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Totem dissuasif et tabou nucléaire

Ainsi, à l’occasion d’un récent colloque traitant de stratégie nucléaire, il aurait été interdit à des officiers d’active de prendre la parole à la tribune. Cela n’empêcha pas de nombreux officiers de venir écouter ce qui s’y disait, moins probablement pour entendre des propos subversifs que pour réfléchir et se faire leur opinion : ils témoignaient ainsi de la compréhension intime de ce qu’est la dissuasion, qui est aussi un fait de l’esprit. Malgré l’amitié que je porte aux auteurs de ladite décision d’interdiction, j’estime qu’elle était, à tout le moins, maladroite. (cliquer sur le titre pour avoir la suite de l'article)

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Cet article est paru en tribune en ligne sur la RDN (TRIBUNE n° 458) jeudi 9 janvier 2014.

Pour dire les choses simplement, « non-emploi » ne signifie pas « non-débat ». Une telle décision a fourni des arguments faciles à ceux qui étaient hostiles à l’arme nucléaire. Ils ne se sont pas privés de le clamer haut et fort, criant à la censure et au bâillonnement des opinions divergentes. Cela a donné de l’État-major une apparence hautaine, à l’évidence contre-productive puisque cela suggérait une mentalité de forteresse assiégée et tellement peu assurée de son fait qu’elle abandonnait le terrain. Déserter (le débat) n’est pas le signe de la plus grande fermeté. Heureusement, un Bruno Tertrais, un Philippe Wodka-Galien et plus encore un Camille Grand étaient là pour porter la contradiction. Calmement.

Pour autant, adresser cette petite critique ne signifie pas qu’on appartient à ceux qui dénoncent la dissuasion, bien au contraire. Car entre Hobbes et Rousseau, je choisis Hobbes. L’homme est un loup pour l’homme et le conflit est inhérent à sa nature. Réguler ce conflit est du devoir de l’État. Devoir d’autant plus nécessaire quand une arme aussi radicale que l’arme nucléaire est en jeu. Mais avant d’aller à la philosophie, il faut d’abord écarter le feu sacré.

Le feu sacré

Il y a deux sortes de feu sacré.

Le premier est celui du pacifisme. Il considère que c’est l’arme qui fait la guerre, et que pour préparer la paix, il faut logiquement préparer la paix. C’est ne rien comprendre aux paradoxes de la stratégie. Comme l’a montré Edward Luttwak, celle-ci est par essence paradoxale. La meilleure défense est l’attaque, il faut préparer la guerre pour avoir la paix sont des exemples de ces paradoxes. Un autre serait que la menace de l’emploi d’une arme suffit – si (et seulement si) la menace est crédible – à ne pas l’employer.

Le feu sacré contre la terreur

Au fond, les anti-nucléaires sont terrorisés : leur terreur vient de la possibilité de l’extrême. Du cataclysme. Du feu nucléaire et de ses possibilités de destruction totale. Alors que la plupart de nos concitoyens n’y pensent même pas, eux y pensent. Or, l’extrême nucléaire nous renvoie à notre condition humaine, à notre finitude et à notre capacité à faire du mal à autrui. Oh ! je sais, une telle énumération vous fait penser à de mauvaises copies de lycéen. Pourtant les interrogations sont là. Le nucléaire porte une double menace, celle de ma fin individuelle et celle de notre fin collective. Si je ne puis pas grand-chose contre ma fin individuelle, il est possible que je puisse faire quelque chose contre ma fin collective, notamment en agissant collectivement. Ce militantisme épouvanté induit un feu sacré, celui du combat pour la cause « de la paix ». Cause juste et sacrée. Cela ne s’évacue pas d’un revers de main, surtout quand la réponse est un paradoxe. Si la sincérité n’est pas gage de vérité (et encore moins d’efficacité), elle demeure un facteur important dans le monde médiatique et émotif qui est désormais le nôtre. En ne répondant pas à cette inquiétude, on la renforce au lieu de la calmer. Le silence est psychologiquement mortifère.

Les gardiens du feu sacré

Or, il est en l’occurrence adopté par les tenants de l’autre feu sacré. Pourtant, ce feu sacré n’apparaît pas évident, à considérer le sérieux grave et austère des « responsables ». Nulle passion d’apparence, nulle émotion. Eux sont les gardiens du temple, ce temple constitué par les tabernacles immergés flottant entre deux eaux, tapis au fond des mers, ultime et universelle menace, prête à bondir afin de dévaster les terres et les flots, les villes et les gens. Ce n’est pas rien que de garder ce tabernacle. Sacrée responsabilité ! Et donc, responsabilité sacrée… Ils en sont conscients, croyez-le bien. À ceci près que le tabernacle, à la différence du Saint des Saints qui n’abritait que du vide, conserve quant à lui un feu extrême : un trop-plein qui mène au néant.

Ces rapports de l’infini, du néant, de la condition humaine et des possibilités les plus radicales de manipulation de la matière constituent les éléments de base d’un processus qui « sacralise » le nucléaire. Pour le coup, le feu est sacré, ce qui ne veut pas dire qu’il est religieux, simplement qu’il dépasse ceux qui le manipulent. Leur prudence extrême est estimable et compréhensible : la chose est trop importante pour que le vulgaire en approche. Comme le grand prêtre, il faut être initié pour s’approcher du sacré, la démarche anthropologique est ultra classique.

Totem et tabou, procédés du sacré, on le sait depuis Freud

Pourtant, il ne s’agit pas simplement de domestiquer le feu mais d’en faire une arme. Quoiqu’en disent les grands prêtres, cette arme est la protection de la communauté nationale, elle est là pour tous ses membres. Certes, le lien est affaibli qui réunit le cas du citoyen à la cause commune qu’est la défense de la Nation. Pourtant, la défense est « nationale » et la bonne vieille doctrine française expliquait justement qu’elle la devait à tous et à chacun. Et si la pierre de touche de cette défense est l’arme nucléaire, alors celle-ci appartient à tous et à chacun, et non à quelques clercs, aussi valeureux soient-ils. En effet, la dissuasion fonctionne d’abord grâce à l’assentiment populaire. Elle est le fait de tout citoyen français et d’abord de l’auteur de ces lignes. L’arme nucléaire appartient autant aux citoyens qu’aux veilleurs chargés d’en assurer la garde et de la mettre en œuvre, le cas échéant. La permanence de leur tâche ne signifie pas qu’ils sont plus propriétaires de l’arme que le citoyen de base.

L’arme nucléaire n’est pas un objet sacré, mais un objet politique

Nous quittons ici le sacré pour arriver aux contingences. Il ne s’agit plus de savoir si c’est bien ou mal, il ne s’agit surtout pas d’un « au-delà » de ce bien et de ce mal bien nietzschéen ; il s’agit au contraire d’un en-deçà très concret : savoir si c’est utile, et comment ça marche. Pas techniquement, s’entend : stratégiquement.

Une arme qui s’use si on ne s’en sert pas

L’arme nucléaire ne possède pas simplement une efficacité technique. En fait, elle ne fonctionne pas sans une efficacité rhétorique. Son potentiel de destruction est tellement élevé qu’on ne tient surtout pas à s’en servir. Mais elle est efficace malgré tout, grâce à son discours d’accompagnement. L’efficacité tient au couple entre la potentialité destructrice, admise par tous, et la menace que l’on brandit de son emploi. La dissuasion fonctionne à une double condition : que l’emploi soit crédible (capacité technique), que la menace que l’on fait de cet emploi soit, elle aussi, crédible (capacité de volonté). Aussi est-il absurde de clamer que l’arme nucléaire est une arme de non-emploi. Elle est une arme d’emploi car seul le discours qui l’accompagne et qui affirme l’emploi permet, finalement, de ne pas l’employer. Encore un paradoxe !

Car une arme nucléaire a besoin d’une doctrine pour être pleinement efficace

Au temps de la guerre froide, les Américains ont tâtonné avant d’arriver à la destruction mutuelle assurée, doctrine qui conciliait deux objectifs distincts : assurer leur propre protection et manifester le couplage transatlantique avec les alliés. De même, la France a mis une décennie avant de concevoir une doctrine cohérente, celle de la dissuasion tous azimuts. Accessoirement, cela eut deux conséquences : un Livre blanc qui clôturait un débat stratégique décennal (ne cherchez aucune comparaison avec des expériences récentes : il n’y en n’a pas) ; et une réputation d’indépendance qui aidait à vendre des armements dans le monde entier (la remarque précédente est également valable).

Tirons en une conclusion : le débat stratégique est nécessaire à cette rhétorique. Pas de doctrine sans débat. Une doctrine figée, calcifiée, ossifiée est une doctrine morte. La « sanctuarisation » doit porter sur le territoire national, non sur la doctrine de la dissuasion. Le fixisme est mortel. La doctrine est la première composante de la dissuasion avant même les autres composantes techniques (sous-marine, aérienne, terrestre).

L’arme nucléaire nous a appris la notion de rhétorique stratégique

Puisqu’on en est à évoquer les souvenirs du lycée, souvenez-vous de ce qu’est la dialectique : thèse, antithèse, synthèse. Or, la réussite d’une bonne démonstration ne tient pas à la thèse, qui est facile à énoncer. Ni à la synthèse, qui dépend de la confrontation des deux premiers éléments pour réussir à élever le débat. La bonne dissertation dépend exclusivement de la bonne antithèse. Vous n’aurez pas de bonne conclusion si vous n’avez personne qui dit non. Le négateur doit avoir du talent. Certes, il dérange. Mais il dérange un ordre figé, et ce faisant lui permet de s’adapter et de vivre, et de créer un nouvel ordre, plus riche et plus complexe. Ici, est-il besoin de rappeler que la doxa nucléaire n’a jamais été fixée et qu’elle n’a cessé d’évoluer, par petites touches ou grands à-coups, même après le Livre blanc de 1972. Souvenez-vous des atermoiements autour du nucléaire tactique devenu préstratégique. Souvenez-vous des débats sur la bombe à neutrons. Souvenez-vous de l’éventuelle extension de la dissuasion à nos voisins. Souvenez-vous des discussions sur l’utilisation de la bombe contre des terroristes.

Ces discussions existent pour deux raisons.

La première tient à ce que les environnements changent, qu’il s’agisse de l’environnement géopolitique ou des progrès techniques. Une dissuasion dans un système bipolaire ne fonctionne pas pareillement que dans un monde apolaire et post-hobbesien. L’arrivée des sous-marins nucléaires sous la banquise, le mirvage des fusées, la précision accrue des missiles et la différenciation des charges portées permettent autant d’ajustements « techniques » qui entraînent autant de conséquences stratégiques qu’il faut penser et instiller dans l’esprit du compétiteur, du perturbateur. La stratégie des moyens, c’est d’abord la stratégie provoquée par les moyens dont on dispose.

La seconde raison qui motive le débat est encore plus simple : les discours s’usent. Ils s’usent d’ailleurs d’autant plus vite qu’on ne s’en sert pas. Car ne pas s’en servir, ou répéter « dissuasion nucléaire » comme un mantra, cela revient au même. En fait, une doctrine s’use si on ne la confronte pas. C’est l’usage qui la fortifie, qui la fait résiliente et adaptative. Elle doit donc se frotter pour augmenter sa résilience et évoluer. Progresser.

En fait, voici encore un paradoxe : la composante rhétorique de l’arme nucléaire s’use si on ne s’en sert pas. Si on ne l’aiguise pas au feu des arguments. La rhétorique est la pierre à feu de la dissuasion nucléaire. Sans discussion, l’arme s’émousse.

L’ultima ratio a besoin de raisons

Les conséquences de l’usage éventuel de l’arme nucléaire dépassent souvent la raison pour toucher l’imagination et l’émotion. Pourtant, malgré la déraison apparente de son emploi, elle est très rationnelle. Elle est d’abord rationnelle. Il est donc déraisonnable de refuser d’en discuter les raisons. L’ultima ratio a besoin de raisons.

Fuir le débat, c’est donc non seulement être inadapté aux conditions médiatiques contemporaines, c’est surtout affaiblir la dissuasion. C’est entrer dans une perspective sacralisante qui est tout sauf utile.

Or, par chance, il y avait ici un débat sérieux qui s’ouvrait : sur la menace, sur les choix et sur la cohérence. Ces questions paraissent trop importantes pour qu’on les abandonne aux sables de l’indifférence. Pire, qu’on refuse d’y répondre. Nous y reviendrons donc.

O. Kempf

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