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Commander et transmissions

Juste un petit rappel avant de passer au sujet : demain, mardi, de 18h30 à 20h00, à la Librairie La Géographie (184 bvd St Germain), je dédicacerai mon dernier "L'Otan au 21° siècle". Détails ici.

Mais le billet du jour poursuit ma réflexion sur le commandement. En effet, non content d'avoir évoqué quelques considérations sur le commandement au quotidien, celui du chef qui fait face tous les jours à des difficultés fort nombreuses, j'évoque maintenant l'autre aspect du "commandement" : son sens organique, fonctionnel, institutionnel, désincarné pour tout dire.

Le lieutenant-colonel Gambiez, commandant la Brigade de choc, en exercice avec une équipe de transmissions dans les bois, près de Delle. (Le lieutenant-colonel Gambiez, commandant la Brigade de choc, en exercice avec une équipe de transmissions dans les bois, près de Delle : image ecpa)

Le commandement, ce sont des ordres. Ils doivent être transmis. Pas de commandement sans transmissions.

Commander, on l’a vu, consiste à donner des ordres à des subordonnés pour qu’il les exécute. Pour cela, il faut élaborer les ordres, les transmettre, et les exécuter. L’élaboration des ordres appartient aux états-majors, qui entourent le chef justement à cet effet. L’exécution des ordres revient aux subordonnés, dont c’est la mission, ce qui exprime l’efficacité militaire, fondée sur une hiérarchie : au passage, on remarquera que la hiérarchie est un mode d’organisation qui recherche l’efficacité, car elle permet d’aller du plus général au plus particulier.

Nous nous intéresserons toutefois à la question de la transmission des ordres (et de leur contrepartie immédiate, le compte-rendu). Elle a toujours été compliquée. Que l’on pense au guerrier de Marathon qui parcourt quarante kilomètres pour rendre compte à Athènes, ou aux estafettes qui n’ont cessé de courir les chemins, au risque de multiples aléas. La transmission des ordres est la contrepartie de l’augmentation de la puissance. Plus vous avez une armée nombreuse, plus vous disposez des moyens de mener une manœuvre complexe et pas seulement basée sur l’imitation massive de la troupe des mouvements du chefs, plus vous vous déployez sur le terrain en augmentant les élongations : complication et étalement géographique nécessitent des systèmes de plus en plus élaborés de transmissions des ordres et des comptes-rendus.

Cette augmentation de la puissance est allée de pair avec le développement technologique des moyens de transmissions. Ce fut le système Chappe qui reliait la Convention à l’armée du nord, ce fut le télégraphe, ce fut enfin et surtout l’invention de la radio-transmission qui permit des avancées spectaculaires dans la conduite de la guerre. Le commandement s’en trouva radicalement modifié tout au long du XX° siècle, jusqu’à la constitution de l'arme des Transmissions. Celle-ci a pu être présentée comme l’arme du commandement, ce qui est une formule un peu abusive mais qui contient une part de vérité.

En effet, toute hiérarchie opérationnelle se voit doublée d’une invisible trame radio qui recouvre tous les niveaux de commandement. Elle se complexifie, avec la mise en place de réseaux fonctionnels : à côté du réseau commandement, un réseau renseignement et un réseau logistique peuvent être installés. De même, en fonction du niveau recherché de sécurité, on met en place des réseaux ultra protégés (mais dont le prix impose qu’ils soient réduits, et donc qu’ils ne soient à la disposition que des plus grands chefs).

Il s’ensuit une manœuvre des réseaux qui peut être négligée par certains chefs, qui se concentrent vers le plus important à leurs yeux : le tactique. C’est toutefois méconnaître la dimension moderne des opérations, bien rendue par l’acronyme américaine de « command and control » : aujourd’hui, on ne commande pas sans contrôler, et l’outil de ce contrôle est constitué de l’architecture de ces réseaux de transmissions.

C’est pourquoi le commandement s’est doté de « systèmes d’information et de communication » (SIC), valables aussi bien pour les activités courantes que pour les opérations : dans ce dernier cas, on parle de systèmes d’information et de communication (SIOC) systémiques en ce qu’ils intègrent de plus en plus l’ensemble des acteurs. En effet, il ne s’agit plus seulement de transmissions, mais aussi d’intégration des données numériques de plus en plus présentes/ Ce qui était autrefois de la simple radio transmission devient, désormais, de l’information numérisée et informatisée. Cette information est nécessaire au fonctionnement de toutes les armes ou systèmes d’armes (des avions aux chars, des hélicoptères au récent équipement individuel du combattant FELIN), mais ces informations sont également intégrées dans un système plus général, avec la communication automatique d’informations techniques, mais aussi tactiques.

On observe donc une dématérialisation croissante du commandement, celui-ci opérant pas échanges de données. Cette évolution est notable aussi bien dans le champ tactique (numérisation du champ de bataille) que dans le champ des équipements (programme SCORPION visant à rendre compatible l’ensemble des architectures informatiques des équipements futurs). L’informatisation envahit ainsi de nombreux aspects du commandement opérationnel. Toutefois, il faut se garder de tomber dans l’illusion que cette technique permettra de résoudre toutes les difficultés de la guerre. Le commandement, qui demeure une décision opérationnelle face à une situation opérationnelle, demeure une activité humaine dont la responsabilité incombe, finalement, au décideur qui devra toujours prendre seul la décision. L’art de la guerre n’est pas soluble dans les aides techniques, y compris celles du commandement.

O. Kempf

Commentaires

1. Le lundi 10 janvier 2011, 20:24 par Philippe Masboeuf

Étant moi même transmetteur, j'apprécie tout particulièrement et égoïstement ce post. Il a le mérite (entre autre) de mettre en exergue la nécessité pour le chef militaire de prendre en compte les systèmes d'information et de communication dans sa réflexion. Néanmoins, la relative technicité des moyens mis en œuvre en rebute beaucoup qui les considèrent davantage comme des contraintes à leur manœuvre tactique: L'invasion de l'Irak fut tellement rapide que les États-majors de brigade ont souvent abandonné les systèmes d'information long à installer au profit des cartes papiers. Et c'est bien là tout l'intérêt des transmissions qui n'est certes pas l'arme du commandement mais bien une aide à celui-ci. Aux chefs la responsabilité de connaître (ou de s'informer sur) les possibilités offertes par les SIC pour faire le choix de s'en servir ou non. Aux transmetteurs la responsabilité de rendre le service attendu en faisant la promotion de leurs capacités et en valorisant l'outil qu'ils mettent en œuvre. Merci pour ce petit moment de "gloire".

égéa : bon, j'en déduis que je n'ai pas raconté trop de conneries. Je ne sais pas si c'est de la gloire, dites...

2. Le lundi 10 janvier 2011, 20:24 par Jean-Pierre Gambotti

Que notre camarade transmetteur me pardonne, mais bien que je sois convaincu de l’importance des systèmes d’information de commandement, je voudrais faire une courte digression sur le message au dépens du support.
Car pour moi c’est dans la dégradation du sens du message que se trouvent les prémices des frictions de la guerre, nous savons tous d’expérience que l’ordre d’opérations dès sa diffusion n’appartient déjà plus au chef. D’ailleurs la qualité du chef de guerre pourrait se mesurer aussi à sa capacité à anticiper la dérive de son concept d’opération dans l’appréhension qu’en fait l’exécutant. Sans me hausser du col, puisqu’elle est issue directement de wikipédia et non pas de ma lecture de la « Philosophie de l’esprit », je voudrais rappeler cette formule de Hegel : « Le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie», et plus loin « C’est dans les mots que nous pensons ». Ainsi nous, techniciens de la praxis, qui savons qu’à la guerre la pensée est action et l’action est victoire ou échec, nous devons être des maîtres du sens. Et pour faire dans le pseudo-sophisme, on pourrait conclure de ce bref commentaire que le mot et le message pervertis dans leur usage et mésusage ouvrent surement le chemin de la défaite.
Pour terminer je ne résiste pas à proposer la solution d’Histiée, maître de Milet au VI° siècle av JC, qui pour assurer à la fois le secret et l’intégrité de son message, l’avait fait tatouer sur le crane tondu de son esclave avant de l’envoyer, après repousse des cheveux, auprès de son allié. Mais le message apparemment simpliste, ne prêtait pas à interprétation. Le problème du sens des mots et des frictions conséquentes demeure !
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

3. Le lundi 10 janvier 2011, 20:24 par

En fait la distance Marathon-Athènes centre, c'est 30 km. Les 40,195 km datent des JO de Londres en 1908 et qui depuis sont devenus la norme.

égéa : ça ne m'étonne pas, ces Anglais n'ont jamais su compter comme nous. Une histoire de miles, de pintes et de pouces, certainement.

4. Le lundi 10 janvier 2011, 20:24 par Pierrre AGERON

42, 195 kms il me semble
Cordialement

5. Le lundi 10 janvier 2011, 20:24 par Jean Quinio

Le mot dématérialisation me semble très important dans votre billet.
La dématérialisation du commandement que vous évoquez est effectivement liée aux possibilités des SIC. Les moyens sont étroitement liés aux fins. Les conflits lointains sont visibles depuis les plus hautes sphères de gouvernement. La guerre "info-centrée" résume bien ces capacités. Ce concept date un peu et les armées occidentales s'en méfient désormais, mais il est d’actualité. Pensons ainsi aux QG américains au large de l'Arabie Saoudite pour l'Irak et en Floride pour l'Afghanistan. Les chefs militaires et politiques peuvent s'ils le veulent, avoir en direct des images d'intervention.
Le chef peut être loin. C'est ainsi que je définis cette dématérialisation du commandement appliqué aux transmissions. Elle est d'ailleurs à rapporter aux sujets plus larges de mondialité, de lissage de certaines frontières.
A contrario, d'autres lignes, d'autres fractures et nécessités naissent. Dans les SIC, le fait que l'information puisse être dense est un risque. Wikilealks nous le rappelle sournoisement.
En conclusion, le défis pour ces transmissions modernes est de rester anthropo-centrée. La dématérialisation doit être contenue pour garder une liberté d'action nécessaire.

J. Quinio

égéa : je partage votre commentaire. Concernant la dernière remarque, cela demande un double effort : de la part des chefs, qui ne doivent pas "s'en remettre aux SIC" quitte à les engueuler si ça ne marche pas. Des SICmen et informaticiens, pour sortir de leur langage technique trop incompréhensible si on n'est pas de la partie..

6. Le lundi 10 janvier 2011, 20:24 par Christophe Richard

Bonjour, permettez-moi juste une petite remarque.
L'enjeu que pose la maîtrise de l'information est bien cognitive, c'est à dire qu'il lie la maîtrise de moyens de transmission de l'information, à sa juste compréhension par les acteurs concernés.
On ne saurait couper les moyens techniques actuels des procédés de planification qui précèdent la conduite, "backbriefs rehersals". C'est bien par une préparation préalable et "face à face" que les chefs des unités tactiques appelés à combattre ensemble vont parvenir à maîtriser les flots de données qui leur seront transmises.

Bien cordialement

égéa : Compréhension : tout est dit. Souvent oublié.

7. Le lundi 10 janvier 2011, 20:24 par

Bonsoir,

Ce n'est pas du tout le sujet mais, pour les J.O. de Londres de 1908 la raison était (que l'on me corrige si j'ai tord) que l'épreuve devait finir sous les fenêtres de la Reine.

8. Le lundi 10 janvier 2011, 20:24 par

Il est intéressant de constater que plus de dix jours après la parution de ce billet, nous n’avons pas abordé deux problèmes sérieux, d’actualité, destinés à s’aggraver si l’on ne fait rien : la nécessité d’enregistrer désormais les messages à cause de la judiciarisation du métier, qui semble inéluctable ; la nécessité aussi d’empêcher les intrusions perturbatrices dans le réseau et d’authentifier l’origine des messages.

Questions techniques, dira-t-on, et par conséquent il faut des réponses techniques. Certes mais le problème n’est pas d’origine technique, il est d’origine humaine.
On aborde par ce biais des transmissions « arme du commandement » un nouvel aspect d’un problème plus ancien que la radio et qui n’est pas spécifiquement français. Que l’on se souvienne de « la discorde chez l’ennemi », étude écrite par un historien militaire bien connu : Charles de Gaulle. La discorde peut aussi régner chez nous, comme ce fut le cas en 1870 et en 1940.

Au-delà des risques d’indiscrétion parce que wikileaks est un phénomène de temps de paix, on serait bien inspiré de réfléchir par avance à la discorde, voire aux trahisons, qui pourraient se produire chez nous lors de la Prochaine.
Celle-ci sera précédée d’une plus ou moins longue période de non-guerre et d’escarmouches où nous serons impliqués même si elles n'ont pas lieu sur notre territoire : alors la judiciarisation et la désinformation joueront à plein.
Puis viendra le moment de l’action décisive où les comptes-rendus et les ordres devront être parfaitement authentifiés.

Transmetteurs qui me lisez, sans vouloir vous faire dévoiler des secrets, qu’en est-il ?

9. Le lundi 10 janvier 2011, 20:24 par nino

Réponse partielle à Monsieur Yves Cadiou.

Dans la conception des systèmes informatiques d'aide au commandement, l'authentification des ordres est au centre des préoccupations. Si le travail de concertation amont entre transmetteurs et commandeurs est correctement réalisé, que ce travail est correctement traduit techniquement dans les serveurs de messagerie, alors aucun message "formel" ne peut sortir sans validation d'un poste de commandement. Reste le problème de la messagerie "informelle", le simple mail, qui lui n'a aucune valeur juridique. Pour avoir souvent appuyé des états-majors drillés de niveau brigade, je sais cette question juridico-tactique au coeur des préoccupations. Pour des états-majors plus importants, l'expérience me manque pour répondre honnêtement.

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