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Guerre et rhétorique (version longue, Medium n° 50)

Medium, la revue de médiologie de Régis Debray, m'avait demandé un article sur Guerre et rhétorique. Ils en ont publié une version (très) raccourcie dans le numéro 50 d'octobre-décembre 2016. Il me semble plus utile de vous donner la version intégrale, que je trouve (évidemment) beaucoup plus riche). Egea.

Revue Medium n° 49

Le premier réflexe, lorsqu’on associe la question de la guerre et de la rhétorique, consiste à soulever la question de la propagande : propagande pendant le conflit, aussi bien en direction de sa propre population que celle de l’ennemi, ou après le conflit, dans les célébrations de la victoire. Ces dimensions sont évidemment précieuses à la compréhension du phénomène de la guerre. Mais il s’agit là d’instruments qui au fond accompagnent la conduite de la guerre et ne semblent pas essentielles. Or, d’un point de vue stratégique, il semble bien que la guerre vise d’abord à convaincre l’autre qu’il a perdu, donc qu’on a soi-même obtenu la victoire. La guerre est une forme extrême de dialogue, mais elle est d’abord un dialogue ou, plus exactement, une dialectique. La victoire est alors le résultat de cette discussion avant d’être destruction des forces de l’ennemi ou occupation de sa capitale ou toute autre marque habituelle de la victoire.

Ce rapport fécond entre la rhétorique et la victoire s’observe aussi bien dans la guerre traditionnelle que dans la stratégie nucléaire ou des formes plus contemporaines de conflit, la cyberguerre et le djihadisme.

 

I Rhétorique, victoire et guerre traditionnelle

Dans la guerre traditionnelle, celle où des troupes se massaient avant la rencontre pour se confronter sur le champ de bataille ou à l’occasion d’un siège, la force a toujours compté. La victoire est traditionnellement perçue en Occident comme un rapport de force où le plus puissant gagne. C’est ce que Victor Hanson a appelé le « modèle occidental de la guerre[1] » où le but recherché consiste à anéantir l’ennemi. Le courage ou la valeur peuvent certes compenser l’infériorité numérique. Ainsi, une des premières grandes batailles de l’histoire voit au défilé des Thermopyles 1000 hoplites grecs s’opposer aux 200.000 soldats de Xerxès. Certes ils sont défaits mais leur résistance permet aux cités grecques de s’organiser et de repousser les Perses (victoires de Salamine et Platées). Toutefois, la recherche de la puissance sera souvent au cœur de la pratique de la guerre. Celle-ci passe principalement par l’augmentation des effectifs mobilisés (la principale idée de « L’art de la guerre » de Machiavel est la défense de la conscription qui donne plus de soldats, plus motivés) mais aussi par la recherche d’armes nouvelles (armure du chevalier, arbalète, bouches à feu…) afin de prendre l’avantage ou encore par une meilleure organisation (la légion romaine, le système divisionnaire de Bonaparte).

Pourtant, simultanément, la guerre est affaire de stratagème, dont la racine est bien proche de la stratégie. La ruse est une façon d’obtenir la victoire. Le lecteur cultivé pensera immédiatement au cheval de Troie, ou encore aux Horaces et aux Curiaces, autre exemple tiré de l’antiquité légendaire. Mais quand il se rattache à l’histoire, il pourra aussi penser à la bataille du lac Trasimène, une des plus belles embuscades des guerres puniques. Les Carthaginois se sont installés sur les hauteurs qui dominent le lac. Au matin, les Romains de Flaminius s’engagent dans la petite plaine côtière qui constitue un défilé : ce sera leur piège où ils seront lourdement défaits : Hannibal a su créer la surprise, ingrédient essentiel de la victoire. L’histoire militaire abonde de ces exemples où le génie du stratège réussit à mobiliser les différents facteurs (forces, terrain, temps, moral) pour organiser une surprise qui compense, et au-delà, un éventuel rapport de forces défavorable. Or, la surprise est d’abord chez l’ennemi : elle vise à agir de façon différente à ce qu’il attendait. La surprise, qui est un principe sinon le principe de la guerre, cherche ainsi à bousculer la représentation que se fait préalablement l’ennemi de l’engagement. La conception de l’un vient ainsi déranger la conception de l’autre : ce décalage produit –ou non- la victoire. Mais l’engagement des forces sur le terrain n’est rien sans le « plan de manœuvre » qu’a décidé le stratège. La guerre est d’abord affaire d’intelligences qui s’affrontent. Ceci justifie la définition donnée par Beaufre de la stratégie qui est, pour lui, l'art de « la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits[2] ».

C’est ce que ne voit pas Hanson : il oublie la fascination occidentale pour le brillant stratège qui réussit à obtenir des succès malgré les conditions, malgré ce que l’arithmétique dictait. Les armes ne sont finalement là que pour projeter en action la pensée d’un chef : César, Turenne, Charles XII, Maurice de Saxe, Frédéric II, Bonaparte, autant de figures héroïques qui renouvellent la première figure héroïque produite par la guerre, celle de la vertu guerrière, portée par Rodrigo Diaz de Vivar (le Cid magnifié par Corneille), Du Guesclin ou encore Bayard. La figure de l’héroïsme a changé. Il était vertueux et chevaleresque, il devient stratège et conceptuel. La force cède le pas à l’intelligence (même si longtemps, la figure du courage individuel continue à être célébrée, comme l’adjudant Péricard qui clame « Debout les morts ! » du fond de sa tranchée en passe d’être submergée, comme Guynemer, Pierre Closterman ou Bigeard). Ainsi, le modèle occidental de la guerre n’est-il pas seulement affaire de puissance ou de quantité, il est aussi affaire d’intelligence appliquée à ce dialogue violent qu’est la confrontation des armes.

En dessous de cette essence de la stratégie, la rhétorique n’a eu de cesse d’être utilisée par les stratèges. D’essence, elle devient un instrument de la guerre. Le phénomène a toujours existé, si l’on pense à la bataille de Qadesh qui oppose les Egyptiens de Ramsès aux Hittites, vers 1274 avant JC. Si le résultat de la bataille est discuté, Ramsès II fait graver sur nombre de temples la célébration de la victoire. Comme le constate Tolstoï dans Guerre et paix, peu importe ce qui s’est réellement passé, ce qui compte c’est ce qu’on en dit à l’issue. La défaite est d’abord acceptation de la défaite, elle est discours sur la bataille et son sort. On ne compte plus les arcs de triomphe élevés à la gloire des souverains vainqueurs mais la formule a pris des acceptions nouvelles. Ainsi, dans la guerre qui oppose Israël au Hezbollah en 2006, le résultat sur le terrain est mitigé ; toutefois, le Hezbollah gagne la bataille de communication, réussissant à produire les images de sa maîtrise du terrain et de sa constance au combat, au point que malgré le « brouillard de la victoire[3] », chacun (y compris à Tel-Aviv) considère que le Hezbollah a gagné, tout d’abord parce qu’il n’a pas perdu.

Toutefois, cette propagande est tournée vers les populations puisque chacun sait, depuis Clausewitz, qu’elles constituent le troisième pôle de la « remarquable trinité » des acteurs de la guerre (avec le décideur politique et le chef militaire[4]). Or, la rhétorique peut aussi être utilisée à l’intérieur de la bataille, en agissant directement sur la psychologie de l’ennemi, afin d’affaiblir son moral et donc sa résistance, afin d’obtenir son acceptation de la défaite. Ce furent la guerre psychologique ou aujourd’hui les « opérations d’information », ce furent les multiples largages de tracts sur les troupes ennemies ou les émissions de radio au cours de la guerre du Vietnam. Mais les moyens peuvent être beaucoup plus violents. La terreur est ainsi souvent utilisée pour marquer les esprits. Ainsi, à l’issue de la bataille de Bagdad en 1258, Houlaghou Khan fit massacrer tous les habitants de la ville. Tamerlan se rend célèbre pour les pyramides de crânes qu’il fit élever lors de son passage de l’Indus en 1398 (on parle de 100.000 morts). Plus récemment, les « bombardements stratégiques » conduits pendant la 1ère Guerre mondiale se signalent par leurs objectifs de terreur : Blitz sur Londres par les Allemands, bombardement de Dresde 5 ans plus tard par les Américains : dans les deux cas, sans effet. Car entre temps, on avait inventé la « résilience », cette capacité à résister aux blessures infligées par l’autre. On parlera du flegme britannique dans un cas, de l’endoctrinement allemand dans l’autre, mais force est de constater que la terreur recherchée est rarement atteinte.

 

II Rhétorique, victoire et stratégie nucléaire

Elle joue pourtant un rôle central dans la stratégie nucléaire[5]. Cette dernière est en effet incompréhensible si on oublie la terreur suscitée par les effets de l’arme. Si sur le moment, le monde ne prêta pas grande attention aux effets dévastateurs des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki (survenus à peine plus tard que les bombardements de Dresde), si pendant quelque temps beaucoup de stratèges n’y virent qu’une super-artillerie, peu à peu les yeux se dessillèrent. Cette arme était terrifiante, l’accumulation de ces bombes menaçait non plus une partie localisée de la population mais désormais la planète entière. Personne ne pouvait échapper à une guerre nucléaire, soit directement soit indirectement, les survivants étant condamnés aux pires méfaits d’une biosphère durablement outragée. La terreur est donc l’ingrédient indispensable et préalable à toute la stratégie nucléaire. Il est d’ailleurs remarquable de noter que celle-ci s’est développée tardivement, à partir des années 1960, lorsque la parité nucléaire est établie et que l’affaire de Cuba a rendu manifeste, aux yeux de tous, qu’une guerre nucléaire était possible.

On comprend en fait qu’il n’y a pas de victoire nucléaire possible, que seule la défaite est assurée. Mais comme les armes sont là, comment les employer pour ne pas les employer ? Telle est l’équation stratégique qu’il faut résoudre, paradoxe redoutable auxquels les penseurs vont trouver une solution. L’arme nucléaire doit d’abord agir sur les esprits pour ne pas agir sur les corps. Elle instrumentalise la terreur préalable. L’efficacité de la terreur est le levier de l’efficacité de la stratégie de dissuasion. C’est parce qu’on a peur que la dissuasion fonctionne. Les anti-nucléaires qui manifestent contre l’arme et pensent appuyer leur thèse en rappelant les effets horribles de l’arme nucléaire renforcent paradoxalement l’efficacité de la dissuasion. Plus on est terrifié, plus la dissuasion fonctionne.

En effet, la stratégie nucléaire est d’abord et avant tout une rhétorique stratégique. Elle est, selon le mot de Colin Gray[6], une « suasion ». Pour dissuader, il faut persuader. La dissuasion nucléaire est stratégique mais alors que jusque-là toute stratégie finissait en emploi de l’arme pour vérifier sur le terrain la validité des conceptions, cela n’est pas le cas en stratégie nucléaire. La stratégie fonctionne si on n’emploie pas l’arme. Attention pourtant à ceux qui affirment par un raccourci fautif que « l’arme nucléaire est une arme de non-emploi ». Au contraire, elle est employée même si cet emploi ne va pas jusqu’au tir final. Car la dissuasion repose sur deux choses fondamentales : la crédibilité et la persuasion. La réunion des deux forme la dissuasion.

La crédibilité repose sur de multiples sources : elle doit être d’abord technique mais aussi morale. La crédibilité technique repose sur la certitude que l’autre maîtrise effectivement l’arme, qu’il est capable de la tirer, mais aussi de la tirer après avoir été soi-même frappé (capacité de seconde frappe destinée à empêcher une frappe préventive), qu’enfin les armes arriveront à destination. La crédibilité morale tient au soutien populaire mais aussi à la constance du dirigeant qui prendrait, le cas échéant, l’ultime décision. L’adversaire doit être assuré que si besoin était, il subirait nos foudres et que surtout, ses gains ne seraient pas à la hauteur des dégâts qu’il subirait. Ainsi, la crédibilité vise à inverser la balance coûts-avantages qui pourrait motiver la décision de l’autre. On remarque également que structurellement, l’arme nucléaire est défensive. En effet, l’utiliser en offensif résulterait immanquablement dans la dégradation de l’objectif que l’on cherche à acquérir, sans même parler des frappes de rétorsion auxquelles on s’exposerait. Remarquons enfin que la crédibilité est d’abord une affaire de perception : elle est représentation dans l’esprit de l’autre. Elle est de l’ordre du mental et elle constitue le premier échelon de cette rhétorique stratégique qu’est la dissuasion nucléaire. Elle vise à instiller chez l’autre une certitude.

La persuasion, qui constitue l’autre pilier de la dissuasion, se joue exclusivement dans les esprits. En effet, la crédibilité repose en grande partie sur des effets matériels, même si elle affecte en fin de compte les cerveaux. Dans la persuasion, tout se joue entre esprits. Nous sommes là en présence d’une dialectique pure (ce n’est pas un hasard si le général Beaufre, qui introduit ce mot de dialectique dans la stratégie, est d’abord un théoricien de la dissuasion). En effet, être crédible ne suffit pas : il faut que l’arme soit accompagnée d’un discours qui définisse son emploi. La qualité du discours renforce l’efficacité de l’arme. Au fond, l’arme nucléaire n’est pas simplement une matière fissile explosive que l’on sait envoyer à tel ou tel endroit, elle est une combinaison d’explosif et de mots. Sans les mots, pas de bombe.

Mais alors que la crédibilité veut donner des certitudes à l’adversaire, la persuasion y ajoute de l’incertitude. En effet, une stratégie trop lisible permettrait à l’adversaire de calculer exactement « jusqu’où ne pas aller trop loin[7] ». La dissuasion nucléaire s’accompagne donc non seulement de secret (ce qu’il faut cacher pour éviter toute contre-mesure technique) mais aussi d’un certain flou, savamment entretenu. Cette ambiguïté complique les spéculations de l’adversaire et devient un frein supplémentaire à son initiative. Ainsi, la doctrine française évoque simplement la notion d’intérêts vitaux, sans que ceux-ci ne soient jamais exactement définis, mais simplement suggérés.

De même, elle insiste sur la notion de franchissement de seuil : le passage au nucléaire constitue non pas simplement un saut stratégique mais surtout un saut politique. Alors que la théorie clausewitzienne parlait d’escalade de la violence, de façon continue, il faut éviter que cette continuité s’applique au nucléaire et le transforme ainsi en une super artillerie. Il devient donc nécessaire de marquer une discontinuité. Pour autant, l’entrée dans le moment nucléaire ne doit pas forcément conduire à une nouvelle escalade de la violence, nucléaire celle-ci, où la première arme lancée entraînerait mécaniquement la fin de la planète par déchainement de toute violence. Au fond, il faut à la fois pouvoir franchir le seuil mais faire en sorte qu’on puisse le franchir dans l’autre sens et revenir à la cessation des hostilités. Cette équation compliquée a poussé les Français à inventer la notion d’ultime avertissement : il s’agit d’une frappe nucléaire mais qui ne vise pas des cibles essentielles à l’ennemi. Il s’agit de lui signaler le franchissement du seuil sans que cela soit irrémédiable : Voici donc une arme nucléaire qui n’est pas forcément destinée à détruire, mais juste à marquer la détermination, à montrer que la ligne rouge des intérêts vitaux a été franchie, à  réintroduire de la certitude là où l’incertitude a échoué.

On le comprend, cette persuasion est exclusivement rhétorique (même si elle est soutenue par la crédibilité précédemment décrite). La dissuasion nucléaire est donc principalement affaire de discours même si elle est appuyée sur des armes tout à fait tangibles. Dès lors, la victoire change de nature. La victoire tient à la réussite de la rhétorique, « art de convaincre l’autre » nous dit le dictionnaire. Si j’ai convaincu l’autre, alors j’ai gagné mais paradoxalement, lui aussi. Le non-emploi est la victoire, il est une conséquence, non un présupposé. Si j’affirme que je n’emploierai pas, alors je perds car mon système ne sert à rien. Il est vrai également que la victoire change de nature. Jusqu’alors, la stratégie visait à utiliser la force pour atteindre ses objectifs positifs (honneur, ressource ou peur, selon les catégories de Thucydide). Avec la dissuasion nucléaire, on ne gagne rien, mais on empêche l’autre de gagner, ce qui est un objectif négatif (c’est au fond ce que signifie le caractère essentiellement défensif du nucléaire). On cherche au fond un pat[8] stratégique, un équilibre perpétuel. D’où cet ultime paradoxe : si j’obtiens le pat, alors j’ai gagné.

 

III Rhétorique, victoire et cyberstratégie

La cyberstratégie désigne la stratégie propre à un milieu particulier, le cyberespace, défini succinctement comme l’interconnexion des réseaux maillés. Pour simplifier, on distingue trois couches dans le cyberespace, une couche physique (l’ensemble des matériels : ordinateurs, câbles, routeurs, relais d’ondes), une couche logique (l’ensemble des codes et protocoles informatiques qui manipulent la donnée), enfin une couche sémantique[9] (composée de l’ensemble des données, informations et significations transitant par les tuyaux). De même, on observe trois catégories de cyberagressions : espionnage, sabotage et subversion. La conflictualité s’ordonne autour de ces principales dimensions.

La dimension rhétorique intervient à deux niveaux : l’un autour de la notion de cyberconflictualité, l’autre à l’intérieur de celle-ci. Dans le premier, les puissances s’attachent à tenir un discours autour de leur posture cyberstratégique. Elles rejoignent ici ce qu’on a observé dans le cas de la stratégie nucléaire : le discours cyberstratégique vise à impressionner l’adversaire éventuel afin de l’inciter à modérer ses actions. Les Etats-Unis sont les plus avancés dans cette posture puisqu’ils n’ont eu de cesse de mettre en scène leur doctrine cyberstratégique, que ce soit par la publicité donnée à leur organisation (Cybercommand, NSA), leur doctrine (les documents américains de doctrine cyberstratégique se succèdent) ou même la revendication d’actions effectuées et qui viennent crédibiliser à la fois leur puissance et leur volonté de l’exercer : on retrouve là les éléments constitutifs de la stratégie nucléaire. Ainsi, d’un point de vue doctrinal, les Américains ne cessent de faire valoir qu’une quelconque cyberagression entraînera une riposte, dans l’ordre cyber ou dans l’ordre conventionnel, selon la gravité de l’attaque. Il s’agit là d’un discours dissuasif classique. De même, ils démentent très mollement avoir été à l’origine de Stuxnet, le ver qui avait entravé le fonctionnement normal de la centrale nucléaire de recherche de Natanz, en Iran. Enfin viennent-ils récemment d’affirmer qu’ils utilisent le cyberespace dans leur lutte contre l’Etat Islamique, en Irak et Syrie.

Les autres puissances ne sont pas en reste, quoique à des degrés moindres. Ainsi, la France affirme-t-elle agir dans le cyberespace, principalement en défensive mais aussi, le cas échéant, en offensive. Toutefois, Paris n’a jamais revendiqué[10] une quelconque action offensive dans le cyberespace. La Chine affiche une posture défensive, se déclarant victime d’agressions, ne reconnaissant jamais avoir lancé des opérations agressives, malgré les accusations récurrentes à son encontre. Toutefois, elle affirme de plus en plus vouloir maîtriser les actions dans ce nouveau milieu, comme en témoigne son récent Livre Blanc. La Russie a une attitude similaire. Mais il existe une grande différence avec le nucléaire : celui-ci n’est pas déclenché et la rhétorique fait tout, quand dans le cas du cyberespace, la mise en œuvre des cyberarmes est permanente et universelle : tout le monde agresse tout le monde dans le cyberespace, de façon plus ou moins claire et ouverte. Le cyberespace est un espace d’emploi.

C’est pourquoi, à côté de ces discours sur le cyberespace, la dimension rhétorique s’affiche également à l’intérieur de la cyberconflictualité. En effet, les analystes notent une caractéristique essentielle du cyberespace : l’opacité. Alors que la plupart des journalistes évoquent le cyberespace comme un milieu ouvert où il n’y a plus de vie privée, ils oublient que les spécialistes peuvent facilement s’y cacher et masquer leurs actions, qui par conséquent sont très nombreuses. Il s’ensuit que l’attribution des actions est extrêmement difficile : elle est souvent le résultat de conjecture. Il n’y a quasiment jamais de preuves techniques absolument convaincantes de la responsabilité de tel ou tel. Dès lors, désigner l’auteur d’une quelconque action devient un enjeu rhétorique.

Si on prend l’exemple de l’affaire Sony Picture en 2014, la désignation a joué un rôle essentiel. Sony Picture est une société de cinéma qui se fait pirater un très gros volume de données, peu à peu rendues publiques. L’attaque est revendiquée de façon floue et très rapidement, beaucoup de commentateurs émettent l’hypothèse qu’il s’agit d’une agression nord-coréenne. En effet, Sony Picture venait de tourner un film satirique caricaturant le leader nord-coréen. Le mobile de l’agression aurait donc été de punir Sony Picture mais aussi d’empêcher la diffusion du film. Les choses en étaient là lorsque Barack Obama affirma, en décembre, que l’auteur était bien la Corée du Nord. Il se fondait pour cela sur l’identification d’adresses IP (Internet protocol) qui auraient été identifiées dans le pays. La « preuve » ne convainquit pas les spécialistes (rien de plus facile que de camoufler une origine en rebondissant sur une adresse IP à l’autre bout de la terre) mais l’essentiel n’était pas là : en se saisissant de l’affaire, en accusant ouvertement Pyongyang, une affaire somme toute privée et commerciale devenait publique et géopolitique. L’accusation prenait le pas sur le vol de données proprement dit. Constatons que dans l’affaire, la Corée du nord était le perdant. Qu’elle ait orchestré l’attaque ou non, d’une part tout le monde connaissait le film que le public regarda malgré sa piètre qualité ; d’autre part elle était désignée à la vindicte générale et ses dénégations n’y firent rien.

La rhétorique est donc un élément important de la cyberconflictualité. Dans le cas d’espionnage, il s’agit surtout de demeurer discret : au fond, la révélation d’une affaire de cyberespionnage (son entrée donc dans le champ public, donc celui de la rhétorique) est la marque d’un échec : l’opération qui était couverte devient ouverte et les auteurs doivent alors déployer des stratégies de dénégation, difficiles à mettre en œuvre. Dans le cas du sabotage, celui-ci peut être discret (de façon que la victime s’en rende compte le plus tard possible) ou patent. Dans ce dernier cas, il s’agit en fait d’appuyer une manœuvre de subversion.

La cyberagression technique devient alors le support d’une cyberagression sémantique. Les exemples sont très nombreux car dans ces cas-là, on cherche le plus souvent la publicité maximale. Par exemple, de nombreuses agressions par déni de service (DDOS) visent à empêcher le fonctionnement régulier d’un site afin d’appuyer une revendication. C’est une des armes favorites de nombreux activistes dans le monde, comme par exemple les Anonymous. De même, révéler des données secrètes que l’on a obtenues par espionnage ou par recel permettent de mettre en difficulté la cible, comme dans le cas de Wikileaks ou de l’affaire Snowden. Plus l’affaire atteint le grand public, plus le résultat apparaît comme victorieux pour ceux qui ont lancé l’agression. Ainsi, lors de l’affaire TV5 Monde, intervenue deux mois après les attentats de janvier 2015, le « cybercalifat » a-t-il parfaitement atteint sa cible. Peu importe que TV5 monde ait recommencé à émettre quelques heures après l’agression, le plus important a été la tempête médiatique autour de l’affaire. Dans ces différents cas, les réactions de la victime paraissent toujours décalées et inefficaces. Le fait d’avoir été victime montre tout d’abord une position de faiblesse, d’autant que même si l’attaque est revendiquée, l’inattribution technique empêche de lancer des actions de rétorsion contre l’agresseur.

Au fond, la cyberconflictualité est partagée entre son opacité et sa publicité. Une grande partie se déroule de manière cachée, donc hors de toute rhétorique quand une autre partie, très visible, entre tout à fait dans le champ rhétorique. Dans un cas, la victoire appartient à celui qui se tait ; dans l’autre, à celui qui prend la parole.

 

IV Rhétorique, victoire et lutte jihadiste

Beaucoup d’analystes ont montré le lien entre la propagande et le djihadisme. Il constitue une idéologie qui utilise le terrorisme comme un mode d’action, avec de plus de très grandes compétences en matière d’utilisation des nouveaux moyens de communication : diffusion de clips vidéo de qualité professionnelle, utilisant tous les codes modernes de la jeunesse mondialisée et abreuvée aux séries hollywoodiennes, pratique massive des réseaux sociaux, messages orchestrés dans de nombreuses langues afin d’atteindre une audience toujours plus large. De ce point de vue, le djihadisme est étonnamment moderne et il n’a que peu à voir avec le « retour en arrière » que les éditorialistes dénoncent malencontreusement.

Il y a une autre confusion régulièrement faite à propos du djihadisme : celle qui consiste à le comprendre comme un terrorisme classique, assimilable à celui que les sociétés occidentales ont connu depuis la fin du XIXe siècle. Selon cette approche, l’acte violent vise à impressionner les populations de façon à instiller la terreur, donc à les fragiliser politiquement, donc à rendre possible un changement de pouvoir révolutionnaire (soit d’ordre politique, comme les mouvements anarchistes ou d‘extrême gauche, soit d’ordre nationaliste, comme la plupart des mouvements de libération nationale et de décolonisation). Le critère de succès est donc aisé à identifier : y a-t-il changement de régime ?

Or, telle ne semble pas être la logique à l’œuvre dans le terrorisme djihadiste. La dimension rhétorique peut en effet s’assimiler au terrorisme « classique », en revanche le critère de succès est bien différent.

Similaire est en effet la visée propagandiste. L’acte terroriste vise bien à faire passer un message. Toute la difficulté réside dans l’interprétation de ce message. Si tous les communiqués djihadistes signalent bien que l’action se place dans la perspective du combat, selon l’inspiration idéologique de l’islam radical, cela n’est pas tout. Il faut du moins distinguer les attentats qui se déroulent en terre d’Islam (une grande majorité) et ceux qui ont lieu en Occident. Pour les premiers, la logique de déstructuration sociale joue à plein. Pour les seconds, il s’agit d’autre chose.

Comme le montre Jacques Baud[11], une des premières motivations de ces attentats consiste à dissuader l’Occident d’intervenir en terre d’Islam. Ces attaques ne sont pas des initiatives mais des ripostes aux actions occidentales. C’était vrai des attentats du 11 septembre 2001, destinés à ce que les Américains se retirent de la terre des lieux saints de l’islam ; c’est également vrai des attentats plus récents en France, en Belgique mais aussi aux Etats-Unis. Or, systématiquement, les Occidentaux ont répondu à l’inverse, augmentant leur engagement (et donc la probabilité de riposte djihadiste). Une seule fois l’attentat djihadiste a obtenu son effet, lors des attentats de Madrid en 2004, au prix cependant d’une confusion du pouvoir politique qui a inconsidérément accusé l’ETA et a perdu les élections qui suivaient. Constatons que plus récemment, l’Italie et l’Allemagne qui sont très mesurées dans leur participation à la coalition contre l’Etat Islamique, n’ont pas connu, à ce jour, d’attentat majeur.

Ainsi, l’interprétation occidentale des attentats djihadistes est-elle probablement fallacieuse. Tout d’abord parce que très peu lisent jusqu’au bout les communiqués les revendiquant et quand ils le font, les prennent au sérieux. En effet, l’attentat terroriste semble tellement « hors de logique » qu’on a du mal à lui attribuer une signification. Le décalage rhétorique est immense et induit une incompréhension stratégique évidente. Dès lors, le cycle action-réaction (pour faire simple, attentat -bombardement) est sans fin : il ne s’agit pas d’une dialectique où les deux acteurs utilisent la même grammaire mais de deux discours parallèles qui ne se rencontrent pas. L’impasse est telle qu’aucun ne peut « gagner » : pas plus les terroristes que les Occidentaux.

Toutefois, ceux-ci ont la prétention d’annihiler les djihadistes, selon l’approche stratégique traditionnelle. A défaut de convaincre l’ennemi, détruisons-le ! C’est là encore une erreur de perception car selon la logique djihadiste, la mort n’est pas un échec ! Ici, petit djihad et grand djihad se rejoignent. On sait en effet que grand djihad est d’abord spirituel, quand le petit djihad serait sa version terrestre et éventuellement combattante. Pourtant, tous deux ont en commun de considérer que le djihad est d’abord un effort sur soi. Peu importe le résultat, ce qui compte est d’avoir été jusqu’au bout de la démarche.

Jacques Baud l’explique : « Alors qu’en Occident, la victoire est associée à la destruction de l‘adversaire, dans l’islam elle est associée à la détermination à ne pas abandonner le combat. Nul ne peut vaincre un adversaire plus fort que lui, mais il est de son devoir de tenter de le faire. Ainsi, dans le Grand Djihad comme dans le Petit Djihad, la notion de victoire est analogue : c’est essentiellement une victoire sur soi-même » (p. 271). « Aujourd’hui, avec le concept de terrorisme individuel, la démonstration d’une détermination par la violence constitue un objectif, plus que son résultat effectif » (p. 273). Dès lors, un attentat suicide compte plus pour le simple fait d’avoir été que pour son résultat : la logique est ici totalement différente de la conception occidentale, qui accepte le sacrifice au combat, pourvu qu’il soit « utile » et apporte le succès. Rien de tel chez les djihadistes. Ce qui compte, c’est de montrer à la communauté qu’on a été capable d’aller jusqu’au bout de soi, c’est devenir un exemple et un héros, peu importe finalement l’efficacité tactique de l’action[12].

Cette démarche explique la fascination morbide de bien des terroristes. En fuite, les frères Kouachi reviennent vers Paris parce qu’ils n’ont pas de plan d’évasion et qu’ils recherchent la mort. Mohamed Coulibaly s’enferme dans l’hypercacher en sachant que la mort est au bout de l’action : il la recherche, au contraire, car c’est elle (et la revendication associée) qui donnent du sens à son acte. Lors des attentats de Paris, Salah Abdeslam est celui qui a échoué puisqu’il ne se fait pas exploser. Au fond, la victoire pour chacun consiste à être reconnu par ses « frères ». La rhétorique est dirigée d’abord à l’endroit de la communauté plutôt que contre la société que l’on frappe. La mort est le signe de l’exemplarité, celle du « martyre » qui élève son auteur au rang de héros. Aussi est-il absurde de voir les équipes policières occidentales envoyer des « négociateurs ». La chose est inutile, non parce que ce sont des sauvages mais parce que c’est profondément inutile, au regard de la logique du djihadiste qui a décidé de passer à l’action.

 

Conclusion

La victoire apparaît donc le résultat d’un processus mental, le terme d’une rhétorique : il s’agit d’abord de convaincre l’autre. La force physique n’est qu’un des éléments de cette conviction. La fortune des armes signe une ordalie, c’est-à-dire un jugement qui vient sanctionner l’affrontement et créer un nouvel état de droit, reconnu par les deux parties. Pas de victoire sans rhétorique, même implicite. Encore faut-il que les deux parties s’accordent sur les termes du débat autant que sur les formes du combat. Elles ont besoin d’un vocabulaire partagé nécessaire à une conclusion commune. Une des plus grandes difficultés a lieu finalement quand les deux adversaires ne parlent pas le même langage. Là réside la véritable asymétrie, bien plus que dans celle des procédés de combat, comme cela a été abondement répété depuis quinze ans. Car la guerre est d’abord un affrontement des significations : Gagne celui dont le discours est le plus fort.

 

[1] V. Hanson, Le Modèle occidental de la guerre : La bataille d'infanterie dans la Grèce classique, Les belles lettres, 1990.

[2] A. Beaufre, Introduction à  la stratégie, Fayard Poche pluriel, 2012 (1ère édition 1963).

[3] B. Dax, Le flou de la victoire au service du Hezbollah en 2006, Revue Défense Nationale, janvier 2014.

[4] C. von Clausewitz, « Le premier de ces trois aspects intéresse particulièrement le peuple, le second le commandant et son armée, et le troisième relève plutôt du gouvernement » in De la guerre, trad. Denise Naville, éd. de Minuit, 1955, et éd. 10-18, 1965, p. 65).

[5] O. Kempf, La sphère stratégique nucléaire, Revue Défense Nationale, été 2015.

[6] C. Gray, La guerre au XXIe siècle, Economica, 2008.

[7] J. Cocteau : « le tact dans l’audace c’est savoir jusqu’où ne pas aller trop loin », Le coq et l’arlequin, Ed de la Sirène, 1918.

[8] Aux échecs, le pat signale une partie qui se termine par la non victoire des deux joueurs qui obtiennent « le nul ».

[9] Voir O. Kempf, Introduction à la cyberstratégie, Economica, 2015 (2ème édition) et, pour l’action dans la couche sémantique, FB Huyghe, O. Kempf, N. Mazzucchi, Gagner le cyberconflit, Economica, 2015.

[10] Seulement suggéré, cf. l’audition de l’amiral Coustillère (officier général cyberdéfense) devant l’Assemblée Nationale le 28 juin 2016 : « nous faisons désormais partie des trois nations occidentales dotées de telles capacités [offensives] et avec la volonté de s’en servir – de fait nous sommes en guerre contre Daech notamment ».

[11] J. Baud, Terrorisme, mensonges politiques et stratégies fatales de l’Occident, Le Rocher, 2016, notamment pp. 266-273.

[12] “And there is no victory except from allah”, in Al Risalah, octobre 2015, pp. 23-27

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