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Nucléaire : contre-idée reçue n° 4 (Nucléaire et puissance)

Suite de la série nucléaire (précédent billet : ici). On se souvient que P. Quilès a publié récemment un livre dénonçant l’armement nucléaire et que le cœur de l'argumentation réside dans 6 idées reçues qu'il prétend démonter. Cette série vise à examiner critiquement ces arguments. Aujourd’hui, il est question de l'Idée reçue n° 4 : « Grâce à son armement nucléaire, la France peut maintenir son statut de grande puissance et se faire entendre dans le monde »

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La critique commence par une figure rhétorique assez spécieuse. En effet, il est dit que « cette affirmation s’accompagne d’une référence à la présence de la France parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU » (p. 137). L’auteur s’attache donc à démonter cet argument pour en inférer que la France n’est pas une puissance grâce à son arme nucléaire... Autrement dit, le critère de puissance serait la présence au CSNU et si on arrive à démontrer qu’il n’y a pas de lien entre l’arme nucléaire et la présence au Conseil, alors l’arme n’est pas un élément de puissance. On le voit, il s’agit d’un sophisme, c’est-à-dire une chaîne logique qui a toute l’apparence de la cohérence mais qui justement n’est ni cohérente, ni logique.

Dès lors, effectivement, l’histoire voit la création des Nations-Unies en 1945. Alors, seuls les États -Unis sont une puissance nucléaire. La désignation des cinq membres permanents est le résultat de la conférence de Yalta, en février 1945. Autrement dit, il n’y a aucun lien entre la présence au CSNU et l’arme nucléaire. C’est ultérieurement que les quatre autres pays deviendront nucléaires (URSS en 1949, Royaume-Uni en 1952, France en 1960 et Chine en 1964). Là dessus, on ne peut qu’être d’accord avec l’argument. En revanche, celui-ci va un peu vite lorsqu’il explique sans détour que les cinq se retrouvent EDAN à la signature du TNP, signé en 1968.

Or, l’événement tournant de la stratégie nucléaire contemporaine date de la crise de Cuba, en 1962. Celle ci intervient à la suite d’une rupture technologique majeure, celle des fusées. Jusque-là en effet, l’arme était portée par des avions et on n’avait pas bien compris le changement stratégique qu’elle représentait. A partir du moment où elle est portée sur missiles, tout change. Les grandes puissances peuvent en effet faire la guerre à distance. Cela inquiète fortement les Européens qui y voient un risque de découplage transatlantique. Ceci explique deux choses.

D’une part, la garantie nucléaire accordée par les États-Unis aux Européens (accessoirement pour éviter la multiplication d’initiatives comme celle de la France) ; d’autre part, le processus et détente entre les deux Grands qui mène au Traité de Non Prolifération. Autrement dit, il ne s’agit pas simplement de « maintenir le quasi-monopole des deux superpuissances mondiales en matière d’armement nucléaire » (p. 139), mais aussi d’un constat réaliste qu’à la date de signature, ces cinq là sont détenteurs de l’arme. C’est justement pour éviter que d’autres considèrent que l’arme nucléaire est le critère absolu de la puissance que ce traité a été signé. Dès lors, il faut bien constater une décorrélation entre arme nucléaire et participation permanente au Conseil de sécurité. Certains États, ayant signé ou non le TNP, ont acquis l’arme. D’autres revendiquent une place permanente au CSNU (Allemagne, Italie, Japon, Inde, Brésil, Nigeria, Afrique du Sud voire Mexique...). Un seul (l'Inde) détient l’arme et revendique un siège, sans d’ailleurs avoir jamais fait le lien entre son caractère nucléaire de fait (car non reconnu par les Traités) et sa prétention onusienne, argumentée plus par des raisons de démographie, de caractère asiatique et récemment de puissance économique (BRICS)... Cela démontre bien que la corrélation entre siège onusien et arme nucléaire est une coïncidence et le résultat de l’histoire. Les BRICS, qui revendiquent une place à la hauteur de leur nouvelle puissance (démographique et économique), comptent deux pays non nucléaires.

Il est temps, alors, d’aller un peu plus loin dans l’analyse. Pierre Buhler a consacré un brillant livre sur la notion de puissance (voir fiche sur égéa). Il y explique que celle-ci est bien plus complexe et composite que la simple détention de facteurs et que la puissance s’exerce désormais de bien des façons. Alors que nos auteurs ne cessent de renvoyer à la complexité du monde, au moins auraient ils pu aller au bout du raisonnement. Or, constater que la puissance est moins univoque aujourd’hui ne saurait pour autant conduire à négliger les anciens facteurs. Ceux ci tiennent toujours un rôle, qu’il s’agisse de critères géographiques, économiques, démographiques, culturels, diplomatiques ou militaires, et dans ce dernier cas incluant aussi, pour certains, l’arme nucléaire. Ainsi, la France demeure une grande puissance pour un certain nombre de raisons, parmi lesquelles son arme nucléaire, mais aussi sa présence permanente au conseil de sécurité. Il ne s’agit pas simplement de « la réminiscence d’une posture gaullienne » (p. 137).

Est-ce à dire que ce constat est suffisant? Certainement pas, c’est bien tout l’intérêt du livre de Buhler. Dès lors, observer que le monde « est très différent de celui de la seconde moitié du XX siècle » (p. 139) tombe sous le sens, même s’il faut encore une fois objecter que l’arme n’est pas simplement la réponse à des circonstances géopolitiques. Peu importe dès lors si la composition du CSNU « finira par tenir compte de l’évolution du monde » (p. 140). En effet, cela voudrait dire que la participation permanente devient le critère exclusif de la puissance, ce qui est aussi ridicule que d’affirmer que le nucléaire serait lui aussi ce critère absolu.

C’est d’ailleurs cette influence relative qui explique qu’un certain nombre de pays n’ont pas souhaité développer l’arme alors qu’ils en avaient les possibilités techniques et financières. Et cela affaiblit l’argument critiquant l’éventuelle contradiction « qui consiste à la fois à dénoncer la prolifération nucléaire et à mettre en avant l’argument du statut que donnerait la possession de la bombe ».

La détention de la bombe est un choix stratégique, non l’expression du signe absolu extérieur de puissance.

O. Kempf

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