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Le refus de la Victoire, maladie française

Je poursuis la réflexion entamée la semaine dernière (voir billet) ou celle de Michel Goya sur son blog (ici) et reviens sur cette non commémoration de la Victoire décidée par l’Élysée et balancée, à ses yeux, par le voyage mémoriel qu'il compte effectuer, rendant hommage aux combattants.

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Précisons d'emblée qu'il ne s'agit pas de discuter des sujets annexes qui ne sont pas ici essentiels :

  • ni la question d'un éventuel défilé ou parade (traditionnellement, le 11 novembre fait l'objet d'une prise d'armes de pied ferme autour de l'Arc de Triomphe et personne n'a demandé un défilé particulier).
  • ni la question de la mise à l'honneur des maréchaux de la Première Guerre mondiale (je rappelle qu'ils furent nombreux : Foch, Joffre, Galliéni, Lyautey, Franchet d'Esperey, Fayolle, Maunoury, et Pétain, celui qui pose problème...).
  • ni la question de la négociation avec l'Allemagne de ces modalités (car après tout, il est compréhensible qu'on use de tact et de diplomatie en la matière).

Selon l’Élysée : "Le sens de cette commémoration, ce n'est pas de célébrer la victoire de 1918". Voilà le point dur, celui qui cause problème, plus encore que les propos inutiles d'un conseiller mémoire qui n'a pas de mémoire sur "les civils que l'on a armés".

Ne pas célébrer la victoire. Que célébrer, alors ? La "fin d'une guerre" ? Mais ne comprend-on pas qu'il n'y a pas de fin de guerre si l'un des adversaires n'accepte le résultat de la fortune des armes ? Il y a un anachronisme persistant à considérer, par un crypto-pacifisme, que "la guerre c'est mal et que donc toute guerre est mauvaise". Les guerres sont douloureuses, nul n'en disconvient mais si les États, si les parties (dans le cas de guerres irrégulières) décident de les faire, c'est bien parce que leurs raisons sont à leurs yeux plus impérieuses que les incontestables catastrophes qui les accompagnent. Oui, la guerre est catastrophique et pourtant, on la fait. Ce n'est d'ailleurs pas parce qu'on ne se veut pas d'ennemis qu'on n'en a pas. Souvent, c'est l'ennemi qui décide, les djihadistes nous l'ont montré récemment (c'est d’ailleurs parce qu'ils ont pris l'initiative que nous parlons désormais à tout bout de champ de "guerre").

On la fait pour de bonnes raisons, par exemple pour défendre sa liberté (une des trois valeurs de la devise de la République). Peut-on quand même rappeler à certains que trois départements étaient en 1914 annexés contre la volonté des peuples depuis plus de 45 ans, et que pendant la guerre, justement, dix départements français, de l'Est et du Nord du pays, soit deux millions de personnes quand même, vivaient sous la domination du Reich. La victoire a permis que ces territoires-là soient libérés et elle a évité qu'au lieu d'avoir trois départements annexés, il n'y en ait eu cinq ou dix. Ce n'est pas rien.

Car eussions nous été défaits, nous aurions vécu sous une domination étendue. La défaite de 1870 n'avait pas laissé que des bons souvenirs, faut-il le rappeler (juste une histoire de mémoire...).

Alors, de quoi ce refus de la victoire est-il le nom ?

Si l'autre nous déclare la guerre, nous devons la conduire. Sinon, comment comprendre les déclarations de nos gouvernants répétant sans relâche que "nous sommes en guerre" ? L'absence de réflexion sur le sens de la guerre fait qu'on ne désigne pas l'ennemi : non, on "fait la guerre contre le terrorisme", du président précédent reprise par le président actuel. Mais alors, qu'y a-t-il, selon eux, au bout de cette guerre ? Si le terroriste est notre ennemi, ne devons-nous pas "vaincre" ? sinon, quel est le but ?

Si donc nous sommes en guerre aujourd’hui, c'est que nous acceptons le mécanisme de la guerre. Parfois, la force doit prévaloir afin qu'elle crée le droit.

S'agit-il alors de cet étrange goût français pour célébrer les défaites ? : on célèbre Sidi-Brahim, Bazeilles, Camerone ou Dien-Bien Phu, on se souvient d'Azincourt et Crécy plus que de Castillon qui pourtant nous donna la victoire, à la fin de la Guerre de cent ans. Heureusement que les Cyrards fêtent encore le 2S en l'honneur d'Austerlitz... Mais la tradition militaire aime les glorieuses défaites, celles où le panache est mis en avant, où l'on célèbre la lutte jusqu'au bout, le sacrifice suprême. Mieux vaut la manière (l'héroïsme) que le résultat.

En l'espèce, ce n'est pas de cela dont il s'agit. Nul célébration de vertus militaires. C'est juste que la victoire, ça sonne trop guerrier. Et puis il y a ce côté moderne qui trahit en fait un sentiment refoulé de supériorité : on refuse de célébrer sa victoire "car l'on est au-dessus de ça", on oublie Austerlitz mais on va fêter Trafalgar. On se croit humble et généreux, on est juste orgueilleux et méprisant, sans même s'en rendre compte, plein de bons sentiments, d'autant plus que l'autre se fiche de nos abaissements, lui n'hésite pas à célébrer ses victoires. Car il ne s'agit pas de triompher, mais de célébrer. Nuance. La victoire de 1918 n'est tout de même pas une exaction... Le XXème siècle en a connu bien d'autres, ailleurs qu'en France.

Au fond, ce refus de célébrer la victoire est une pensée anachronique, une trahison du devoir de mémoire, un vain calcul politicien contemporain. Il faut revenir à Renan et sa définition de la Nation. On rappellera (avec Wikipedia -ici-, qu'on ne peut accuser de déviation idéologique) que Renan insiste sur la conception française contractuelle de la formation de la Nation, à l'opposé d'une vision allemande (eh oui!) beaucoup plus essentialiste, venue notamment de Fichte. J'ai écrit par ailleurs (dans mon livre "Géopolitique de la France", voir ici) la dialectique entre les deux approches et comment le nationalisme allemand est né à la suite de la Révolution française.

Pour Renan, être une Nation "c'est avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore dans l'avenir". Mais encore faut-il se souvenir des belles choses faites ensemble.

Le terrible sacrifice de nos grands-parents en fait partie, quoi qu'on en dise. Certes, la France sort épuisée de la Guerre, certes le défilé de la Victoire (qui a lieu le 14 juillet 1919) commence par les blessés, estropiés et gueules cassées, certes les anciens combattants affirment "plus jamais ça", mais pas un ne regrette le combat ni le sacrifice, car victoire il y a eu. Alors, il peut y avoir réconciliation.

Il n'y a pas de paix s'il n'y a pas un vainqueur et un vaincu, n'en déplaise aux conseillers de l’Élysée . La guerre est une chose d'abord politique car la guerre fait l’État avant que l’État ne fasse la guerre (voir Charles Tilly et le billet sur la question). Vouloir la paix, ce n'est pas refuser l'idée même de guerre, c'est la regarder sereinement, avec justement le recul de l'histoire.

Il y eut donc une victoire. On ne peut la célébrer sans la passer sous silence. Se souvenir permet de construire justement d'autres destins. Interpréter, c'est trahir, y compris l'avenir.

Un coup de tête jamais n'abolira le passé.

O. Kempf

Commentaires

1. Le lundi 5 novembre 2018, 13:21 par Yves Cadiou

D'accord avec vous je ne reprends pas vos arguments mais, avec votre autorisation, j'ajoute mes propres réflexions.
L'abandon du concept de victoire est « dans l'air du temps » depuis plusieurs années. On pouvait déceler cet abandon conceptuel de deux façons :
1) l'abus du mot « guerre », désormais galvaudé : un attentat (le Bataclan) fait un nombre de morts à peu près égal à celui de deux semaines sur les routes françaises et aussitôt le Président du moment s'écrie « nous sommes en guerre ! » ;
2) l'incapacité de notre personnel politique, lorsqu'il envoie des forces armées en opérations extérieures, à définir la mission, c'est-à-dire l'état final recherché, le moment où la mission sera accomplie, le résultat qu'il voulait obtenir par les armes. Ce résultat s'obtient par la neutralisation de l'ennemi, donc le plus souvent en donnant la mort. 
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Notre classe politique manque de repères dans ce domaine : depuis la Troisième République l'interdiction faite statutairement aux militaires de fréquenter les partis politiques et de siéger dans les assemblées politiques y est pour quelque chose.
Mais au-delà de l'ignorance largement partagée dans notre classe politique, je crois qu'il y a aussi une circonstance particulière et actuelle : le Président actuel a un compte à régler avec les militaires et il n'y manque pas à chaque fois qu'une opportunité se présente.
A l'été 2017 la sortie du Général de Villiers sous les applaudissements, une vidéo devenue « virale » sur @internet puis reprise en boucle par BFMTV, c'est une tache indélébile sur la carrière de Monsieur Macron. Si à l'avenir dans l'histoire de France ce Président laisse une trace, ce sera celle de son échec auprès des militaires. Il le sait. C'est ce qui explique selon moi cette nouvelle provocation.
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J'écris «  nouvelle provocation » car ce n'est pas la première : naguère il évoquait, sans rien dire de la soumission inconditionnelle du Soldat au Politique sous la Quatrième République, la bataille d'Alger où les militaires eurent le tort de croire qu'ils seraient couverts par le Gouvernement s'ils en exécutaient précisément les directives.
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Il y a quelque chose de très mesquin dans l'attitude du Président actuel. Nous avons un problème institutionnel qui va s'aggravant : depuis 1976 le Président est le représentant du monde politique (par les cinq-cents signatures) avant d'être celui de la France. Tout en étant lui-même inamovible il détient le droit de congédier le Gouvernement et celui de dissoudre l'Assemblée Nationale. Et même le droit d'annuler un référendum (traité de Lisbonne) : il dispose ainsi du pouvoir absolu de bafouer le Peuple et ses représentants. Dans ces conditions le Président actuel s'agace à l'idée de son erreur de juillet 2017 où les militaires qui, dans son idée, devraient faire preuve d'une discipline servile, lui collent un bourre-pif. Pour atténuer cette vexation, le seul moyen dont il dispose est de profiter de l'indifférence (ou de l'incompréhension) du monde politique et de prendre les militaires à contre-pied à chaque fois qu'il en a l'opportunité.
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Aujourd'hui ce refus politicien de la victoire s'inscrit dans l'éternelle incompréhension du Politique envers le Soldat. L'on n'en sortira qu'en autorisant les militaires (voire en les encourageant) à fréquenter les partis politiques. L'arrêt du Conseil Constitutionnel en novembre 2014, qui autorise désormais les militaires à siéger dans les assemblées politiques, va dans ce sens.

2. Le mercredi 23 janvier 2019, 16:46 par Spurinna

"Heureusement que les Cyrards fêtent encore le 2S en l'honneur d'Austerlitz..."
Quand on pense que même pour le bicentenaire, absolument rien d'officiel ne fut fait ... Mais comme les écoliers Espagnols en savent plus que les Francais sur l'Empire ...

" Peut-on quand même rappeler à certains que trois départements étaient en 1914 annexés contre la volonté des peuples depuis plus de 45 ans"
Ce point semble à mon avis moins sûr. Les protestataires sont extraordinairement peu nombreux en 1914. Premièrement parce que les francophiles militants qui le pouvaient sont partis (ils entretiennent la nostalgie à Paris), deuxièmement parce que les années passent et que même en France, ce n'est plus un but politique (on en reparle comme but de guerre qu'en 1917) et enfin, troisièmement, parce qu'en 1911 l'Alsace-Moselle devient un land autonome et n'est plus terre impériale (ce qui contente une partie d'un courant germano-sceptique).

Si on fait un sondage en 1914 sur un retour à la France, le non pourrait être très largement majoritaire (économiquement, l'empire est très florissant et continue son développement).

En 1919, on ne demande l'avis de personne(ce qu'aurait souhaité une partie d personnel politique local, mais bien entendu inenvisageable à Paris après tout le sang versé) mais là encore, la liesse observée doit beaucoup au fait que les populations se réjouissent de la fin de la guerre (région sous gestion militaire directe à cause du front, dans un pays sous dictature militaire et en état de grave pénurie avec des soviets qui se créent un peu partout) et que les troupes francaises ont prévu des victuailles en nombre.

Pour le reste, je vous rejoins.

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