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Cyberdéfense et article 5

La société de stratégie se rénove. Ainsi, la revue Agir passe désormais à un format exclusivement électronique avec des articles plus courts. Pour le premier opus, voici un petit texte sur l'interprétation du dernier sommet de Galles où les Alliés annoncent avoir placé la cyberdéfense sous le couvert de l'article 5. Connaissant un peu l'OTAN et un peu le cyber, voici une petite analyse de la chose...

source

Lors du récent sommet de l’OTAN, les Alliés ont placé la cyberdéfense sous le couvert de l’article 5 du traité : « Nous affirmons dès lors que la cyberdéfense relève de la tâche fondamentale de l'OTAN qu'est la défense collective. Il reviendrait au Conseil de l'Atlantique Nord de décider, au cas par cas, des circonstances d'une invocation de l’article 5 à la suite d'une cyberattaque » (art. 72 de la déclaration finale du sommet). Cette décision soulève un certain nombre de questions (voir par exemple ici).

Qu’est-ce qui est réellement protégé ?

En fait, il s’agit simplement des réseaux de l’Alliance (et leurs connexions nationales) : mais il ne semble pas qu’une attaque contre des infrastructures propres à un pays déclenche automatiquement l’appel à l’article 5. Toutefois, un pays qui serait frappé pourrait probablement juger politiquement adéquat d’invoquer l’article 5. (Art 72 : « la responsabilité fondamentale de l’OTAN en matière de cyberdéfense est de défendre ses propres réseaux et l'assistance aux Alliés doit être envisagée dans un esprit de solidarité, en soulignant la responsabilité des Alliés qui est de développer les capacités appropriées pour la protection des réseaux nationaux »).

Quel est le seuil de déclenchement ?

Cette question était déjà pertinente lorsqu’on considérait les cyberstratégies nationales : elle prend encore plus d’acuité dans le cadre allié. Ainsi, un pays qui serait attaqué pourrait tout à fait considérer que l’agression est insupportable quand ses alliés seraient moins sensibles au niveau de dommage. Une autre question cruciale, valable là aussi pour des stratégies nationales, prend un relief nouveau dans le cadre allié : qu’est-ce qu’une infrastructure critique ? Prudemment, la déclaration n’utilise pas l’expression.

On peut également se référer à un certain nombre de précédents. Ainsi, lors de la campagne aérienne au Kossovo en 1999, les sites Internet de l’OTAN avaient été attaqués par des patriotes serbes et russes, au point qu’à l’époque on avait évoqué une « Web war one ». Pourtant, il ne s’agissait que des sites publics et les réseaux internes, notamment les réseaux opérationnels et les réseaux classifiés, n’avaient pas été touchés. En 2007 en Estonie, le pays avait eu d’énormes problèmes de fonctionnement de son Internet, l’accès à des sites publics et privés étant durablement affecté par des DDOS massives. Toutefois, si le pays avait été ralenti pendant quelques jours, si un ministre estonien avait comparé cela à une sorte de blocus, si l’opération avait incontestablement revêtu une grande ampleur, on n’avait déploré aucun décès ni dommage grave. Certes, les Alliés avaient alors pris conscience de la potentialité des agressions cyber mais s’agissait-il réellement d’infrastructures « critiques » ? Des infrastructures privées (le réseau bancaire) ont elles la même signification stratégique que des infrastructures publiques (le réseau du ministère des finances) ? Surtout, cela entraînait-il forcément le déclenchement d’une riposte ?

Quelle attribution ?

Supposons résolue la question du seuil, une autre question surgit alors : contre qui ? En effet, l’inattribution constitue un des principes stratégiques du cyberespace. Les acteurs, pour peu qu’ils prennent des précautions suffisantes, réussissent assez facilement à camoufler leurs actions. On ne réussit pas à désigner « scientifiquement » l’auteur d’un acte, même si des méthodes de faisceaux d’indices permettent de l’identifier. L’agressé subodore mais il a toujours une marge d’incertitude pour déterminer à 100 % l’auteur de l’agression. Pourtant, cela suffit en général pour emporter la décision, du moins dans un système assez centralisé comme celui d'un État. Or, l’organe de décision de l’Alliance s’appelle le Conseil de l’Atlantique Nord où les 28 Alliés ont la même voix. L’établissement d’une vue commune est difficile à établir et on peut imaginer que tel ou tel allié, s’il y trouve un intérêt politique, prendra appui sur l’incertitude de la désignation de l’agresseur pour ralentir la prise de décision.

Surtout, il faudra établir la communication associée : convaincre un décideur est une chose, convaincre l’opinion publique en est une autre. Or, autant un État peut prendre certaines mesures et agir discrètement, autant cette discrétion est difficile à tenir à 28. Aussi toute action de l’OTAN (surtout si elle était prise sous couvert de l’article 5) devrait bénéficier d’une action de communication portant notamment sur la désignation de l’ennemi.

Quelle riposte ?

À supposer toutes les difficultés surmontées et les décisions prises, que pourrait faire l’OTAN ? En fait, pas grand-chose. Beaucoup de journalistes mentionnent le Centre de Tallinn mais cet organisme n’appartient pas à la structure intégrée de l’Alliance et n’a pas de compétences opérationnelles (pour plus de détail, voir le chapitre 15 consacré à la cyberdéfense de mon ouvrage L’OTAN au 21ème siècle, Éditions du Rocher, 2014). Il y a bien quelques équipes techniques travaillant à Mons et à Bruxelles mais elles ne paraissent pas taillées pour répondre à une crise de grande ampleur : elles sont en fait dimensionnées pour protéger les réseaux de l’OTAN, comme on l’a déjà dit.

Surtout, l’Alliance n’aurait pas de capacités offensives, ainsi que l’a déclaré le Secrétaire Général Adjoint Ducaru ([voir ici|http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2014/09/07/l-otan-se-lance-officiellement-dans-la-cyberguerre_4483314_3214.html?) : « Il n'est pas du tout question de se lancer dans des opérations cyberoffensives, qui restent du ressort de chaque État membre ».

Dès lors, la capacité de riposte ne constituerait pas une capacité partagée à 28 (« commune », dans le jargon allié) mais elle dépendrait du bon vouloir d’un des Alliés qui en disposerait. Cela fait immédiatement penser, toutes choses égales par ailleurs, au nucléaire : l’Alliance n’est nucléaire que parce qu’un des Alliés - les États-Unis - met à disposition de l’Alliance sa garantie nucléaire. Celle-ci a d’ailleurs été un peu partagée au moyen de certaines bombes qui seraient emportées par des avions alliés non américains, avec un système de double clef de mise à feu. Il reste que la capacité de dissuasion nucléaire alliée repose essentiellement sur les Américains et leur décision autonome (la capacité nucléaire de la France et du Royaume-Uni est ainsi reconnue).

Ce modèle pourrait donc être reconduit : toutefois, aucun détail, aucune allusion n’ont été donnés. Nous sommes ici dans de la spéculation pure. Personne ne sait si aujourd’hui les États-Unis accepteraient de mettre à disposition une arme de leur panoplie cyber à disposition de l’Alliance, dans le cas où les Alliés déclareraient l’article 5.

D’autres difficultés opérationnelles et politiques pourraient également être détaillées. Il reste cependant à constater qu’au-delà de la déclaration de principe, qui constitue à l’évidence un signal politique et symbolique important et non négligeable, la mise en œuvre d’une riposte cyber sous le couvert de l’article 5 paraît aujourd’hui délicate à mettre en œuvre. Mais de toute façon, toute mise en œuvre de l'article 5 serait délicate.

Références:

  • What NATO Is Doing To Improve Cyber Defence
  • NATO updates cyber defence policy as digital attacks become a standard part of conflict avec cette citation de J. Shea : "For the first time we state explicitly that the cyber realm is covered by Article 5 of the Washington Treaty, the collective defence clause. We don't say in exactly which circumstances or what the threshold of the attack has to be to trigger a collective NATO response and we don't say what that collective NATO response should be."This will be decided by allies on a case-by-case basis, but we established a principle that at a certain level of intensity of damage, malicious intention, a cyber attack could be treated as the equivalent of an armed attack."

O. Kempf

Commentaires

1. Le jeudi 25 septembre 2014, 17:20 par oodbae

Bonjour,

Ma question n'a pas grand chose à voir avec le contenu du compte-rendu.

Quelles possibilités l'alliance a t elle de conduire un membre vers la porte? Peut-elle indiquer à un membre que son comportement met en danger la sécurité du groupe? Comment un ou des membres de l'OTAN peuvent ils conduire à l'exclusion d'un membre trop belliqueux? Traitez-vous le sujet dans votre livre?

egea : dans le traité, rien n'est dit d'un tel cas (comme dans le cas des traités européens, d'ailleurs). La question ne s'est jamais posée. Donc je n'en traite pas dans mon livre. Il faudrait tout de même une situation absolument exceptionnelle (imaginons par exemple si un allié agressait un autre allié), pour qu'on arrive à une telle extrémité.

2. Le vendredi 26 septembre 2014, 16:29 par Yves Cadiou

Les glissements sémantiques servent souvent à camoufler des intentions peu avouables : le terme abusif de "cyberguerre" sert maintenant à faire entrer le cyber dans un traité signé en 1949 ; l'article 5 de ce traité d'une autre époque prévoyait une solidarité à géométrie variable des membres de l'alliance au profit de celui "qui subirait une attaque armée sur son territoire".
En donnant une définition très extensive du mot "attaque" et du mot "arme", le 11 septembre a été considéré comme une attaque armée pour justifier une solidarité douteuse en Afghanistan.
Aujourd'hui, il faut se demander où va nous mener la "cyberguerre".
En ce centenaire de 1914 particulièrement, l'on ferait bien de se méfier des alliances.

3. Le vendredi 26 septembre 2014, 16:52 par oodbae

Cela signifie implicitement que l'adhésion à l'OTAN est irrévocable. C'est remarquable. A se demander pourquoi la France met en jeu la livraison du Mistral.

égéa : pour votre dernière remarque : certainement pas à cause de l’Alliance. Cet aspect des choses n'est venu à l'idée de personne. Souvenez vous du film Quai d'Orsay

4. Le vendredi 26 septembre 2014, 19:02 par aro

Le commentaire de @ oodbae a du sens. Prenons le cas des relations conflictuelles de la Turquie et de la Grèce, tout deux membres de l'OTAN...

5. Le vendredi 26 septembre 2014, 23:33 par oodbae

Je n'ai pas vu "Quai d'Orsay". Je me demandais juste pourquoi on met en jeu la livraison du Mistral alors que l'OTAN ne nous en voudra jamais pour ca. Toutefois, je pensais à autre chose en posant la question sur l'exclusion. De pays de l'Est... la Grèce et la Turquie par exemple, oui, comme le dit Aro, ou un peu plus au nord, comme la Lituanie et la Pologne par exemple.

6. Le vendredi 26 septembre 2014, 23:36 par oodbae

@ Cadiou: Oui. En ce centenaire de 1914, il faut clairement se rappeler que nous somme à l'OTAN ce que la Turquie était à la triple-entente. Un empire chancelant et arriéré dans de nombreux domaines.

égéa: @oodbae : au fait, lisez vous vos mails ? avez vous reçu les miens ?

7. Le samedi 27 septembre 2014, 16:46 par YC

Le PIF, Parti Indépendantiste Français dont j'ai obtenu la présidence à l'unanimité de mon vote personnel, sans abstention ni voix contre, s'élève solânellement contre le commentaire n°6 d'oodbae qui prétend que que nous sommes «chancelants et arriérés dans de nombreux domaines ». A moins qu'en disant « nous » il parle de l'Europe, tellement chancelante qu'on ne sait même plus ce que cette appellation signifie.
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Le PIF n'admettrait pas qu'en ces termes l'on parlât de la France qui, en dépit de quelques faiblesses (notamment le système politique périmé de la démocratie représentative qui est en fin de course) détient de nombreux atouts et n'est pas chancelante.
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Mais peut-être oodbae veut-il dire que nous sommes chancelants dans le cyber qui est l'objet de ce billet. Si l'on considère que chanceler consiste à trouver normal que n'importe qui puisse publier n'importe quoi sous réserve de l'application de la loi précybérienne de 1881, alors oui nous chancelons.
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Le PIF, quant à lui, considère que la liberté d'expression donnée à tout citoyen qui en était spolié avant l'apparition de la Toile est désormais l'un de nos points forts.
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Bien entendu cette liberté fait chanceler les anciens pouvoirs, devenus fragiles après un trop long et peu stimulant monopole de l'expression. Mais c'est aller trop loin que de prétendre, probablement un peu déboussolé par la nouveauté et la puissance du phénomène, que nous sommes «chancelants et arriérés dans de nombreux domaines ».
YC

8. Le lundi 29 septembre 2014, 00:20 par oodbae

@YC: Le PIF s'est il fait inscrire au registre des associations de loi 1901? :-D
Au lieu de triple entente, j'aurais du écrire "triple alliance". Non, nous sommes chancelants et arriérés dans de nombreux domaines. En témoigne l'émigration massive de jeunes diplômés. La méthode Coué qui consiste à répéter inlassablement que tout va bien (madame la marquise) pour que tout aille vraiment bien ne marche pas. J'entends toujours plus de vieux qui disent: "oh moi, je crois que la France s'en sortira parce qu'elle s'en est toujours sortie", afin de se justifier de ne prendre aucune position dans les débats. Je ne m'éterniserai pas sur ce sujet car on sort du sujet du billet. En ce qui concerne l'OTAN, on se surestime. On ne surestime pas notre capacité militaire (enfin si, mais on sous-estime surtout ses coûts de fonctionnement). On surestime le pays derrière.

Quant au sujet du billet, il est question de réseaux nationaux. (sic!) réseaux nationaux - dans le cyber!
Ensuite,je relève la notion d'infrastructure critique. Dans le cyber, tout est critique. Et critique pour qui? On est encore dans le flou artistique pour éviter de prendre des engagements, des engagements critiques - des engagements critiquables.

cordialement.

égéa : oui, j'ai critiqué aussi la notion de "critique". Il reste qu'il y a bien des infra nationales, sur ce point la déclaration a raison. En France on parle d'opérateurs d'importance vitale. Le réseau EDF est principalement français, celui des centrales nucléaires aussi, etc... Il y a plein de choses cyber qui sont relativement isolées. IL y a des frontières dans le cyber, certes poreuses mais existantes.

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