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La transformation cyber de la guerre

Les « Cahiers d’histoire immédiate », publiés par l’université de Toulouse (presses universitaires du Mirail) viennent de publier leur numéro 45 intitulé : « regards croisés sur les conflits actuels » (dirigé par Martine Cuttier et M. Guidère). Il comprend un de mes articles intitulés « La transformation cyber de la guerre ». Vous trouverez ci-dessous l’intro et la conclusion de cet article, assez longues et méritant le détour.

(NB : l’illustration ne correspond pas à la couverture de ce numéro). source

Introduction

  • Andromaque : La guerre de Troie n’aura pas lieu, Cassandre !
  • Cassandre : Je te tiens un pari, Andromaque.
  • J. Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, Acte 1 scène 1

Le 11 octobre 2012, le secrétaire d’Etat américain à la défense, Leon Panetta, évoquait le risque d’un « Cyber Pearl Harbour ». Trois ans plus tôt, le directeur de la division cyber du FBI parlait de « cyber-Armageddon ». Pour le public français, ces assertions paraissent très américaines : on ne sait pas très bien ce que c’est qu’Armageddon (s’agit-il d’une catastrophe ? d’une apocalypse ?), et Pearl Harbour apparaît plus comme une surprise stratégique qui a provoquée l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1941 que comme une véritable catastrophe. Toutefois, chacun admet que les deux comparaisons jouent sur le registre de la peur et de la terreur : comme si des armes absolues devaient susciter la même angoisse que les armes nucléaires en leur temps, et donc provoquer la même mobilisation stratégique pour les dominer. De ce point de vue, les cyberattaques constitueraient le nouveau front de la guerre. Le cyberespace serait le nouvel espace de la guerre, et de la guerre totale, poursuivant une évolution historique pluriséculaire.

A rebours de cette perception inquiétante, un auteur Allemand, Thomas Rid, publiait au printemps 2013 un ouvrage remarqué : « Cyberwar will not take place ». La cyberguerre n’aura pas lieu, affirmait ce chercheur, faisant explicitement référence à l’œuvre éponyme de Jean Giraudoux. Sa thèse reprenait les trois critères de la guerre selon Clausewitz : la guerre est d’abord violence (et violence létale), elle est instrumentalisée (cela renvoie à Beaufre et à sa dialectique des volontés), et elle est fondamentalement politique. Aussi, observant les différentes catégories de cyberattaques (espionnage, sabotage, et subversion), il montrait qu’aucune ne répondait exactement aux trois critères clausewitziens.

Les deux thèses sont ainsi remarquablement contradictoires. Peut-être est-ce dû à le différence de point de vue : les responsables politiques insistant sur les précautions à prendre, les intellectuels relativisant un danger qu’ils estiment grossi. Pourtant, derrière cette apparente différence se cache une ressemblance : en effet, les deux discours font référence à la guerre, mais toujours celle du passé. Il s’agit de cette guerre « conventionnelle » et déchaînée où la violence est poussée à son paroxysme. Or, cette guerre-là n’existe déjà quasiment plus. On observe au contraire de multiples contournements de la guerre, qu’il s’agisse de guerres irrégulières ou, désormais, de guerres indirectes (guerres de drones et de forces spéciales) ou de guerres qui ne sont même plus au sein des populations, mais contre les populations (Irak, Syrie, Centrafrique, République Démocratique du Congo).

La guerre est morte, et pourtant elle continue d’exister, y compris sous d’autres formes. C’est pourquoi le cyber nous amène à poser des questions sur ce qu’est la guerre : si la guerre doit faire des morts et qu’il n’y a pas de cybermorts, faut-il en conclure qu’il n’y a pas de cyberguerre ? Poser la question de la cyberguerre amène inévitablement à poser la question du regard que l’on porte sur la guerre, et sur la définition de ce qu’est une guerre. A tout le moins peut-on admettre, en préalable, qu’il y a une conflictualité dans le cyberespace, ce qui permet d’analyser la relation compliquée entre la cyberdéfense, admise par l’ensemble des autorités de l’Etat, et la cyberguerre, qui est une expression plus utilisée par les journalistes que par les spécialistes.

Pour cela, il convient tout d’abord de rappeler succinctement une grille d’analyse stratégique du cyberespace, qui aidera les stratèges à analyser les divers cas de cyberconflits que l’on peut observer. Il s’agira ensuite de comprendre comment le cyber est à l’œuvre dans la guerre, et comment le cyberespace est déjà devenu un lieu de cyberconflit.

Conclusion

La guerre est un objet difficile à appréhender. La perception que l’on en a naturellement nous reporte vers des images du passé. Toutefois, si nous observons aujourd’hui une continuité entre les affrontements des tribus du néolithique, les combats des cités grecques, la maîtrise militaire des armées romaines, la confrontation des seigneurs féodaux, la révolution militaire de la Renaissance, les campagnes napoléoniennes, les guerres industrielles, totales et révolutionnaires, elles ont toutes paru à leur contemporains comme radicalement nouvelles et différentes de ce qui les avait précédées. A chaque fois, les stratégistes ont effectué un travail de compréhension et d’analyse pour expliquer en quoi la « nouvelle forme de guerre » n’était que le prolongement et l’adaptation des formes anciennes, et en quoi il y avait effectivement des ruptures stratégiques.

Il est très difficile de penser ces ruptures stratégiques. Soit on les assimile à des conflits du passé en exagérant leur pouvoir dramatique – et c’est le discours sur un cyber Armageddon – soit on en minore les effets en constatant leurs seuls effets actuels, sans apercevoir le potentiel de transformation de l’innovation – et c’est le discours annonçant que le cyber minore la violence.

La rapidité avec laquelle ce champ conflictuel s’est développé, en moins de dix ans, rend le pronostic relativement aisé : il continuera de se développer, selon des voies encore insoupçonnées. Aussi faut-il demeurer prudent sur les conclusions à tirer dès à présent, entre les deux extrêmes de la non-violence ou de l’extrême violence. Au fond, il faut se méfier de notre expérience immédiate qui fausse notre rapport au temps.

Constatons pour l’heure que le fait cyber est déjà à l’œuvre dans la conduite de la guerre et l’expression des conflits. C’est vrai dans les opérations classiques, et il est fort probable que cette tendance ira s’accentuant, les stratèges découvrant, au gré des expérimentations, de nouvelles façons de conjuguer des opérations classiques avec des opérations cyber. De même, le cyberespace deviendra un espace toujours plus propice à la conflictualité. Il ne s’agit plus simplement de cyberdéfense (de défense du cyberespace), il s’agit désormais de cyberconnaissance (renseignement d’intérêt cyber) et, bien sûr, de cyberoffensive. Savoir que nous sommes au cœur d’une rupture profonde est déjà un enseignement valable. Pour reprendre une terminologie rumsfeldtienne, nous passons d’un « inconnu inconnu » à un « inconnu connu » : savoir qu’on ne sait pas donne de plus grandes capacités de conduite qu’ignorer qu’on ne sait pas. Et il est heureux si cet article réussit à vous convaincre de cette simple, petite et très humble conclusion, bien moins révolutionnaire, probablement, que le nouvel espace qui l’a suscitée.

Excipit

A la fin de la pièce de Giraudoux, malgré les efforts d’Hector et d’Andromaque, et même si Ulysse finalement se laisse convaincre de la paix, les portes de la guerre s’ouvrent. Hector constate : Elle aura lieu. Homère peut parler.

O. Kempf

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