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mercredi 2 septembre 2009

Clausewitz III, 18 (Tension et repos, la loi dynamique de la guerre)

Ce dernier chapitre du livre III conclut donc le discours de Clausewitz sur la stratégie.

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1/ Dans une campagne, quand aucun des deux camps n’a intérêt à prendre l’initiative, « ils sont au repos, et donc en équilibre » (p. 228). « Dès que l’un des adversaire adopte un nouveau but positif et se met à y œuvrer, ne serait-ce qu’en préparatifs, et que l’autre résiste, la tension des forces renaît ». Par là, CVC expose la loi qui explique l’alternance des phases statiques et dynamiques de la guerre. En effet, le primat qu’il donne à la défensive explique mal pourquoi il y a, malgré tout, des opérations…..

2/ « Quand ce mouvement s’épuise, à cause des difficultés rencontrées, comme les frictions internes ou à cause de l’opposition de nouvelles forces, on retourne au repos ou à un nouveau cycle de tensions » (p. 229). « Cette différence théorique entre équilibre, tension et mouvement est plus importante pour l’action pratique qu’il n’y paraît à première vue ».

3/ Disons le tout de suite : on a du mal à suivre CVC dans cette loi, aussi bien d’équilibre, que de reprise de la dynamique. Car la distinction paraît très artificielle, et peu expliquée. Peut-être est-ce dû à ce que, pour CVC, la guerre semble se dérouler à un seul endroit. Les opérations modernes permettent de distinguer plusieurs échelles d’analyse des opérations (stratégique, opératif, tactique). Toutefois, ajoutons immédiatement que la guerre irrégulière simplifie, d’une certain façon, l’analyse : en effet, le belligérant irrégulier aura le plus souvent une approche tactique, locale, sans avoir forcément une coordination de plus grande échelle. De ce point de vue, (mais uniquement de celui-là), CVC paraît pertinent.

4/ « L’état de repos et d’équilibre n’exclut pas toutes sortes d’actions, celles qui sont d’opportunité sans viser de grands changements ». Cette phrase est curieuse : soit on est en équilibre, et alors les actions n’ont pas pour but de changer le cours de la guerre ; soit elles ont ce but là, et comment est-on alors en équilibre ??? « La leçon à tirer de ces réflexions est qu’une même action entreprise sous tension est plus significative et plus efficace que si elle est prise en situation d’équilibre » : certes : quand on cherche à modifier la situation, de façon active, on a plus de chance d’y arriver qu’en ne le faisant pas….

5/ « Cet état d’équilibre, ou de tension si légère, si atténuée et si lointaine, constituait l’essentiel des guerres anciennes, ou de la plupart d’entre elles » (p. 230) : Notons ici deux choses : tout d’abord, l’équilibre n’en est pas vraiment un, ce qui vient valider notre étonnement précédent devant la notion exposée par CVC. Surtout, on retrouve là encore la similitude entre la guerre « ancienne » et la guerre irrégulière, où il ne se passe pas « grand chose » dans une garde sur le poste très Buzattienne….

6/ Notons en passant que Clausewitz donne, en passant, l’exemple de la campagne de 1806 dont on sait qu’elle eut une grande influence sur sa réflexion : selon lui, la défaite serait dû à une mauvaise appréhension de l’état de la guerre, qu’on croyait à l’équilibre alors qu’elle était au maximum de tension.

7/ CVC conclut ainsi son chapitre et son livre III : « Cette distinction conceptuelle est nécessaire au développement de notre théorie ; tout ce que nous dirons sur le rapport entre l’attaque et la défense, et sur le développement de cette action biface, se réfère à l’état de crise où se trouvent les forces sous tension et en mouvement (…). Car cet état de crise, c’est la guerre elle-même. L’équilibre n’en est que l’ombre portée » (p. 231). Que Clausewitz conclue sur l'état de crise est significatif de son sentiment profond, et affaiblit quelque peu la démonstration qui précède.... Mais nous le rejoignons pourtant dans ces derniers mots : l'état de crise, c'est la guerre elle-même.

Il serait d'ailleurs intéressant d'approfondir la notion d'état de crise guerrière, qui serait fort utile pour faire le lien non entre repos et guerre, mais entre guerre irrégulière et guerre régulière : nous voici revenus dans le thème du mois.....

O. Kempf

mercredi 5 août 2009

Clausewitz (III, 17) Du caractère de la guerre moderne (CVC et la guerre irrégulière)

Clausewitz évoque la guerre moderne (titre du chapitre, je sais, cette introduction a énormément de sens!). Ce qui est intéressant (et justifie le rajout entre parenthèse du titre) et qu'il s'agit d'un aperçu de CVC sur la guerre irrégulière.

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1/ Il passe d'abord par les constats : "des États de première grandeur abattus d'un seul coup par la bonne fortune et la hardiesse de Bonaparte" (p. 227).

2/ Mais "la lutte acharnée des Espagnols a montré la puissance du peuple en armes et de l'insurrection à grande échelle, même si elle est faible et instable à petite échelle". Ah! voici donc CVC évoquer enfin la guerre irrégulière. Pour lui, tout est une question d'échelle. Il voit surtout les masses en armes, l'émergence nationale, la nouveauté de ce grand mouvement géopolitique qui mène au changement de légitimité (la source venant désormais de la nation et non plus du droit divin). Remarquons toutefois, à propos de la guerre d'Espagne, que le soulèvement était soutenu par le Portugal et par le Royaume-Uni, et que les hostilités ont duré six ans.... Comparaison n'est pas raison, et il faut se souvenir de ce facteur essentiel si on veut comparer l'Espagne et l'Afghanistan contemporain.

3/ La campagne de Russie montre "qu'il n'est pas possible de conquérir un empire de très vastes dimensions". "La Prusse a montré en 1813 qu'un effort soudain peut sextupler la force d'une armée, grâce à la mobilisation de la milice, laquelle est aussi efficace hors des frontières qu'au pays même".

4/ Quelle conclusion en tire CVC ? "Tous ces événements ont montré la part colossale du cœur et de l'esprit des nations dans la puissance de l'État". Dès lors, "il saute aux yeux qu'une guerre où les énergies nationales s'affrontent avec toute leur puissance sera conduite avec d'autres méthodes que les guerres anciennes" (p. 228).

5/ Ces lignes sont à la fois très datées, et encore actuelles. Datées, d'une certaine façon, parce que CVC ramène tout à l'Etat. C'est d'ailleurs en ce sens que certains aujourd'hui estiment qu'il est obsolète pour l'analyse des guerres irrégulières contemporaines, au motif qu'un des belligérants ne s'appuie pas sur une structure étatique. Cela reste partiellement vrai en Irak (à partir du moment où les États-Unis ont négocié en sous-main avec l'Iran pour contenir les chiites, ils ont réussi à faire alliance avec les chefs de tribu sunnites pour contenir l'insurrection intérieure). Cela reste en partie faux en Afgha, puisque la base arrière du mouvement taliban se trouve géographiquement au Pakistan, et a longtemps bénéficié d'un soutien de l'ISI.

6/ Mais elles sont actuelles car il y a incontestablement, à chaque fois, tentative plus ou moins réussie de canaliser l'énergie nationale (n'est-ce pas d'ailleurs ce qu'expliquent Mao, Trinquier et Galula?). En Irak, on assiste à la lente réémergence d'un sentiment irakien, qui dépasse le seul fait religieux (chiite vs sunnite) ou linguistique (kurde). En Afghanistan, la grande difficulté consiste à savoir séparer le fait idéologique (pour simplifier : Al Qaida) du fait national (pour simplifier : les taleb et au-delà, les Pachtounes).

L'important, désormais, demeure d'abord "la part colossale du cœur et de l'esprit des nations". La "puissance de l'Etat "viendra plus tard.

jeudi 30 juillet 2009

Clausewitz (III, 16) La suspension des opérations en temps de guerre

Autant le précédent chapitre m'avait un peu déçu, autant je trouve celui-ci beaucoup plus enthousiasmant.

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1/ Pour ne pas se représenter la guerre comme un tout, il faut se mettre du point de vue de chaque belligérant : "nous représenter l'un avançant, l'autre dans l'expectative" (p. 222). Or, "il ne peut se faire qu'ils aient chacun au même moment intérêt à agir, ou à attendre". Il y a "exclusion mutuelle d'une identité de but". Je trouve, dès l'abord, l'idée passionnante. En effet,

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mercredi 15 juillet 2009

Clausewitz (III, 15, L'élément géométrique)

Que vous dire ? cela fait longtemps que je n'ai pas publié mes recensions de CVC (15 jours). C'est que le chapitre d'aujourd'hui ne m'a pas convaincu.

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C'est très anti-médiatique, ce que je suis en train d'écrire....

Pourquoi cette déception ?

1/ Parce qu'on a du mal à comprendre à quoi Clausewitz veut réellement en venir . "L'art des fortifications (...) nous montre que le facteur géométrique, soit la forme du déploiement des forces, joue à la guerre le rôle de principe éminent". (p. 220). "La géométrie est le point de départ de la tactique, au sens restreint, la théorie du mouvement des troupes". CVC fait ici allusion à l'ordre droit et à l'ordre oblique, grandes affaires du XVIII° siècle. Cela s'était conclu par l'ordre mixte, que certains proposent de revivifier (voir Stent ici). Oserai-je dire que ces préoccupations, que CVC jugeait déjà dépassées en 1830, me paraissent aujourd'hui parfaitement obsolètes (ce qui ne vaut pas pour la réflexion de Stent qui est, vous l'avez compris, bien plus évoluée que la simple forme de la ligne...).

2/ On peut toutefois tirer une ou deux perles. Par exemple, celle-ci "Dans la tactique, le temps et l'espace atteignent rapidement leur degré zéro" (p. 221). CVC en conclut : "c'est pourquoi toutes les dispositions tactiques visant à l'enveloppement sont si utiles". Bref, plus que l'affrontement, il faut privilégier l'enveloppement, pour rompre le dispositif.

3/ "Le domaine stratégique, où les temps et les espaces sont vastes, se soucie peu de cela. Les armées ne bondissent pas d'un théâtre à l'autre". "L'effet des combinaisons géométriques est bien moindre dans le domaine stratégique". "Au niveau stratégique, le nombre et l'ampleur des engagements victorieux l'emporte de loin sur la forme des lignes qui les connectent : nous n'hésitons pas à faire de cette vérité un axiome".

4/ on reconnaît là des obsessions clausewitziennes : le souci de se démarquer des penseurs de la fin du XVIII° qui cherchaient la formule magique, valable en tout temps ; et la volonté, simultanément, de donner une discipline quasi scientifique à son étude de la guerre (faire d'une vérité un axiome... ! pour mémoire, un axiome est une vérité indémontrable qui doit être admise).

5/ Moui... Au-delà du brillant des formules, et de l'assurance du major-général, cela nous apporte-t-il vraiment des lumières très éclairantes ? Non, vraiment, ce chapitre n'est pas convainquant.

O. Kempf

jeudi 2 juillet 2009

Foch et l'économie des forces : encore un clausewitzien

J'ai écrit une bêtise, l'autre jour. Je trouvais que Clausewitz n'avait pas la même conception de l'économie des forces que Foch. Je croyais (à tort) que chez Foch, cette "économie des forces " signifiait qu'il fallait garder des réserves et ne mettre au combat que le strict nécessaire pour l'emporter.

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Or, ce n'est pas le cas.

Qu'on en juge :

"Le principe de l'économie des forces, c'est au contraire l'art de déverser toutes ses ressources à un certain moment sur un point ; d'y appliquer toutes ses troupes, et pour que la chose soit possible, de les faire toujours communiquer entre elles, au lieu de les compartimenter et de les affecter à une destination fixe et invariable. Puis, un résultat obtenu, de 1es faire de nouveau converger et agir contre un nouveau but unique".

Foch partage donc avec CVC la même compréhension des choses. C'est rassurant, en fait. Et cela incite, encore et toujours, à se reporter aux textes....

On lira la conférence donnée par Foch en 1903 dans la page que je viens de publier (série des "grands textes").

O. Kempf

dimanche 28 juin 2009

Clausewitz (III, 14 Economie des forces)

Ce chapitre reprend l'intitulé d'un des trois principes de Foch, auxquels je faisais allusion il y a quelques billets. Or, je m'étais trompé (puisque je n'avais pas lu tous les chapitres de ce Livre III, mais seulement parcourus), et je m'étais laissé tromper par leur intitulé.

Or, Clausewitz ne nous explique pas, ici, que l'économie des forces est un principe stratégique.

Au contraire.

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1/ Lisons toutefois le premier paragraphe : "Les principes et les opinions permettent rarement au cheminement de la réflexion de se confiner à la ligne droite. Il lui faut, comme à toutes les choses pratiques de la vie, une certaine marge de manœuvre. La beauté se passe d'abscisses et d'ordonnées, de même que le cercle et l'ellipse ne sont pas nés de leur formule algébrique. L'homme de guerre doit se fier au doigté subtil de son jugement. Fondé sur un discernement inné et formé par la réflexion, il tombe juste presque sans le vouloir. Tantôt il ramènera la loi à ses traits les plus essentiels pour s'en faire des règles de conduite, tantôt il conformera sa règle de conduite aux méthodes traditionnelles" (p. 219).

2/ Ce passage me semble particulièrement intéressant, dans la mesure où CVC exprime la valeur ajoutée du "génie" militaire : on a déjà rencontré cette figure. Mais ce qui me semble intéressant, ici, c'est la façon dont CVC essaye de décrire la pensée complexe du stratège. En quelque sorte, ce passage est l'annonce d'une pensée non-linéaire, qui sera théorisée bien plus tard (voir billet ici). Je devine que le général Gambotti doit se délecter de ces lignes, qui renforce à la fois le clausewitzien et l'amateur de pensée complexe.

3/ Mais venons-en à l'économie des forces. Pour CVC, elle constitue une stupidité, puisqu'il s'agit au contraire d'avoir toujours une supériorité numérique sur l'ennemi. Or, la compréhension habituelle du principe de Foch donne l'explication suivante : il faut engager juste la force nécessaire pour obtenir le succès. Ce à quoi répond le maître prussien : "S'assurer que toutes les forces sont toujours en action, et ne jamais laisser au repos les unités dont on dispose". "Quand l'ennemi attaque, c'est être mauvais ménager de ses forces que de laisser des troupes loin du contact de l'ennemi". "Quand sonne le moment de l'action, la première des priorités est que toutes les forces passent à l'action".

4/ Qu'en dire ? Que pour CVC, l'économie des forces est une bêtise. Et que d'une certaine façon, le parallèle que j'avais cru déceler entre Clausewitz et Foch est faux. Mais il faudrait que des Fochiens s'expriment à ce sujet, et viennent corroborer ou nuancer le constat ici posé.

O. Kempf

samedi 20 juin 2009

Site clausewitzien et non linéarité

Le lecteur d'EGEA est forcément un peu clausewitzien. Aussi, il ira découvrir le site officiel sur Clausewitz (en anglais) : The Clausewitz homepage.

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Et tant qu'à faire, il lira l'article d'Alan Beyerchen (en français) sur "Clausewitz, la non-linéarité et l'imprévisibilité de la guerre". Quelques extraits pour vous allécher :

"De la Guerre est parcouru par l'intuition que chaque guerre est essentiellement un phénomène non linéaire, dont la conduite change d'une manière qui ne peut être prévue analytiquement. "

"Il en est sorti, pour notre intuition occidentale, un principe directeur qui nous a certes été de bon conseil mais qui correspond à une idéalisation, et qui est donc susceptible de nous égarer lorsque la réalité désordonnée du monde qui nous entoure ne concorde pas avec lui. Une des sources principales de notre égarement est l'association de la norme, non seulement avec le simple, mais aussi avec le respect de la règle ou de la loi, et par voie de conséquence avec un comportement prévisible. Cela a pour effet de limiter notre capacité de voir le monde autour de nous. "

Cet article me semble utile car il permet de penser un monde non-symétrique : en en cela, CVC est d'une grande actualité : mais qui en a jamais douté ?

O. Kempf

dimanche 14 juin 2009

Clausewitz (III, 13) Réserve stratégique

Le titre du chapitre interroge immédiatement le lecteur. Souvenez-vous, p. 212, Clausewitz nous expliquait qu'il ne fallait pas confondre la notion de renfort de celle de troupes fraiches. Voici qu'il introduit la notion de "réserve" et qu'il lui accole l'adjectif "stratégique". Par conséquent, la réserve est-elle un attribut du niveau stratégique? Niveau qui portait à discussion, souvenez-vous également.

A poursuivre ses considérations initiales, le lecteur s'interroge immédiatement : cette notion de réserve ne renvoie-t-elle pas à la "liberté de manœuvre" de Ferdinand Foch ? Nous conserverons ces deux questions à l'esprit au cours de notre lecture.

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1/ "Une réserve a deux buts distincts : prolonger et ranimer le combat, ou se prémunir contre l'imprévu" (p. 216). On est immédiatement surpris, car ne vient à l'esprit que le deuxième sens. Mais CVC nous détrompe immédiatement : "le premier entre dans le cadre d'une utilisation consécutive des forces, et ne fait donc pas partie de la stratégie". Seul donc importe le 2ème but : se prémunir contre l'imprévu.

2/ L'imprévu? oui, car "il y a des réserves stratégiques, mais seulement pour les cas où on peut s'attendre à des événements imprévus". J'en tire une première conclusion partielle : la réserve n'est pas constituée "au cas où", par prudence, et d'une certaine façon par manque de réflexion, mais au contraire à l'issue de cette réflexion (du calcul stratégique) qui impose de la mettre en place, pour faire face à telle option de l'ennemi. On constate le dispositif de l'ennemi au niveau tactique, ce qui rend les choses plus aisées et l'imprévu plus facile à discerner. C'est pus difficile au niveau stratégique, à proportion de l'incertitude stratégique : "une condition essentielle du commandement stratégique est donc de garder des forces en réserve en proportion de l'incertitude stratégique".

3/ "Il faut particulièrement y veiller quand on a charge de défendre" : on retrouve là la primeur donnée par CVC à la défense. "Plus l'activité stratégique s'éloigne du niveau tactique, plus cette incertitude ira s'accentuant, jusqu'à disparaître presque totalement quand la stratégie rejoint la politique" (p. 217). CVC présuppose ici une continuité du tactique au stratégique qui pose problème, car j'avais cru comprendre que ce qui le distinguait de Jomini consistait justement à une séparation essentielle entre les deux niveaux. Il ajoute un peu plus loin : "Plus amples sont les préparatifs, moins ils surprennent" : or, souvenez-vous du chapitre 9 "la surprise est tout à fait chez elle au niveau tactique (...) Au niveau stratégique, elle l'est d'autant moins à mesure qu'on s'approche du domaine politique" (p. 202).

4/ Quel critère de victoire, donc d'engagement adopter ? de là viendra le niveau d'imprévu admissible. CVC précise : "Mais, à l'évidence, on mesurera l'importance de toute victoire, le succès remporté dans une grande bataille, en fonction de l'importance des forces vaincues; la marge permettant de renverser la tendance rétrécit en proportion directe".

5/ Mais le passage suivant est tout à fait convaincant : "Alors qu'au niveau tactique, l'emploi séquentiel des forces diffère toujours la décision jusqu'à la fin de l'action, au niveau stratégique, la loi de l'emploi simultané des forces tend presque toujours au contraire à avancer le moment de la décision (qui n'a pas besoin d'être le dénouement ultime" (p. 218). Et CVC d'ajouter aussitôt : "plus la mission d'une réserve stratégique est générale, plus elle sera superflue, inutile et dangereuse". On comprend que la réserve ne peut pas être mise de côté "au cas où", mais qu'elle doit être organisée et dédiée à une circonstance qui a, en quelque sorte, été envisagée "avant". D'où la question du moment....

6/ Clausewitz y vient immédiatement : "L'idée de réserve stratégique commence à être contradictoire en un moment facile à distinguer : c'est le moment de la décision. Il faut y affecter la totalité des forces, et l'idée d'en garder en réserve à des fins ultérieures (troupes prêtes au combat) est une absurdité". Ce qui est tout à fait logique : à partir du moment où il faut monter aux extrêmes pour obtenir la supériorité des forces, mettre des troupes de côté n'a de sens que si cette précaution est active, et, d'une certaine façon, aperçue par l'ennemi de façon à avoir de l'effet sur sa manœuvre...

7/ C'est en ce sens, je pense, qu'on peut revenir à nos deux questions initiales : la réserve stratégique est une sorte de liberté de manœuvre, pour peu qu'elle suive les règles énoncées par CVC. Autrement dit, elle ne s'assimile pas, me semble-t-il, au principe de la guerre donnée par Foch. On a même l'impression que la "liberté de manœuvre", au sens où elle est usuellement comprise en France, n'est valide que dans l'ordre tactique. Quant à l'autre question, la "réserve" est stratégique (l'ordre tactique ayant des "troupes fraîches", puisque "la tactique peut mettre les forces en action consécutivement" (p. 211).

Ainsi, cette réserve stratégique ne s'assimile pas à la liberté de manœuvre de Foch.

O. Kempf

lundi 25 mai 2009

CLausewitz (III, 12) Union des forces dans le temps

Ce chapitre, assez long, n'est pas des plus aisés. Et pour tout dire, j'ai eu du mal (et je continue) à en saisir toutes les subtilités. Pardonnez-moi donc les incomplétudes qui sont, forcément, de mon fait, non celui du maître....... Je ferai donc peu de commentaires, pour citer abondamment le texte lui-même, à charge pour chacun de se faire une idée, et au besoin de m'aider.

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1/ A la guerre, "le plus fort anéantit le plus faible" (p. 209). "Cela posé, on ne peut en principe employer les forces progressivement - il faut au contraire déployer simultanément toutes les forces choisies- c'est une loi élémentaire de la guerre". "Il en est bien ainsi dans la réalité, mais seulement dans les cas où le combat s'apparente à un choc mécanique. S'il est plutôt l'affrontement prolongé de deux forces destructrices, on peut envisager un engagement consécutif des forces". Jusque là, pas de problème. On pense à la bataille de Verdun, paroxysme de la guerre d'usure, au cours de laquelle les troupes étaient engagées pendant une dizaine de jours avant d'être en repos à l'arrière pour deux mois environ (chiffres de mémoire, que je suis tout prêt à corriger selon les précisions des lecteurs). D'ailleurs, cette relève régulière des troupes nécessite un flux logistique qui est l'essentiel de la guerre. La victoire de Verdun, c'est d'abord la voie sacrée, grande victoire des tringlots, gloire à eux.....

2/ Puis Clausewitz nous produit un calcul spécieux et peu convainquant, destiné à prouver que l'afflux régulier de troupes fraîches permet de mieux emporter le combat que de les déployer d'un coup. Il ajoute aussitôt : "tout officier qui a l'expérience du feu n'hésitera pas à donner l'avantage au côté qui déploie des troupes fraîches" (p. 210). J'ai ici l'impression que CVC parle de son expérience du combat, et que sa formalisation arithmétique n'est destinée qu'à donner une apparence de méthode et de calcul à l'appui de son affirmation. Les phrases qui suivent sont plus convaincantes : "on comprendra ainsi aisément pourquoi le déploiement de troupes trop nombreuses peut devenir nocif : la supériorité numérique a beau promettre maints avantages à première vue, on risque plus tard de la payer cher". Or, à l'appui de l'engagement différé des forces, on peut ajouter qu'il n'y a pas que le facteur temporel : l'exiguïté du lieu de bataille peut aussi contribuer à un engagement successif, afin d'éviter qu'on 'se marche dessus' et pour permettre à' l'ensemble des troupes de s'engager. La supériorité numérique exige aussi de l'espace. Si celui-ci fait défaut, il faut étaler cette supériorité dans le temps. Mais la condition temporelle dépend d'une condition spatiale.

3/ CVC continue : "Ce danger ne s'applique cependant qu'à la phase de désordre, de dislocation et d'affaiblissement, en un mot, à la période de crise que suscite tout engagement, même du côté du vainqueur". Cette expérience est incontestable, et partagée par tous ceux qui ont connu le feu. Le feu, c'est le désordre. Car dans cette période de crise, "l'arrivée de troupes plus fraîches pèse d'un poids décisif". Mais cela n'est que très fugace, car si l'engagement évolue au point que le désordre cède le pas à l'ascendant de l'une des deux parties, "les renforts frais seront impuissants à refaire le terrain perdu". Tout est donc question de moment : la question n'est pas celle des troupes fraîches, mais de leur engagement au moment opportun dans la bataille...Autant dire que ce décalage dans le temps paraît bien aléatoire.

4/ "Nous touchons ici à la source d'une différence essentielle entre la tactique et la stratégie". "les succès tactiques ont lieu le plus souvent pendant la période de dislocation et d'affaiblissement. Le succès stratégique, c'est-à-dire la victoire qui couronne l'engagement dans son ensemble (...) est déjà acquise par cette phase de crise". "Il faut que les engagements partiels commencent à s'agréger en un ensemble plus stable pour que s'annonce le succès stratégique". Et CVC de nous emmener à la conclusion partielle : "De cette différence, il résulte que la tactique peut mettre les forces en action consécutivement, alors que la stratégie doit les déployer simultanément". Je reste ici un peu interdit, notamment par le procédé de l'agrégation évoqué par Clausewitz. J'ai l'impression (mais ne connaissant pas suffisamment Jomini, je réclame l'indulgence des spécialistes, et même leur aide pour comprendre ce thème) qu'ici, CVC se démarque de Jomini pour qui le succès stratégique serait forcément la résultante de l'accumulation de succès tactiques. ON a l'impression que le succès stratégique est d'une autre dimension. Toutefois, la liaison qu'il fait entre la stratégie et la tactique paraît compliquée...et assez opaque.... du moins pour moi. CVC va d'ailleurs essayer de préciser sa pensée....

5/ "Si au niveau tactique (...) je ne dois au départ jeter dans la mêlée que les forces strictement nécessaires, et épargner les autres, (...) il n'en est pas de même au niveau stratégique". et plus loin : "Au niveau stratégique (...) il découle qu'on ne saurait utiliser trop de troupes, et que les troupes disponibles doivent l'être en même temps" (CVC souligne). Mais il ajoute presqu'aussitôt, qu'outre le combat, "il faut aussi prendre en considération les hommes, le temps et l'espace, qui sont les vecteurs de cette activité, et leurs effets" (p. 212) : ces restrictions, ajoutées in fine, sonnent comme des remords, des excuses pour justifier que la démonstration qui précède puisse ne pas être convaincante. Je remarque d'ailleurs qu'il introduit le temps comme facteur de la bataille, alors que ce chapitre a justement pour objet d'évoquer le rôle du facteur temporel dans l'engagement..... La confusion guette.... Bref, ce n'est pas parce que c'est Clausewitz que c'est parole d'évangile.........!

6/ Je reste interdit pour une autre raison : le titre du Livre III, rappelons-le, s'intitule "de la stratégie en général". Cela fait onze chapitres que l'auteur nous dit ce qui n'est pas stratégique. On croit arriver au critère de la stratégie, l'auteur nous le fait entendre, et finalement, ce critère n'en est pas un et apparaît confus. J'ai l'impression que CVC a du mal à déterminer exactement ce qui distingue le tactique du stratégique, et surtout comment lier les deux. Il n'évoque pas le niveau opératif, qui pourrait être une solution (voir à ce sujet l'instructif entretien avec Shimon Naveh dans le dernier DSI).

7/ "A la guerre, les fatigues, les efforts et les privations sont un facteur indépendant de destruction (...) on le retrouve au niveau tactique (...) mais la brièveté des actions tactiques empêche les effets de la fatigue de se faire trop sentir"." Le temps et l'espace de la stratégie sont bien plus vastes (...) et les effets (...) sont souvent tout à fait décisifs". Admettons, même si cela est peu convainquant. Ce qui ne l'est pas du tout, c'est quand CVC ajoute que dans la "période stratégique, tout ce qui y a été exposé se retrouve affaibli, ce qui rend si décisive l'arrivée de troupes fraîches". En fait, on a l'impression que Clausewitz inverse la démonstration. Ce n'est pas parce qu'on est au niveau stratégique que l'arrivée de troupe fraîches a une telle importance, c'est parce que l'arrivée de troupes fraîches emporte la décision qu'on atteint le niveau stratégique. Adopter ce point de vue, à rebours de celui de CVC, permet de comprendre enfin son propos.

8/ Dès lors, la suite est de moindre intérêt. L'auteur a beau ajouter qu' "il ne faut pas confondre l'idée de renforts avec celle de troupes fraîches", il convainc peu. Tout l'art consiste à savoir quand engager ce supplément de forces, quelque nom qu'on lui donne. Et les recettes énoncées par CVC ne suffisent pas à faire une théorie. Il évoque ensuite (p. 213) la façon de suppléer aux privations, mais dans une perspective de cantonnement et de campement fort éloignée de la logistique moderne. Il s'essaye à indiquer comment "chiffrer approximativement (...) l'effectif excédentaire" par rapport à "ce dont on a besoin" (p. 214).

9/ Il tente alors de conclure, en ramassant sa pensée : "au niveau tactique, si la troupe commence à s'affaiblir du fait de la simple durée de son emploi, le temps devient alors facteur du résultat, ce qui n'est pas le cas, essentiellement, au niveau stratégique. Les dommages que le temps inflige à l'armée au niveau stratégique peuvent être en partie atténués par la masse, ou compensés d'autre manière. Au niveau stratégique, il ne peut donc être question de faire du temps un allié en soi en n'employant les forces que graduellement" (p. 215). Et il se sent obligé d'être encore plus synthétique, comme s'il savait qu'il n'est pas convaincant : "toutes les forces déployées en fonction d'un objectif stratégique doivent y être employées simultanément".

On l'a compris : il s'agit d'une intuition, peut-être juste, mais non démontrée.

O. Kempf

jeudi 7 mai 2009

Clausewitz (III, 11) Réunion des forces dans l'espace

1/ Le livre III traite de la stratégie. Et on a l'impression, depuis dix chapitres, que CVC passe son temps à dire ce que n'est pas la stratégie. Ou plutôt, quels sont les faux principes de la réussite stratégique. Vient le moment où il sort du bois et annonce les vrais principes de cette réussite. C'est bien évidemment passionnant car il s'agit, vous l'aurez compris, des principes de la guerre. Mieux, nous allons retrouver, parfois à l'intitulé près, les trois principes de Foch : concentration des efforts, économie des forces, liberté de manœuvre.

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2/ Ce chapitre 11 évoque une partie du premier principe. Une partie, car le chapitre 12 évoquera (bien plus longuement, six pages au lieu d'une demie) le véritable problème qui est la réunion des forces dans le temps.

3/ Ce chapitre est la conséquence de ce qu'on a vu aux chapitres précédents : "la meilleure stratégie est toujours d'être très fort :très fort en général, et très fort au point décisif". (p. 208). L'assertion permet de donner, a contrario, un critère du "point décisif" qui fait, on le sait, objet de débats par ailleurs : je dirai ainsi qu'un point décisif est l'endroit où la concentration des efforts permet d'acquérir une supériorité suffisante pour obtenir un avantage suffisamment net qu'il permette de se rapprocher efficacement du centre de gravité de l'ennemi.

4/ Pour parvenir à cette concentration des efforts, "Rien ne doit être séparé du gros des forces, sauf en cas de mission urgente". Or, CVC ne nous dit rien du critère d'urgence qui permet de déroger à la règle générale.

5/ "Le principe de concentration a des effets différents avec chaque guerre, où il doit s'ajuster aux buts et aux moyens" : par là, CVC justifie qu'un principe soit valable généralement, mais subisse des acceptions différentes selon les expériences.

6/ Enfin "la concentration des forces doit être considérée comme la norme, et toute division conçue comme une exception qui a besoin d'être justifiée". Cela nous renvoie au critère d'urgence évoqué ci-dessus. Au-delà, comment la contingence permet-elle de s'écarter d'un principe ? CVC ne le dit pas, et laisse cela à l'appréciation du chef militaire.

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En conclusion, on remarquera l'expression clausewitzienne de "concentration des forces" qui est la démarque évidente de la "concentration des efforts" de Foch. Mais u fond, qui est vraiment surpris que selon des expressions différentes, les grands esprits parviennent aux mêmes principes ?

NB : on lira, pour éviter l'hagiographie, une critique des principes fochiens ici.

O. Kempf

lundi 27 avril 2009

Clausewitz (III, 10) La ruse

Dans ce petit chapitre, Clausewitz organise son raisonnement en trois temps.

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1/ La ruse paraît essentielle.

"Qui dit ruse dit intention cachée" (p. 206). "Elle est elle-même tromperie, une fois exécutée; ce qui l'en distingue, c'est qu'elle ne viole pas une parole donnée. La ruse laisse la victime s'enferrer elle-même, et ses erreurs se combiner soudain en un effet unique qui renverse une situation sous ses yeux". Notons au passage le mot "effet", qui pourrait inspirer aux théoriciens des EBO de fructueux rapprochements.

Dès lors, "il n'est pas injuste que la stratégie ait tiré son nom de la ruse". On reste surpris de cette étymologie, car on comprenait la stratégie comme venant du grec stratos qui signifie « armée » et ageîn qui signifie « conduire ». CVC précise juste après : "prenons la stratégie comme l'art d'exploiter la violence avec habileté" : on retiendra la définition, d'autant que j'ai le sentiment que c'est la première fois que le maître nous la donne. Il ajoute : "nul don n'est si propre que la ruse à diriger et inspirer la stratégie". C'est ce qui différencie la ruse de la surprise, résultat du hasard. La ruse paraît donc essentielle à la stratégie.

2/ Toutefois, ce n'est pas si sûr

Pour CVC, ce n'est pas empiriquement prouvé. En effet, "L'histoire en montre peu de grande importance" (de victoire obtenue par la ruse) (p. 207). Pourquoi ? Par ce qu'elle demande des efforts. "La stratégie se consacre exclusivement à l'agencement des combats et aux dispositions qui y ont trait". "Elle ne se paye pas de mots". Oh! que l'on oublie souvent cette dernière maxime. Le stratège ne se paye pas de mot. Il est concret et lucide. Il ne se ment pas, et ne ment donc ni à ses subordonnés, ni à ses chefs, ni à l'ennemi. "Préparer des engagements assez conséquents pour tromper l'ennemi consomme beaucoup de temps et d'énergie, leur coût augmente avec l'enjeu de l'attrape". "En vérité, il est dangereux de déployer longtemps des forces importantes pour étayer un subterfuge : le danger sera toujours présent qu'elles manquent à l'endroit décisif".

Car l'essentiel tient à la mobilité, condition de réussite de la ruse : "sur l'échiquier stratégique, les pions sont privés de la mobilité dont se nourrissent la ruse et le stratagème". Ce principe de mobilité , évoqué en passant, annonce les futurs développements de CVC.

3/ Conclusion : la ruse n'est pas une recette

"Nous concluons donc : le coup d'œil acéré est bien plus utile et nécessaire au général que la ruse, quoique celle-ci ne gâte rien". Fort bien, maître, mais qu'est le coup d'œil acéré ? CVC ne le dit pas. Il ajoute juste "plus faibles seront les forces dont dispose le commandement stratégique, plus celui-ci aura besoin de ruse". Autrement dit, et nous le savions à la lecture de tous les romans d'aventure héroïque que nous lisons depuis notre enfance, la ruse est l'arme des faibles, elle est l'intelligence de Robin des bois ou des Grecs assiégeant Troie, elle permet de compenser une dissymétrie.... "Plus désespérée est sa position, plus il est poussé vers une tentative de la dernière chance, plus il lui faudra combiner la ruse à l'audace" (p. 208). Tirons en le corollaire : plus on est fort, moins on doit être imaginatif.

Tout cela est bel est beau, mais laisse le lecteur interdit : la ruse n'est, pas plus que la surprise, une condition essentielle du succès. Seul compte le coup d'œil acéré du général. Ou la seule supériorité numérique. Est-ce tout ? ne peut-on tirer d'autres principes de toute cette étude ? doit-on seulement se contenter de la "mobilité" ? La guerre ne serait qu'une physique comparant des niveaux de force ? ??? cela serait fort surprenant. Heureusement, il reste des chapitres....

O. Kempf

samedi 18 avril 2009

Clausewitz (III, 9) La surprise

On a vu au dernier chapitre que la supériorité numérique est relative, et que le but de la manœuvre consiste à trouver, localement, une supériorité numérique qui permette de l'emporter sur l'adversaire. Le comment passe par plusieurs procédés : la surprise et la ruse.

1/ Clausewitz le constate tout de suite : "Le besoin général d'atteindre la supériorité numérique en engendre un autre, qui n'est pas moins général : celui de surprendre l'ennemi" (p. 201). Car "sans elle" "le surnombre au point crucial n'est pas concevable". On remarquera au passage que l'auteur parle ici de "point crucial", expression qui semble plus appropriée et prêtant moins à confusion que "point décisif", ainsi que nous l'avons remarqué.

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2/ Ainsi, "nous constatons que la surprise est sans exception à la base de toute entreprise, mais qu'elle varie considérablement d'intensité selon la nature de l'entreprise et les autres acteurs". Cette affirmation paraît anodine. Elle est pourtant essentielle à tout le raisonnement exposé dans le chapitre. La surprise est relative, variable, contingente : elle ne peut donc être élevée au rang des principes de la guerre. La chose me semble d'importance, car ainsi que j'y ai déjà fait allusion, on va retrouver ceux-ci plus loin dans le livre III. Et je crois me rappeler que J.F.C. Fuller avait intégré la surprise dans ses nouveaux principes de la guerre. Or, un principe doit pouvoir s'appliquer en tout temps. CVC montre ici que la surprise n'est pas un principe.

3/ CVC ajoute que le "secret et la rapidité" sont les conditions de la surprise. Mais il ajoute ensuite "qu'une surprise complète a rarement lieu". En effet, "la surprise est intellectuellement attrayante, mais dans l'exécution elle reste la plupart du temps bloquée par les frictions de la machine" (p. 202). Friction : le grand mot est lâché.

4/ CVC poursuit : "la surprise est tout à fait chez elle au niveau tactique (...) Au niveau stratégique, elle l'est d'autant moins à mesure qu'on s'approche du domaine politique". En écrivant cela, CVC suggère (reprend) l'idée qui différencie radicalement le tactique du stratégique. Entre les deux, il y aurait une différence de nature. On est bien loin du modèle jominien qui voit le stratégique comme l'accumulation d'avantages tactiques, la différence n'étant pas de nature, mais d'échelle.Il s'ensuit que dans une perspective jominienne, la succession de victoires tactiques (au besoin par la surprise) mène à la victoire stratégique. CVC dit l'inverse : la surprise ne peut s'effectuer qu'aux bas niveaux ; au dessus, plus on s'approche du politique, moins il y a possibilité de surprise, car les "préparatifs de la guerre prennent des mois", et "il est impossible qu'un Etat en surprenne un autre en ouvrant les hostilités, ou par la direction générale prise par son armée". Toutefois, cela ne signifie pas, à mon sens, que Clausewitz nie la possibilité de la victoire décisive : au contraire, l'affrontement guerrier vise justement à obtenir la décision par le sort des armes. Mais cela reste cantonné au champ de bataille. Ce qui revient à dire que la bataille, pour Clausewitz, n'est pas en soi une chose "stratégique", même si son issue peut avoir des conséquences stratégiques.

5/ La surprise est contingente : CVC en déduit donc qu'elle ne se prévoit pas, et dépend en fait du hasard, de l'opportunisme et de la fortune, bonne ou mauvaise. "Loin de nous l'idée de nier la possibilité du succès, mais nous soulignerons ceci : des conditions favorables lui sont indispensables ; elles ne sont pas si fréquentes ; il est rare que le capitaine puisse les créer" (p. 203). CVC l'illuste par deux exemples : Bonaparte contre Blücher sur la Marne en 1814 ("le succès tenait à l'erreur de Blücher. Bonaparte n'en savait rien : il fallut qu'un hasard bienveillant s'en mêlât", p. 204), ou Frédéric II à Liegnitz en 1760 (" ici encore, le hasard était de la partie"). Faut-il en tirer la conclusion que la surprise est le fait du hasard, et qu'au fond elle surprend les deux protagonistes ? On n'est pas loin de le penser, voyant là chez CVC l'attention portée au fameux brouillard de la guerre.

6/ "Une dernière remarque" : "Ne peut surprendre que celui qui impose sa loi à l'autre. Pour imposer sa loi, il faut agir de façon appropriée. En essayant de surprendre l'adversaire avec le mauvais moyen, nous risquons le revers cuisant plutôt que l'avantage : l'adversaire n'aura cure de la surprise que nous lui avons réservée, car il puise dans nos erreurs les moyens d'y remédier" (p. 206).

Ainsi, le surprise ne peut être un procédé qu'il faut rechercher. Résultat du hasard, elle sourit à l'opportuniste : le chef militaire doit donc avoir de l'audace, ... et une bonne fortune. Mais s'il est habile, il peut essayer d'ordonner ce chaos et de préparer les conditions de la surprise : cela passe par la ruse.....

O. Kempf

vendredi 10 avril 2009

Clausewitz (III, 8) Surnombre

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Ce chapitre est, assurément, un des plus intéressants de ce troisième livre, voire de « La guerre » en son entier. Il nourrit en effet d’intéressantes perspectives, par ce qu’il dit, et par ce qu’il omet.

1/ « Le surnombre est le principe général de la victoire » (p. 195). En effet, « il incombe à la stratégie de déterminer le moment et l’endroit du combat, et les forces qui y prennent part » : on retrouve là les trois points classiques des « efforts » d’une manœuvre : le lieu, le temps et l’ennemi. On choisit en général d’échanger un facteur contre l’autre, que ce soit en mouvement offensif ou en mouvement défensif. Ce raisonnement tactique s’opère à tous les niveaux, depuis le lieutenant chef de peloton jusqu’au général d’armée. S’il y a une loi de la guerre, c’est bien celle qui relie ces trois facteurs. Et sans être un spécialiste, je devine qu’on pourrait raisonner par analogie dans les espaces plus immatériels comme la cyberdéfense ou la guerre psychologique, pour peu qu’on ait défini préalablement ce qu’est le « lieu ». Je laisse cette exploration à des esprits plus intéressés à ces choses.

2/ Une loi commune de la microtactique à la grande stratégie ? le lien en est exposé immédiatement par CVC : « L’engagement est livré sous les auspices de la tactique Victoire ou défait, on issue est acquise, et la stratégie s’en repaît immédiatement pour nourrir les buts de la guerre ». Le mot clef est « engagement »

3/ CVC le précise aussitôt : « dépouillons l’engagement de toutes les variables qui ont trait à son but et à ses circonstances, et faisons abstraction de la valeur des troupes (qui est une donnée en soi) : il ne reste que le concept nu de l’engagement, c’est-à-dire un combat de forme indéfinie, où seul varie l’effectif des combattants » (p. 196). Et Clausewitz d’en tirer cette conclusion qui donne sens à son chapitre : « C’est ce nombre qui va déterminer l’issue de l’engagement ».

4/ Le nombre. De là vient le concept de rapport de forces, le fameux RAPFOR qui a été calculé par des générations d’officiers d’état-major. On est surpris, d’une certaine façon, que CVC isole ce facteur et en fasse la chose la plus essentielle de l’engagement. La perception quantitative détonne dans une œuvre qui jusque là faisait la part belle aux valeurs morales, et à la qualité. La volonté d’homogénéisation des données, de leur réduction à un nombre est insolite. Je m’intéresse ici à cette proposition du raisonnement : « faisons abstraction de la valeur des troupes ». On ne sait ce que CVC donne à ce mot valeur. Surtout, on a une perception de la masse qui ne va pas, d’une certaine façon, jusqu’au bout de la logique : en effet, il n’est nulle part question de l’armement et, au-delà, de la technologie et de la façon dont elle va modifier le cours de l’engagement. Une troupe inférieure en nombre ne peut-elle dominer une masse supérieure grâce à une technique plus développée ? Clausewitz passe cette question sous silence, alors qu’elle est centrale dans la réflexion contemporaine.

5/ De même, et en poursuivant cette réflexion, on s’aperçoit que CVC part du principe que les armées confrontées disposent de la même technologie, mais aussi du même style d’engagement, sauf quelques innovations tactiques ou génies de grands généraux. Mais alors, qu’en est-il en guerre irrégulière ? en effet, la guerre a été modifiée par la technologie pendant les deux siècles qui ont suivi les campagnes de Napoléon. Aujourd’hui, la guerre (irrégulière) remet en cause cette technologisation de la guerre et réintroduit, dans un troisième degré, la notion de RAPFOR. Il paraît utile, me semble-t-il, de revenir sur cette notion de RAPFOR en guerre irrégulière, surtout à l’heure où les « surge » américains ont obtenu le succès en Irak (même si cela nécessite, à l’évidence, d’être précisé) et commencent d’être mis en œuvre en Afghanistan. En guerre irrégulière, faut-il un RAPFOR ? ou un nouveau Rapport (puisque la guerre a lieu dans les populations), rapport de forces à la population (RAPPOP) ?

6/ Revenons à CVC qui n’a pas aperçu tous ces questionnements. « Dans un engagement, le surnombre est le plus important facteur de la victoire, à condition d’être assez écrasant pour compenser le jeu des autres facteurs. (...) Au combat, il faut engager au point le plus décisif le plus grand nombre possible de troupes. (...) C’est le principe premier de la stratégie ». Surnombre et point décisif sont les deux termes importants de cette phrase. Le point décisif s’éloigne nettement de ce que l’on entend, de nos jours, dans la procédure de planification opérationnelle (PPO, GOP en anglais) en cours dans nos états-majors. J’en suis même à me demander si le point décisif de CVC ne correspond pas à l’effet majeur de la tradition française. Là encore, je laisse le débat à d’autres....

7/ CVC illustre ensuite son propos par des exemples historiques que les grands capitaines (Frédéric II, Napoléon) n’ont pas pu compenser un RAPFOR trop important, dans les batailles de Leuthen, Rossbach, Nrava, Dresde, Leipzig (p. 197). « Nous pensons donc que dans des conditions plus ou moins normales, la force numérique concentrée en un point décisif est essentielle, et que dans le commun des cas, c’est de tout les facteurs le plus important » (p. 198). Dès lors, « la règle première sera donc d’entrer en campagne avec l’armée la plus nombreuse possible ».

8/ Pour cela, il faut se pencher sur « les préparatifs » : « c’est le gouvernement qui va décider de la taille de l’armée. Cette décision marque le but de l’activité militaire,- c’est une partie essentielle de la stratégie » (p. 199). « Si l’on n’a point de supériorité numérique absolue, il faut se créer une supériorité relative au point décisif en employant les forces avec adresse » : Clausewitz justifie ainsi la manœuvre.

9/ Et l’on revient à nos deux autres facteurs, que j’évoquai plus haut : « Ce qui semble le plus essentiel, c’est d’apprécier judicieusement l’espace et le temps ». « Mais la mise en équation de l’espace et du temps, même si elle sous-tend tout le reste, même si elle est en quelque sorte le pain quotidien de la stratégie, n’en est ni la plus difficile, ni la plus importante partie » : pauvres officiers planificateurs ! pauvres officiers d’état-major !

10 / L’essentiel ? « Une appréciation exacte de l’adversaire (Daun, Schwartzenberg), l’audace de ne leur opposer un temps qu’une force inférieure, l’énergie des marches forcées, les attaques foudroyantes, l’intense activité que la danger engendre chez les grands esprits, voilà la causes de ces victoires. Qu’ont-elles à voir avec l’aptitude à combiner proprement deux éléments simples comme l’espace et le temps ? » (p. 200).

11/ Et CVC de conclure : « Nous croyons avoir ainsi rendu au surnombre l’importance qui lui appartient. Il doit être considéré comme fondamental, et recherché en priorité et dans tous les cas. Mais ce serait méconnaître du tout au tout notre propos de croire que nulle victoire ne peut être remportée sans lui ». Ah ! nous voici rassurés : Clausewitz n’est pas un quantitativiste..... !

O. Kempf

dimanche 29 mars 2009

Clausewitz (III,7) La persévérance

Clausewitz continue son discours contre la mathématisation de la guerre. "Le lecteur s'attendait qu'on l'entretienne d'angles et de lignes? il ne rencontre que des gens du commun". (p. 194).

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Car "à la guerre, les choses défient nos attentes, et leur apparence de près diffère de leur apparence de loin" : on se pose alors la question : comment planifier ? A cela, CVC ne répond pas par une méthode, mais par un tempérament : "Le chef de guerre est constamment submergé par les informations, vraies ou fausses ; par les erreurs (...), par la désobéissance (...) et par des accidents imprévisibles". Or, "s'abandonner à ces impressions, c'est renoncer à toute entreprise. La persévérance dans une ligne choisie en est l'indispensable contrepoids, tant qu'une raison majeur ne milite pas pour un changement".

Ces lignes résonnent curieusement alors que je suis en train de lire l'ouvrage de J. Henrotin sur la technologie militaire : en effet, un des ressorts de cette technologisation vise à donner au chef une meilleure connaissance de ce qui se passe sur le terrain, afin de dissiper le "brouillard de la guerre". On a l'impression que CVC dénonce par avance cette illusion : là ne gît pas l'essence de la victoire.... mais bien plutôt dans les qualités morales de la troupe et surtout du chef :

"Alors que la faiblesse physique et morale incite toujours à l'abandon, il faut toujours et encore pour atteindre le but une volonté de fer, une endurance qu'admirent le monde et la postérité" (p. 195).

Les ordinateurs donnent-ils de la volonté ?

O. Kempf

lundi 23 mars 2009

Clausewitz (III, 6) La hardiesse

1/ La hardiesse est une vertu guerrière. Toutefois, c’est une vertu individuelle et on a un peu de peine à suivre Clausewitz qui se proposait d’évoquer les « vertus guerrières de l’armée » : on s’attend à des ressorts collectifs, nous voici devant une qualité personnelle. Est-ce à dire que la somme des hardiesses individuelles forme une hardiesse collective ? Non, ce n’est pas ce que CVC veut nous dire. Dès lors, il étudie principalement la hardiesse du général.

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2/ « Ce noble élan (...) doit être considéré comme un principe actif et indépendant » (p. 189). Car « à la guerre », la hardiesse « a ses propres prérogatives », « au-delà des calculs » (p. 190). « Quand la hardiesse rencontre la crainte, c’est elle qui l’emporte à tout coup ou presque ». La hardiesse serait-elle donc l’équivalent de la volonté, dont le choc définit la guerre pour CVC ? voilà qui serait intéressant, car justement, CVC ne nous a pas tellement parlé de cette volonté (qui, d’ailleurs, peut être à la fois politique et militaire). Ou encore : la hardiesse serait-elle la « volonté militaire » ? cela reste à démontrer.

3/ Voici alors venir l’agglomération des vertus individuelles : « Transformée par la discipline en seconde nature dans la masse de l’armée, la hardiesse du chef doit être régie par la réflexion, tant une action hardie peut se muer tantôt en erreur ». La discipline (dans son sens d’éducation) permet donc d’insuffler la hardiesse à la troupe. Dès lors, CVC s’interroge aussitôt sur la qualité propre de la hardiesse du chef, qui se distingue de celle de sa troupe. Comme s’il y avait une hardiesse de direction, et une hardiesse d’exécution.

4/ Toutefois, Clausewitz donne la prime à la hardiesse : « à lumières égales, la peur causera à la guerre mille fois plus de dommage que la hardiesse » (p. 191). Le courage est donc une vertu guerrière, il incite à oser. Toutefois, l’intelligence fructifie cette vertu. « La lucidité de la pensée (...) endigue la puissance des diverses émotions. La hardiesse se raréfie donc d’autant que l’on s’élève dans le grade ». Plus on est gradé, moins on est courageux ? « Tel brille au second rang qui s’éclipse au premier ». C’est que la hardiesse du chef n’est pas de même nature que celle du soldat, ou du subordonné. « La hardiesse guidée par une intelligence supérieure est le sceau du héros » (p. 192). Mais il ne faut « jamais oublier qu’avec l’ampleur du dessein croissent les périls ».

5/ Enfin, « l’esprit de hardiesse peut se rencontrer dans une armée soit parce qu’il est infus dans le peuple, soit parce qu’un chef hardi lui a fait gagner une guerre. Dans ce cas, la hardiesse manquait au départ. Or, à notre époque, la guerre est le seul moyen de former en ce sens l’esprit du peuple, encore fait-il un commandement hardi » (p. 193). « Rien d’autre ne peut contrecarrer la mollesse et le désir de confort qui abaissent un peuple dont augmente le bien-être et s’accroît le commerce ».

Fichtre : les nations riches ne savent plus faire la guerre ? ou n’en ont-elles plus envie ?

O. Kempf

lundi 16 mars 2009

Clausewitz (III, 5) Vertu guerrière de l'armée

1/ Dans le chapitre précédent, Clausewitz nous expliquait que "Les principales puissances morales sont les talents du capitaine, les vertus guerrière de l'armée, son esprit patriotique". Il s'attache ici aux vertus guerrière de l'armée, oubliant au passage les talents du capitaine.

2/ "La vertu guerrière est distincte de la bravoure, et plus encore de l'enthousiasme que suscite l'objet de la guerre (...) pour se soumettre à des exigences supérieures : l'obéissance, l'ordre, la règle et la méthode" (p. 185). Au XIX° siècle, la guerre peut encore susciter l'enthousiasme, car elle apporte la gloire, vertu héroïque encore en vogue. En nos temps démocratiques, la guerre est considérée comme un mal absolu : aussi, cet extrait de CVC peut surprendre le lecteur. Pourtant, là n'est pas le principal, mais bien dans les vertus -on dirait aujourd'hui qualités - guerrières. Il s'agit d'organisation, et de discipline. CVC reprend là la distinction, depuis devenue classique, entre le guerrier et le soldat, le premier étant un individu s'agglomérant, éventuellement, en bandes quand l'autre est l'expression du fait étatique. C'est, en poussant plus loin l'analogie, la distinction entre armée régulière et armée irrégulière.

3/ "La guerre est une occupation à part". En répétant à nouveau ce fait, le maître nous redit la motivation de cette organisation particulière qu'est l'armée.

Il ne s'agit pas de négliger l'esprit de corps : "qui voudrait voir les choses de haut aurait bien tort de sous-estimer l'esprit de corps" (p. 186). Mais celui-ci n'a de sens qu'à la guerre, et non dans le sens actuel de cohésion au quartier : "une armée qui reste en formation sous un déluge de feu (..) mais combat pied à pied les dangers réels, etc.... cette armée là est imbue de vertu guerrière". Et plus loin: "les Chouans se sont battus comme des lions, (...) on peut même obtenir la victoire à la tête d'(armées peu douées à cet égard, on ne peut dire qu'une guerre est ingagnable sans ces vertus". Car il ne faut pas croire que "la vertu guerrière est l'alpha et l'oméga. Tel n'est pas le cas. La vertu guerrière d'une armée est une puissance morale déterminée". Ainsi, en citant l'exemple des Chouans, CVC évoque le cas des guerres irrégulières. Ces dernières peuvent gagner, malgré leur inorganisation. Il reste que la tenue militaire constitue un avantage comparatif indéniable.

4/ Clausewitz revient alors au talent du capitaine. "La vertu guerrière est aux composantes de l'armée ce que le génie de son chef est pour l'ensemble. (...) Plus on descend l'échelle hiérarchique, moins on peut compter sur les talents individuels. La vertu guerrière doit ici suppléer à ce qui manque" (p. 187). Ainsi, la vertu guerrière est une qualité de groupe.

5/ Le maître poursuit avec un passage qui intéressera bien des commentateurs, avides de penser la guerre irrégulière : "la vertu guerrière est l'apanage de la seule armée régulière, c'est elle qui en a le plus besoin. Dans les insurrections et les guerres populaires, les qualités naturelles se développent rapidement pour la remplacer". CVC suggère ici qu'il y a un apprentissage naturel de la guerre, y compris par les armées irrégulières : et que celles-ci, à force de pratique, acquièrent elles mêmes une vertu guerrière.

6/ "Plus le théâtre d'opérations et les autres facteurs compliquent la guerre et éparpillent les troupes, plus la vertu guerrière est nécessaire" : bel argument à opposer à tous ceux qui prônent l'usage de la technologie pour compenser la complication de la guerre moderne/ CVC ne dit pas que c'est la voie à suivre.

7/ Comment cette vertu s'acquiert-elle ? "elle ne peut naître que de deux sources, qui sont connexes. Premièrement, une série de guerres et de victoires, deuxièmement, une armée fréquemment poussée dans ses derniers retranchements. (p. 188). Car "la vertu guerrière ne saurait naître que de la guerre" : rude constat pour tous les formateurs militaires, et tous ceux chargés de la préparation opérationnelle. Le baptême du feu n'est pas qu'une expression lyrique et désuète....

La guerre est un monde à part : on ne s'y prépare qu'en la pratiquant.....

O. Kempf

lundi 9 mars 2009

Clausewitz (III, 4) Les principales puissances morales.

Clausewitz nous expliquait précédemment qu'il y avait des facteurs moraux à la guerre.

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Dans ce chapitre, il précise son propos.

1/ "Les principales puissances morales sont les talents du capitaine, les vertus guerrière de l'armée, son esprit patriotique." (p. 183). Je relève l'esprit patriotique, car CVC n'y reviendra pas.

J'ignore si CVC a lu le "Discours à la nation allemande" de Fichte ; il est sûr en tout cas que comme tous les Européens, il a été stupéfait de la puissance révolutionnaire et de la "Nation en arme". Il constate également la venue du printemps des peuples. Le mot patriotisme est aujourd'hui légèrement désuet. Pourtant, ce qu'il le nourrit demeure actuel : dans certaines motivations guérillesques, d'une part; dans la recherche identitaire, d'autre part. Ce besoin d'un sentiment collectif, et du dévouement à une cause politique commune me semble persister. Il conviendrait, d'ailleurs, d'en décrire les permanences et les renouvellements.

2/ CVC constate d'ailleurs qu'il y a une certaine homogénéisation des techniques guerrières. C'est pourquoi, "dans l'état actuel des choses, la patriotisme et l'expérience militaire des troupes ont le champ d'action le plus vaste" (p. 184) : n'avez vous pas l'impression de lire une description de la logique asymétrique ? en cas de symétrie de force, il faut trouver un facteur extérieur aux facteurs habituels de la puissance guerrière pour obtenir la victoire. On me dira que la logique asymétrique consiste justement à sortir d'un trop grand surcroît de puissance d'un des deux adversaires. Certes, mais il s'agit encore et toujours d'aller chercher un autre facteur, qui ressort d'ailleurs aux puissances morales, afin d'obtenir l'avantage qu'on ne pourrait autrement obtenir....

O. Kempf

lundi 2 mars 2009

Clausewitz (III, 3) les facteurs moraux

clausewitz_portrait.jpg (voir ici)

Ces facteurs moraux ont été évoqués, on l'a vu, comme un des éléments de la stratégie. Or, ce sera le seul facteur à être effectivement explicité par le maître. De plus, ce n'est pas la première fois que Clausewitz évoque ces aspects subjectifs de la guerre, qu'il s'agisse du génie guerrier ou des facteurs moraux.

1/ "L'esprit" des facteurs moraux "s'attache très tôt et a de puissantes affinités à la volonté" (p. 181). Je trouve que CVC dit ici quelque chose de fondamental pour son raisonnement, qui explique son insistance sur la dimension psychologique de la guerre. Souvenons nous que pour lui, la guerre est un affrontement de volontés. Je n'ai pas souvenir qu'il se soit approfondi sur la volonté, et c'est pourquoi il est intéressant de le relever ici;

Le facteur moral (celui du chef ? celui de la troupe? CVC ne le précise pas) paraît donc intimement lié à la volonté. Mais Clausewitz les distingue : le facteur moral ne saurait s'identifier à la volonté. Celle-ci semble d'un autre ordre, même si elle appartient également aux forces de l'esprit.

2/ Dans la suite du chapitre (qui ne compte que deux pages), CVC dénonce les stratégistes qui omettent les facteurs moraux, ceux qui voudraient "statuer en se fondant uniquement sur les rapports de force matériels" (p. 182).

3/ Car pour Clausewitz, "les effets exercés par les forces physiques et les effets exercés par les forces morales fusionnent et, contrairement à un alliage, ne peuvent plus être séparés chimiquement". CVC ne néglige pas les aspects quantitatifs de la guerre (ce que certains seraient peut-être tentés de faire, notamment pour compenser leur incapacité matérielle), il les met au même niveau. Surtout, il affirme qu'ils fusionnent dans une alchimie singulière, propre à la guerre.

4/ Je pense que c'est loin d'être anodin. En effet, on ne retient le plus souvent de CVC que son théorème : "la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens". La plupart comprennent cela comme marquant une continuité. Or, le maître nous explique ici que la guerre appartient à un autre ordre, et provoque des réactions (chimiques) qui changent radicalement l'expérience, comme si on était dans un autre ordre de réalité.

5/ Enfin, on retiendra ces derniers extraits : "on n'a jamais pu évaluer les suites d'une victoire sans prendre en compte son retentissement sur le moral" (le moral n'est pas seulement un facteur de la guerre, il est également une conséquences);

et peu après, pour la beauté de l'image : "on pourrait dire que les forces physiques sont la hampe du bois, les forces morales le métal noble, l'arme véritable, la lame acérée".

O. Kempf

vendredi 20 février 2009

Clausewitz (III,2) : Eléments de la stratégie

Non, je n'oublie pas Clausewitz. Voici donc ce deuxième chapitre du troisième Livre. Un chapitre de transition, en fait. Dès le 2ème ? eh! bien, oui.

1/ "Les éléments de la stratégie qui affectent l'emploi des engagements peuvent être classés en plusieurs catégories : moraux, physiques, mathématiques, géographiques et logistiques. (p. 180) On s'attend donc à ce que tous ces points soient évoqués dans les chapitres successifs. Or, curieusement, hormis la question des facteurs moraux, les autres ne sont pas abordés, ou de très loin, comme on le verra. Le lecteur reste donc un peu circonspect. Peut-être s'agit-il là de l'inachèvement du manuscrit.

2/ Sur le traitement de ces catégories, CVC recommande "de les prendre chacun à part", car "étudiés séparément, certains perdront un mérite surestimé". On retrouve là l'aversion usuelle chez CVC des raisons mathématiques de la guerre. La guerre ne se met pas en équation.

3/ Cette analyse successive ne suffit pourtant point : "Il serait désastreux d'essayer de développer notre compréhension de la stratégie d'après des éléments pris isolément, car dans toute opération militaire, ils sont entrelacés et reliés de mille fils". CVC reprend ici sa méthode favorite, qui consiste à aller sans cesse du particulier au général, puis de retourner au particulier. Il y a ici un mouvement dialectique qui me paraît essentiel, tant il est répété au long de "La Guerre" : la démarche clausewitzienne réside dans cet aller et retour.

O. Kempf

mardi 10 février 2009

Clausewitz (III, 1) De la stratégie

Clausewitz consacre le Livre III à "la stratégie en général". 60 pages, quand le Livre I comportait 70 pages, et le livre II 56 : on reste donc dans la moyenne. Toutefois, autant le premier livre comptait 8 chapitres et le livre II 6, autant ce troisième en comporte 18 : la pensée de CVC paraît donc, à première vue, plus compartimentée qu'auparavant.

Le premier livre parle de la stratégie.

1/ Que cherche-t-il à y montrer ? que le plan ne peut se résoudre à un travail en cabinet, et qu'il y faut la patte du génie : la stratégie n'est pas qu'affaire de théorie, elle est aussi -d'abord- avant tout ? - pratique.

2/ Il rappelle la définition déjà donnée : "La stratégie est l'usage de l'engagement aux fins de la guerre. Quoi qu'elle ne s'occupe que de l'engagement, la théorie de la stratégie doit englober l'armée, qui est le vecteur de l'engagement". (p. 171). Et plus loin : "La stratégie doit donc être elle-même présente sur le terrain pour pouvoir disposer chaque chose en son heure et place et intégrer au plan d'ensemble les changements sans cesse exigés par les circonstances".

On en retient que la stratégie ne saurait se réduire à un plan. Elle n'est pas qu'une généralité, car elle doit s'occuper de deux choses : les détails, et les circonstances. Cette proposition est extrêmement novatrice, et gageons qu'elle a été oubliée par nombre de lecteurs de CVC.

3/ Prenons l'exemple d'une bataille gagnée. On admire "le prince ou le général". Mais ce qu'il faut admirer, "c'est la justesse des hypothèses imaginées dans le calme, et l'harmonie silencieuse de l'action tout entière, l'une et l'autre ne se révélant que dans la victoire finale" (p. 172). Il faut donc des hypothèses, mais il faut surtout les confirmer dans l'action. La stratégie est d'abord action. Or, le sens commun n'y voit que le dessein original, l'invariant qui s'impose aux aléas des événements pour dessiner, si possible, une ligne directrice. On voit dans la stratégie une orientation. Mais Clausewitz nous répète, invariablement, que c'est le rapport de l'engagement (l'action) aux fins de la guerre (le dessein).

4/ Pourquoi est-ce si difficile, et pourquoi faut-il un grand général ? parce que la stratégie, étant un art d'exécution, un art humain ou la dimension de l'homme prend le pas dans les incertitudes de la guerre,"les rapports entre variables matérielles sont d'une grande simplicité" : ce qu'on croit le plus dur est en fait le plus facile. Car "une fois déterminé ce que doit et peut accomplir la guerre, à partir des rapports entre États, l'orientation est vite trouvée".

En revanche, "ce qui pose problème, c'est d'appréhender les forces morales qui sont en jeu" (p. 173). Et CVC de prendre l'exemple de la campagne de Frédéric II, en 1760, pour illustrer son affirmation (pp. 174-176). Le plus important me semble être cette phrase : "Nous découvrons dans chacune de ses campagnes la même force retenue qui trouve son équilibre". Quelle très belle phrase. Voilà, si je suis bien Clausewitz, le deuxième volet de la stratégie, le plus important. Et celui que doit admirer le critique, et imiter le chef contemporain.

5/ Les pages 177-179 étant des rajouts improbables, nous ne les commenterons pas.

O. Kempf

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