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Une vision méditerranéenne de la France

Voici l'article livré à l'excellente revue italienne Limes qui consacre son numéro de juin à la Méditerranée.

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J'y signe un article sur "Une vision méditerranéenne de la France". En italien, cela donne : Il destino della Francia si gioca nel Maghreb.

La France, comme les autres pays riverains, est fille de la Méditerranée. Pas seulement pourtant : elle naît à la fin de l’Empire Romain de l’alliance entre une terre profondément romanisée et la vigueur politique d’une peuplade germaine, les Francs, qui s’allie avec la puissance en devenir de l’époque, l’Église. Il s’ensuit une France duale, à la fois du Nord et du Sud, séparée non par la Loire mais par le Massif Central. Cet héritage historique pèse plus que son rivage méridional puisque la France n’est pas d’abord le fruit de sa géographie. En cela, elle diffère de bien d’autres Etats méditerranéens qui sont en premier des enfants du Mare Nostrum. Cependant, c’est une Nation profondément méditerranéenne.

L’histoire montre justement un vif engagement français en Méditerranée (croisades, engagements des Anjou à Naples et en Sicile, guerres d’Italie, alliance ottomane, lutte contre l’empire espagnol, échelles du Levant, expédition de Bonaparte, colonisation de l’Afrique du Nord, affaires de Grèce et de Crimée, armée française d’Orient). Sans l’oublier tant cette mémoire fonde notre société, venons-en à l’époque contemporaine et plus exactement à celle qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, puis à la façon dont la perception française de la Méditerranée a évolué.

I Sortir d’une vision coloniale (1945-1960)

La Méditerranée a été la porte d’ouverture de la France au monde (bien plus que l’Atlantique). Grâce à cette mer, elle découvre Maghreb, Afrique, Inde, Indochine, Océanie. Ce tropisme est entier en début de période puisque la Méditerranée permet richesses, échanges, puissance.

Alors, la France tient des positions sur tout le pourtour maritime, outre bien sûr son propre rivage et l’avant-poste corse. Certes, le Liban est devenu indépendant en 1943 mettant fin au mandat confié par la SdN après la dislocation de l’empire Ottoman. Pourtant la France conserve encore des intérêts à Smyrne, autour du canal de Suez, deux protectorats bienveillants en Tunisie et au Maroc, une colonie de peuplement en Algérie (avec ses trois départements). Elle ressemble en cela à d’autres puissances européennes : la Grande-Bretagne tient alors la Palestine (qu’elle va rapidement abandonner) et conserve des intérêts en Egypte, des avant-postes à Chypre, Malte et bien sûr Gibraltar. La Grèce tient encore les îles de la mer Egée ainsi que la Crète. L’Espagne a, outre son long rivage, ses îles Baléares mais aussi les présides de Ceuta et Melilla et d’évidents intérêts au Maroc (Tanger est comme Oran une ville plus espagnole que française, Franco est le fils de la guerre du Rif). L’Italie enfin a ses côtes, ses îles (Sardaigne, Sicile, Lampedusa) et des intérêts en Tunisie et surtout en Libye et en Egypte sans compter des influences (Croatie ou Istanbul).

Le contexte est donc impérial. La France, comme ses voisins Européens mais plus difficilement, va d’abord devoir abandonner ses possessions outre-Méditerranée. Cette expérience est plus douloureuse que pour d’autres. Si la perte du Liban est attribuée aux « profits et pertes » de la Deuxième Guerre mondiale, la France en garde la perception d’une porte d’entrée dans le « monde arabe ». Il reste que c’est surtout en Afrique du Nord que tout va se nouer. Pendant une décennie, elle conserve l’illusion qu’elle pourra « maintenir le dispositif ». Si elle se résout à abandonner l’Indochine (« la perle de l’Empire ») à l’autre bout de la planète, elle pense que la situation est différente au Maghreb. Pourtant, l’éclatement de l’insurrection algérienne en 1954 change radicalement la donne.

En effet, l’Algérie est vécue en France non comme une colonie mais comme une terre française, puisque les trois départements algériens ont été érigés comme tels en 1848. C’est une terre de peuplement qui a accueilli beaucop de Français en difficulté comme de latins en général, ce qui explique le déchirement beaucoup plus profond provoqué par cette dissidence algérienne par rapport aux autres possessions ; D’ailleurs, longtemps la France parlera officiellement des  « événements » et non pas de la « Guerre d’Algérie ».

L’affaire suscite toutefois énormément d’effets collatéraux. Pour marquer justement la différence, la France décide l’indépendance des colonies et protectorats des pays voisins (Maroc et Tunisie) en 1956. De même, toujours pour marquer sa volonté, elle organise l’affaire de Suez en 1956, s’alliant pour cela aux Britanniques et aux Israéliens. Réagissant à la nationalisation du canal par Nasser, la France croit qu’un coup de force suffira à rétablir ses intérêts. Le manque de soutien des Américains et le coup de bluff des Soviétiques la forcent à un retrait piteux. Il conduira la IVème République finissante à lancer les travaux d’une bombe atomique.

Le général De Gaulle, arrivant au pouvoir deux ans plus tard (à la faveur d’ailleurs des troubles algériens), en tirera toutes les leçons : à la fois celle d’un retrait du dispositif impérial (indépendances africaines en 1960, indépendance algérienne en 1962) mais aussi la promotion d’une voie indépendante y compris des Américains, jugés piètres alliés en Indochine, en Algérie ou à Suez. Au fond, l’expérience méditerranéenne de ces années-là a largement contribué non seulement à l’arrivée au pouvoir de De Gaulle mais aussi à la promotion de sa ligne autonome de politique internationale de non-alignement sur les Grands qui marque depuis toute la politique française.

Vu de l’extérieur, on peut se moquer de cette « France du rang et de la puissance », cette arrogance d’un coq dressé sur ses ergots mais avec un panache qu’il faut bien lui reconnaître ! Il reste que cela induit un changement de perception radical envers le sud et particulièrement la Méditerranée.

II L’aventure européenne (1960-2008)

Pendant longtemps, la France a vu son rapport au monde sous le prisme de la domination et de l’empire. Ce brutal et douloureux abandon entraîne une conversion vers d’autres horizons. Ce n’est pas un hasard si c’est dans les années 1960 que le terme d’Hexagone désigne populairement la France. Elle se recentre sur son territoire métropolitain, sur ce « petit cap de l’Asie » qui ne la rejettera pas, croit-elle. Voici donc venu le temps de l’aventure européenne.

Là encore, tout se noue dans la décennie 1950. Après l’échec de la CED en 1954, les Européens se réunissent à Messine pour une conférence européenne qui va bientôt donner le traité de Rome, en 1957. La Communauté Economique Européenne est née. Le prisme européen n’est donc pas politique, il s’inscrit de plus dans un noyau de six pays dont un seul autre est proprement méditerranéen, l’Italie. A bien y regarder, on trouve en fait des racines carolingiennes dans ce groupe initial. La grande affaire qui suit est celle de l’intégration de la Grande-Bretagne qui avait lancé une alliance concurrente mais rejoint en 1972 (une fois que De Gaulle a cédé le pouvoir à Pompidou) la CEE avec l’Irlande et le Danemark : que des pays du Nord. Le subtil équilibre nord-sud des six d’origine se perd peu à peu.

Les choses se rééquilibrent avec le sud puisque la Grèce rejoint les 9 en 1981, suivie en 1986 de l’Espagne et du  Portugal (assimilé à l’espace méditerranéen), Chypre et Malte (en 2004) puis la Croatie (en 2013) bien plus tard. Aujourd’hui, sur 28 pays, 8 seulement sont méditerranéens (9  bordent l’Atlantique, 9 la Baltique, 2 la mer Noire).

Cette tendance générale agit particulièrement sur la France pour qui l’essentiel réside désormais dans la relation avec l’Allemagne. La France suit au début le rythme de croissance puis s’épuise à partir de la crise pétrolière des années 1970. Les années 1980 voient s’enraciner un complexe envers l’Allemagne dont la puissance économique impressionne et conduit à l’Acte Unique Européen de 1986. La réunification allemande accélère le mouvement et force la France à faire un saut d’intégration, celui du traité de Maastricht et de l’Union Européenne. S’ensuivent quinze belles années optimistes jusqu’à ce que la crise financière de 2008 bloque le dispositif : nous y sommes encore.

Il reste que ce primat européen et, pour dire les choses, l’obsession allemande, illustre à quel point la Méditerranée devient relative aux yeux de Paris.

Aussi  ne peut-on pas vraiment caractériser la politique française d’alors envers la Méditerranée. Certes, il y a bien quelques efforts : le 5+5 ou l’appui au processus de Barcelone pour la Méditerranée occidentale des années 1990, mais aussi des relations compliquées et finalement proches avec les trois pays maghrébins. Il faut surtout noter un phénomène qui va rapprocher les peuples beaucoup plus intimement que des décennies de colonisation : l’immigration voit des centaines de milliers de Maghrébins traverser les flots pour venir s’installer en France, en revenir rarement sinon pour les vacances, mais conserver des contacts étroits (souvent par l’envoi de subsides) avec la famille restée « au pays ».

En Méditerranée orientale, les choses sont encore plus distantes. Certes, la France imagine à partir de 1967 une « politique arabe » voulant s’établir à juste distance entre Israël et le peuple palestinien. Cette doctrine énoncée par De Gaulle est vainement invoquée par ses successeurs qui peu à peu n’ont plus une seule idée originale sur la question, à l’instar d’ailleurs des Européens, sortis du jeu malgré le processus d’Oslo. Le Liban est l’autre grande affaire qui là encore suscite bien des déceptions. L’éclatement de la Guerre civile en 1975 amène les Français à soutenir les chrétiens maronites ce qui entraîne bien des avanies, souvent dramatiques (enlèvement, assassinat d’ambassadeurs, attentats contre un poste militaire français de l’ONU tuant des dizaines de soldat). La solution de la crise se fait sans la France qui perd dans l’affaire beaucoup d’illusion et d’influence, ayant voulu jouer un jeu dont les règles avaient changé.

Au fond, pendant ces années là, la France s’est  moins engagée de la Méditerranée, n’y accordant qu’une faible priorité, que ce soit dans les relations avec ses voisins européens (Italie et Espagne n’ont pas vraiment été considérées comme des partenaires majeurs à Paris) ou avec les partenaires maghrébins, même si des réseaux fournis permettent de conserver de bonnes  (et souvent fructueuses) relations avec les élites au pouvoir de ces différents pays.

III Un retour est-il possible ? (depuis 2008)

Depuis dix ans, de nombreuses choses ont changé, en France, en Europe, en Méditerranée.

 La France tout d’abord s’est raidie, incapable de se réformer en profondeur. Du coup, le débat politique s’est centré sur un triple thème : celui de la sécurité et de l’immigration, celui de l’insatisfaction envers une Europe jugée inefficace et sous domination allemande, celui enfin d’une mondialisation menaçant les fondements du pays. Force est de constater que ce triple débat existe, peu ou prou (bien que sous des formes et incarnations différentes), dans tous les pays européens, et que la Méditerranée n’y tient pas une grande part.

S’agissant du cas français, la crise financière de 2008 a été mal vécue. Constatons que la crise de l’euro qui s’est ensuivie ainsi que le « sauvetage » de la Grèce ont fait la part belle aux intérêts nationaux. Il reste que la France pâtit de la même réputation que « les pays du club Méd » même si les élites de Francfort ou d’Hambourg ne le disent pas trop ouvertement. Le coq gaulois est relativement marginalisé du fait de ses piètres performances économiques. D’un mot, à Paris, la voie européenne a touché ses limites.

Par ailleurs, la population française montre une sensibilité très forte à la question migratoire, associée à l’insécurité, selon un thème agité depuis des années par des franges de plus en plus importantes de la classe politique. Les attentats qui ont touché la France en 2014 et 2015 ont ravivé les plaies d’une population déjà à cran. De même, l’immigration en France vient principalement des anciennes possessions du Maghreb et d’Afrique Noire notamment. Un amalgame se fait entre des facteurs et des effets profondément divers. Cela amène pourtant la France à observer à nouveau le sud avec intérêt, notamment la Méditerranée où les choses ont changé.

Les révoltes arabes de 2011 ont  ainsi attiré à nouveau le regard vers elle ce qui a suscitéune politique parfois maladroite : on pense bien sûr à l’intervention en Libye suivie d’un désintérêt pour ce pays, mais aussi à la politique dure en Syrie au risque de l’inefficacité. Cependant, ces initiatives témoignent d’un regain d’intérêt pour la région et la recherche d’opportunités. Le cas le plus évident se voit en Egypte puisque la France a réussi à y vendre du matériel (des navires de projection et des avions Rafale) quitte à adouber le Maréchal Sissi et ses manières autocratiques.

Ainsi, l’attitude française en Méditerranée Orientale paraît-elle plus déliée qu’auparavant, prête à saisir les opportunités, ici avec le Liban, là avec Israël. L’idéologie et les principes sont moins affichés. L’opportunisme semble de mise ce qui témoigne d’un changement de regard.

Les choses sont moins simples en Méditerranée occidentale où les jeux sont plus enracinés et les réseaux plus solides. Observons que le soutien à la Tunisie reste principalement verbal, que les relations avec l’Algérie demeurent compliquées tandis que les liens avec le Maroc sont solides. Pour autant, constatons un autre phénomène majeur, celui de la télévision par satellite et désormais internet qui transmet les informations sur la vie démocratique et culturelle riche et variée du Nord, venant combler les aspirations de populations du Sud souvent enfermées dans des systèmes rigides voire autoritaires. Ainsi, la francophonie se développe-t-elle le plus rapidement au sud de la Méditerranée, ce que peu de décideurs perçoivent.

Pour conclure

Quelle voie envisager dès lors ?

Le président Sarkozy avait proposé de créer une Union Méditerranéenne qui regrouperait tous les pays riverains. L’idée était bonne puisqu’elle suggérait un cadre différent dont on espérait de nouvelles dynamiques. Malheureusement, l’Allemagne ne vit pas cela d’un bon œil et força le projet à se transformer en une Union Pour la Méditerranée regroupant tous les pays de l’UE avec les autres. L’affaire perdait son sens et l’égalité de départ laissait place à une dissymétrie évidente reprenant les vieux schémas des rapports Nord-Sud. Personne ne s’étonne donc que l’affaire végète. Une possibilité d’émancipation a été tuée dans l’œuf.

Dix ans plus tard, un nouveau président moderniste et partisan du changement arrive à l’Elysée. Il bénéficie d’un état de grâce incontestable d’autant plus que tout le monde attend de lui une relance européenne. La chose est peut-être nécessaire par ailleurs mais constatons qu’elle cantonne la Méditerranée à son rôle habituel. Le changement à Paris, ce ne sera peut-être pas d’abord au Sud.

Il faut dès lors espérer que les plus lucides comprennent la nécessité d’un co-développement avec la rive sud, puisque ces pays du Maghreb ne constituent plus  désormais des pays d’émigration, sinon de manière résiduelle. Ils sont eux aussi menacés par les vagues migrantes venues d’une Afrique noire qui n’a pas terminé sa transition démographique. Le continent noir comptera deux milliards d’âmes d’ici la fin du siècle et le destin de la France et, plus largement, des Etats Européens, dépend désormais des relations structurelles que nous sauront nouer avec les pays maghrébins pour résoudre ce défi du siècle.

Au fond, ils sont en première ligne du nouvel horizon français qui se trouve à nouveau au Sud. Mais il est évident que la France, avec ses voisins euro-méditerranéens, ne pourra agir seule et qu’il faudra qu’elle invente de nouvelles choses avec les pays de la rive sud. Le 5+5 doit être élargi ou dupliqué, par exemple au G5 Sahel, mais aussi à des thèmes qui ne soient pas exclusivement sécuritaires ou économiques. Au fond, Espagne, France et Italie doivent jouer un rôle d’avant-garde. Ce devrait être une priorité politique du même rang que la relance européenne. Espérons que le récent regain d’intérêt pour la Méditerranée encourage de tels projets.

 

Olivier Kempf est docteur en Science Politique, chercheur associé à l’IRIS. Il dirige la lettre stratégique La Vigie (www.lettrevigie.com). Il a publié « Géopolitique de la France » (Technips, Paris, 2012).

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