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Stratégie navale

Venant de terminer le remarquable "Bréviaire stratégique" d'Hervé Coutau-Bégarie (dont je vous proposerai, un jour prochain, une fiche de lecture forcément élogieuse), j'en tire quelques éléments sur la stratégie "maritime". J'éviterai la distinction entre "navale" et "maritime" pour m'intéresser à ce milieu fluide, dont les caractéristiques ont évolué : il y a ainsi, au cours de l'histoire, des stratégies maritimes, ce qui nous poussera à tirer quelques conclusions.

Source

Pour HCB, il y a une complexification croissante de la stratégie maritime. Au début, elle n'était qu'une simple "guerre sur mer". Puis peu à peu, il a fallu distinguer la maîtrise de la mer et la guerre des communications, sachant que l'immense majorité des théoriciens s'est concentrée sur l'étude de la première. (j'ajoute, au passage, un point qu'HCB suggère mais ne développe pas : la guerre sur mer serait le fait d'acteurs étatiques -flotte de haute mer - quand la seconde serait plutôt celle d'acteurs non étatiques -corsaires-). HCB explique que la première est une stratégie purement militaire, l'autre économique.

Mais sur mer (aussi), la bataille ne décide que rarement (et de moins en moins au cours de l'histoire) de la maîtrise de la mer, qui est l'objectif de Mahan.

Puis le progrès technique (invention du sous-marin, de l'avion et de la radio) ont transformé la mer en un espace "triple" : sous la mer, sur la mer, au dessus de la mer. Le milieu n'est plus homogène, la technique révèle sa dioptrie.

B. Brodie (à la suite d'intuitions de Castex et de Davoluy) distingue le sea control (la maîtrise des mers) et le sea denial (l’interdiction des mers). Celui qui détient la première se place en défensive stratégique puisqu'il a la supériorité. Celui qui pratique la seconde se place en offensive stratégique, pour compenser son infériorité.

Finalement, HCB distingue quatre fonctions : la dissuasion (nucléaire), la maîtrise des mers, la projection de puissance, la présence.

J'ajouterai quelques commentaires.

Tout d'abord, à partir de cette micro citation d'HCB, qui explique que le milieu sous-marin est "opaque" : ceci explique qu'on y place des SNLE. Il reste que quand on discute avec des sous-mariniers, on apprend qu'il y a des zones privilégiées (à opacité renforcée ?) qui font que finalement, tous les sous-marins s'y retrouvent. Sur mer et au-dessus de la me, milieux eux-aussi fluides, il n'y a pas une telle opacité, et les règles stratégiques sont donc différentes (celle "classique" de la stratégie maritime pour le "sur mer", celle de la stratégie aérienne -modulo quelques adaptations - pour l'au-dessus de la mer).

Je vois d'ailleurs dans le milieu sous-marin la vraie similitude avec le cyberespace. Souvent, on compare le milieu marin au milieu cyber au motif qu'ils seraient tous deux fluides. Pourtant, cette caractéristique de fluidité ne suffit pas, et il faut lui adjoindre la caractéristique d'opacité, propre au seul milieu sous-marin, (sous-partie du milieu marin). Dès lors, les modalités se ressemblent :

  • un sous-marin est à l'écoute, et doit distinguer le silence suspect (suspect car silencieux, et suggérant peut-être un objet plus furtif que son environnement) au milieu de fracas des bruits environnants, et notamment du banc de crevettes alentour ;
  • un spécialiste de défense cyber observe l'ensemble du trafic et doit repérer le signal "faible" qui indique un intrus cherchant à s'introduire dans son système.
  • A chaque fois, il s'agit de détecter le micro-bruit qui signale la menace.

Ensuite, je m'interroge sur cette négligence ancienne de la stratégie "économique", c'est-à-dire se concentrant sur les voies de communications. Là encore, la question des routes est plus importantes que le "milieu" que ces routes traversent. L'espace fluide n'est pas utile en tant que tel, ce qui est utile, ce sont les routes qui relient des points remarquables (ce que j'avais signalé dans Introduction à la cyberstratégie). Ou encore : il vaut mieux s'intéresser aux flux qu'au fluide.

Or, le cyberespace n'est pas un espace fluide, c'est un espace de flux, ce qui n'est pas la même chose. Ce qui explique le rôle majeur des "corsaires modernes" que sont les hackers, parfaitement adaptés à cette guerre des flux, par procuration des États.

Et pour revenir au maritime, on s'aperçoit que le plus utile, aujourd'hui, (outre la dissuasion) n'est pas la maîtrise de la mer, mais la projection de puissance et la présence, plus adaptées à cette stratégie "économique", centrée sur les routes.

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 14 juillet 2013, 21:20 par Laurent

1. Je maintiens qu’il n'existe que LA stratégie, et qu’on ne peut pas la scinder par milieux physiques.

2. « Espace triple » : oui, mais en adoptant la notion d’espaces fluides, on peut réunifier les trois (tout en maintenant la possibilité de les distinguer, de même que, sur terre, c'est-à-dire dans les espaces solides, on distingue plaines, montagnes, collines, villes, marais, forêts, etc.).

Tu cherches les complications inutiles et/ou accessoires, éventuellement pour en créer là où elles n’existent pas… Tout ça parce que tu te refuses à comprendre une idée d’une simplicité extrême - c’est d’ailleurs probablement ça qui déroute complètement - et qui se situe en quelque sorte loin en amont de toute autre. Toujours le tropisme de la tactique, du détail, du technique, au détriment du stratégique, du global et de l’essentiel (c’est-à-dire de ce qui relève de l’essence) ? Ou bien par refus d'adopter une idée qui a été proposée par quelqu’un d’autre ?…

Sinon, d’un strict point de vue formel et de détail, oui, le milieu sous-marin et le milieu « cyber » présentent en effet des similitudes. Mais je suis certain qu’on pourrait aussi en trouver avec d’autres…

« La question des routes est plus importante que le milieu que ces routes traversent. » : Bien entendu ! Simplement, le rapport dialectique entre le « réseau » (terme générique incluant les routes, quelles qu’elles soient) et les familles d’espaces tient aux faits que 1. le réseau se déploie plus facilement dans les espaces fluides que dans les espaces solides ; 2. le réseau est aussi d’une nécessité absolue pour se déplacer dans lesdits espaces fluides (alors qu’on peut se déplacer dans les espaces solides sans son aide, même si avec difficultés). Ce qu’il y a d’intéressant et de la plus haute importance dans la catégorisation des espaces, c’est d’abord et avant tout de rappeler certaines évidences dramatiquement perdues de vue, et pour commencer le fait que l’homme ne vit que dans les espaces solides, que ce soit d’un point de vue individuel et biologique, ou d’un point de vue collectif. En d’autres termes, il ne « fait société » que dans les espaces solides, qui sont les espaces du politique et du social (dans tous les sens de ce terme, aussi bien le sens aristotélicien - « l’hommes est un animal social » - que dans un sens étroit et « syndicaliste »). Je ne suis même pas loin de penser que les espaces fluides sont les espaces qui tendent à la négation du politique (puisqu’ils sont les espaces où l’homme ne peut aller qu’au moyen de prothèses machiniques, et donc de la technique, ce qui nous renvoie aux travaux de Heidegger sur cette question…). Par conséquent, dire que « le cyberespace n’est pas un espace fluide, c’est un espace de flux », est totalement idiot (désolé…), car ça n’a rien d’incompatible, ce sont même deux catégories à la fois différentes et liées. Donc, à partir de cette distinction qui me paraît fondamentale, car la puissance se déploie d'abord dans l’espace, avant même de se déployer dans le temps, on peut commencer à penser autrement la puissance et son déploiement sous toutes ses formes et selon toutes ses modalités.

Egéa : chic : quelqu'un qui n'est pas d'accord, et qui me traite quasiment d'idiot ! Enfin un peu de sport sur égéa !

Sur le principal, cela mérite un billet entier, que je te dois, Laurent.

Sur l'accessoire : Refus d'adopter une idée proposée par d'autres ? Moi ? fichtre, celle là, je ne m'y attendais pas, tiens. Je crois en effet passer pas mal d'idées d'autrui sur ce blog, et même m'inspirer allègrement des idées d'autrui (en essayant tout de même d'ajouter un petit qq chose, sauf dans le cas d'une fiche de lecture où il ne s'agit que d'un compte-rendu). Et je crois ne pas t’avoir trop maltraité sur égéa, by the way. Après, les domaines émergents suscitent des idées qui doivent être débattues, les miennes comme les tiennes. C'est d'ailleurs un des objets de ce blog que de discuter celles que je propose (mais aussi celles des autres), et c'est pourquoi je suis très heureux que tu me rentres dans le chou : mais de grâce, reste sur le fond, pas de procès intuiti personnae qui sont assez désagréables, pour tout te dire. Bref, la culture du débat suppose qu'il y ait des points de vue différents, et qui s'écoutent, car ils croient à la possibilité de "progresser". Progrès intellectuel ? voilà un vilain mot, je le sais. Mon côté vieux schnock, ton côté vieux schnock nous font normalement partager ce vilain mot en commun.

Sur le premier point : la distinction entre La stratégie (englobant tous les aspects, et donc les stratégies subordonnées) et les stratégies dites de milieu : le débat est connu depuis longtemps et tranché. Il reste que comme par hasard, les meilleurs décrivent une stratégie maritime, une stratégie aérienne, une stratégie nucléaire, récemment une stratégie spatiale et donc une cyberstratégie. Réfléchir à cette cyberstratégie ne revient aucunement à dire que vaincre dans ce "milieu" là (dans cette sphère là, pour utiliser ma terminologie) ne permettra pas d'aboutir à la victoire générale (cf. la discussion des premières illusions de victoire totale grâce à la puissance aérienne, émises par Douhet ; Cf la meilleure critique que j'en ai lue, celle de Colin Gray, chroniquée sur égéa -le vieil égéa, de mémoire, mais je n'en suis pas sûr : tiens, un auteur que je cite, comme CVC, Guitton, Luttwak, Henrotin, HCB, et tant d'autres qui me nourrissent). Mais d'un autre côté, admettre l'existence d'une grande stratégie n'empêche nullement de réfléchir aux moyens de la mettre en œuvre, moyens qui passent, le plus souvent, par des forces mises dans des espaces-temps, autrement dit des milieux. Qu'il faille une combinatoire, nous sommes d'accord. Mais l'interconnexion n'ôte pas l'intérêt à chacune des spécialisations.

Le deuxième point, qui est le fond, fera l'objet d'une discussion séparée et honorée d'un billet.

Amicalement,

2. Le dimanche 14 juillet 2013, 21:20 par Le céphalopode masqué

Chacun peut observer encore une fois que, ici comme ailleurs, lorsqu'on parle de sous-marins on ne tarde jamais à parler de crevettes.

3. Le dimanche 14 juillet 2013, 21:20 par Laurent

Oui, tu as raison, pardonne-moi. La solitude du chercheur de fond provoque souvent des réactions frôlant la paranoïa, a fortiori quand il a l'impression (vraie ou fausse, peu importe) qu'il a du mal à faire passer des idées qui lui paraissent pourtant simples. Preuve qu'elles ne le sont pas tant que ça et que les qualités pédagogiques et didactiques demandent à être constamment affinées, un peu comme les compétences épistémologiques, d'ailleurs.
Sur le premier point : déjà pas d'accord. Les "meilleurs" (et d'abord, qu'est-ce qui leur vaut ce qualificatif élogieux ?) peuvent très bien se planter. Les meilleurs des astronomes de l'Antiquité et du Moyen Age ont cru pendant des siècles que le soleil tournant autour de la terre, jusqu'à ce qu'un emmerdeur vienne remettre en cause le dogme de ces "meilleurs". J'ai la prétention de penser (attention, c'est gonflé) qu'une bonne partie des penseurs militaires occidentaux (mais pas seulement) du XXe siècle se sont plantés sur les grandes lignes (et que ça serait d'ailleurs L'UNE des causes des marasmes militaro-stratégiques actuels). Vaste débat, isn't it ? Et, sacrilège des sacrilège, je ne voue aucun culte intellectuel à HCB, qui avait des tonnes de qualités, notamment humaines (ce qui n'est pas rien dans le monde où nous vivons), mais dont la pensée était restée figée sur des paradigmes d'une autre ère et qui refusait pratiquement tout ce que le 20e siècle intellectuel avait produit. Ça n'était pas un hasard s'il a tant fait réédité de classiques des 18e et 19e siècles (une bénédiction pour l'historien, cela dit), ni s'il était comme il le disait lui-même conservateur et réactionnaire, au sens premier de ces mots, pour commencer, car les questions idéologiques, je m'en contrefiche. Bon, j'ai cité HCB, mais j'aurais pu en citer bien d'autres.
La balle est dans ton camp. J'attends ton tir avec impatience (mais de pied ferme) sur le 2e point.

egea : Les "meilleurs", c'est un comparatif, pas un absolu. Autrement dit, ils sont meilleurs que les autres, même s'ils peuvent raconter beaucoup de bêtises. Et puis il faut se nourrir, et lire les autres, si on ne veut pas redécouvrir l'eau chaude.

Sur HCB : Quelqu'un d'une très grand érudition, avec une culture historienne au sens double : non seulement des faits (d'histoire, ou d'histoire des idées), mais aussi de la méthode historique. Un remarquable "passeur", et c'est d'abord comme ça qu'il faut s'en souvenir. Quelqu'un qui savait aussi être concret et se méfier des théories fumeuses. Je me souviens d'une de ses interventions sur la stratégie navale qui ne mâchait pas ses mots. Après, j'ai déjà entendu le reproche selon lequel il n'était pas "créatif". De ce point de vue, j'aurai pu citer Poirier, voire La Maisonneuve. Quant aux innovations du siècle, HCB a bien reconnu l'existence d'une "stratégie nucléaire". Et même si tout un tas de personnes m'expliquent que finalement, le cyber n'est pas si nouveau, je prétends qu'on reconnaitra, comme une évidence, la pertinence d'une cyberstratégie.

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