing forces". En fait, on admet beaucoup moins ouvertement que "la politique, c'est l'ennemi", pour reprendre l'aphorisme de Carl Schmitt. Ne pas désigner l'ennemi affaiblit forcément la stratégie. Car si on n'a pas d'ennemi, la liaison avec les amis devient mécaniquement plus faible aussi. Or, nous sommes actuellement dans un monde ambigu. Les entreprises ont même théorisé la notion en évoquant la "coopétition", pour décrire cette relation avec l'autre qui est à la fois coopération et compétition.

5/ Derrière ce mot, on aperçoit une notion sous-jacente, celle d'intérêt. Pour l'entreprise, l'intérêt est assez facile à déterminer (croître ou augmenter ses revenus). Pour un État, c'est paradoxalement plus difficile qu'autrefois. Que signifie en effet la notion d'intérêt national ? C'est justement parce que c'est plus difficile que l'énoncé et la mise en œuvre de la stratégie sont difficiles. Une stratégie doit définir l'intérêt national.

6/ Pour énoncer la stratégie, on peut se référer à des documents que sont les livres blancs. Toutefois, ceux-ci ne suffisent pas forcément à assurer une bonne réponse; En effet, il faut d'abord déterminer à quoi sert un livre blanc, et à qui il s'adresse. Prenons le LB sur la défense. Le premier de 1972 était une déclaration de politique générale. Le second de 1994 déterminait des fonctions stratégiques, mais affirmait la permanence de la conscription alors que celle-ci était abandonnée trois ans plus tard. Quant à celui de 2008, on hésite : s'agit-il d'un diagnostic de géopolitique ou de l'énoncé d'une ligne stratégique ? Au fond, une stratégie ne doit-elle pas toujours être cachée ?

  • si une stratégie est utile car elle correspond à l'intention réelle du chef, elle doit être celée puisqu'il ne faut dire ni contre qui elle est tournée, ni les lignes d'opération que l'on va adopter pour atteindre les objectifs que l'on s'est fixés.
  • pour autant, face à la complexité du monde, le chef ne peut décider seul : la stratégie permet donc de mobiliser les avis des experts, au sein de l’État ou en dehors, afin qu'ensemble, ils construisent cette stratégie avec les options
  • mais en ces temps démocratiques, l’État est obligé à une certaine communication. Celle-ci fait partie de la stratégie (même si très souvent, elle est considérée comme un simple impératif, voire la stratégie elle-même : mais c'est un autre débat). Alors, la déclaration de stratégie peut ne correspondre que partiellement à la vraie ligne stratégique. D'une certaine façon, il vaut mieux. Car toute stratégie doit comporter une part de ruse. J'ai déjà signalé que le mot stratagème a la même racine que le mot stratège. Une stratégie doit forcément utiliser des stratagèmes.

7/ Prenons ainsi l'exemple des livres blancs. Assez naturellement, on pense que la "stratégie française" doit être énoncée dan le Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale. Pourtant, la chose n'est pas évidente : si la stratégie est grande, elle ne peut se limiter à la seule stratégie de défense, aujourd'hui moins qu'hier. Regardons alors les documents publiés récemment, et dont j'ai fait le rappel récemment :

On constate ainsi que même dans un domaine classique des intérêts de sécurité au sens large, il y a juxtaposition de documents. Ils se recoupent difficilement. Et leur juxtaposition peine à dessiner une vue d'ensemble qui donne l'impression d'un tout cohérent et coordonné : or, c'est bien l'ambition de la stratégie totale. Remarquons de plus que ces livres blancs oublient des aspects essentiels de ce que devrait, probablement, englober une stratégie générale : stratégie économique, stratégie d'influence (culturelle), stratégie démographique, par exemple.

8/ Ainsi, au niveau de la conception, il n'est pas sûr que la stratégie soit une stratégie d'ensemble, ni même quelle prenne en compte tous les paramètres d'une stratégie globale. Ce qui relativise immédiatement la possibilité d'une stratégie opératoire, de mise en œuvre. Car la stratégie doit déterminer trois choses : la fin, les voies, les moyens. Si pour l'instant on s'est intéressé à la finalité, il ne faut pas négliger les voies (les lignes d'opération : les itinéraires pour parvenir à cette fin, itinéraires que de plus on doit coordonner). Quant aux moyens, trop souvent, on n'y voit que les dépenses.

9/ Certes, on dira que c'est l’État qui, principalement, doit s'y atteler. Mais au-delà, cette question pose celle du rapport de la stratégie au temps. En effet, une stratégie induit généralement la notion de temps long, et de persévérance de l'action. Pourtant, il ne faut pas méconnaître la difficulté de toute stratégie : pas tellement celle de la fixer, mais surtout celle de la mettre en œuvre. Car d'une part elle peut susciter des réticences internes de la part des acteurs; d'autre part, elle est confrontée au cours de l'histoire. L'aura-t-on remarqué : le monde bouge, et sans cesse des événements surviennent qui modifient les conditions : non seulement celles qui ont présidé à la définition de la stratégie, mais aussi celles de son exécution. Avec sans cesse cette question qui taraude : comment "réagir" ?

10/ Une stratégie peut-elle être réactive ? Probablement, mais à partir du moment où les objectifs qu'elle s'est fixée sont durables. C'est-à-dire qu'elle s'est inscrite dans le temps long. Et qu'elle a donc déterminé ce qui était contingent et ce qui ne le serait pas. On revient à la personne du chef. D'une certaine façon, le succès de la stratégie dépend de celui qui la met en œuvre. S'agissant de la stratégie de la France, cela renvoie à la personnalité du "chef d’État" qui est l'incarnation (temporelle) de la personne de la France (pérenne).

11/ Venons en à notre conclusion partielle : la stratégie est chose complexe. Cela ne vous surprendra pas. C'est dû à la complexité du monde, à celle de nos sociétés, à la difficile juxtaposition d'échelles d'espace et d'échelles de temps qui se chevauchent et s'intriquent. Dès lors, les limites sont forcément imprécises, floues, discutables. Ce qui pourrait amener à ceci : il n'est pas possible d'avoir une quelconque stratégie, malgré toutes les intentions. Tout juste pourrait-on constater des politiques, forcément contingentes et limitées dans le temps, car liées à la personne du chef de l’État et au fractionnement du temps politique, sans cesse toujours plus instantané, à l'opposé donc du temps théorique de la stratégie.

Nous verrons, dans une prochaine étude, qu'il y a pourtant la possibilité d'une stratégie.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 21 février 2012, 19:44 par Midship

on dirait un titre de houellebecq, encore !

égéa : oui, parfois je le fais exprès. Mais là, j'avoue, c'est par hasard. Et je vais même encore plus loin : je ne vois pas à quoi vous faites allusion.  Me croira-t-on si je dis que je n'ai jamais lu Houellebecq ?

2. Le mardi 21 février 2012, 19:44 par Christophe Richard

Bonjour, permettez-moi quelques réflexions.
La stratégie contemporaine implique l'action au sein d'un système.
Il s'agit de comprendre le système et de l'influencer afin d'y saisir et exploiter les potentiels de situation offerts.
L'art consiste à isoler l'adversaire afin de canaliser contre lui la force du système (2011 nous montre les exemples du traitement de Gbagbo et Kadhafi).

L'approche globale est donc le défi majeur, pour parvenir à maîtriser la complexité du système. Se posent les questions politiques de l'organisation de la puissance publique en conséquence (problématique contemporaine de la mobilisation) et de la définition des objectifs qui lui sont assignés entre cosmétique et hubris.
Bien cordialement

égéa : j'apprécie beaucoup l'usage du mot "mobilisation" : il est à la fois galvaudé par le civil, et en même temps abandonné par les militaires qui parlent de montée en puissance et autres générations de force. La mobilisation est la seule façon opérationnelle de développer une approche globale.

Je vois que vous faites allusion à la systémique : passage du nomos de la terre à Bertallanfy ?

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