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mardi 13 octobre 2009

Mars et Thanatos : la vraie asymétrie guerrière. (une analyse de JP Gambotti)

Le Général Gambotti m'envoie une excellente analyse sur ce que j'appelle "la vraie asymétrie guerrière" : celle du rapport à la mort. Les lecteurs de l'indispensable Philippe Ariès ("essai sur l'histoire de la mort en Occident" : vous DEVEZ l'avoir lu, c'est indispensable) y trouveront les conséquences stratégiques du tabou nouveau de nos sociétés : la mort. Et on aura, en prime, une lecture clausewitzienne qui n'est pas pour déplaire à l'auteur de ce blog : enfin, on réarticule la guerre régulière à la guerre irrégulière, dans ses fondements. La population est seconde dans l'affrontement des volontés. Mais je suis là déjà dans le commentaire : lisons plutôt JP Gambotti.

EGéA.

Thanatos.jpg

Mars et Thanatos Les deux guerres en coalition que l’Occident mène depuis le début de cette décennie dans un Orient de plus en plus compliqué et de moins en moins lisibles aux porteurs d’idées simples, sont certainement les plus observées, les plus commentées et les plus étudiées de l’Histoire. Pourtant, pour l’Afghanistan précisément, c’est seulement après huit ans de conflit que l’OTAN a adopté une stratégie qui semble conduire à un état final recherché réaliste, pertinent et adéquat. Jusqu’à présent les coalisés ne trouvaient de convergences stratégiques que dans leurs « retours d’expériences », percutantes analyses après action d’échecs douloureux subis en commun….Et encore, cette forme de résipiscence opérationnelle avec effet sur la doctrine d’emploi des forces, n’était le fait que de l’acteur subalterne, le soldat, le politique se gardant bien de toute autocritique. Du moins les recueils de « lessons learned » du niveau politique étaient-ils moins disponibles à la lecture du vulgum pecus que les enseignements strictement militaires.

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mercredi 7 octobre 2009

A propos de la stratégie des moyens

Les colloques du début de la semaine sur l'actualité de la pensée stratégique ont soulevé, indirectement ("approche indirecte" ?), la question des moyens.

1/ C'est la question de la "stratégie des moyens", soulevée par l'amiral Lacoste dans une question, lundi soir. Qu'il me soit permis de proposer quelques réflexions d'observateur.

2/ Tout d'abord, si je me souviens, la stratégie des moyens était très connotée dans le débat stratégique des années 1960-1970 (en corrélation, si j'ai bien compris, avec la question de la dissuasion : un lecteur voudra bien corriger s'il y a lieu) : ce fut pour cela que je n'ai pas très bien compris ce que voulait signifier l'amiral.

3/ S'il s'agit d'évoquer l'approche technologique de la stratégie (comment l'armement modifie la façon de penser la guerre), et donc, indirectement, la question des armements et des bases industrielles de défense -BID), je crois qu'il y a suffisamment de production intellectuelle sur le sujet pour que ce ne soit pas la question. Joseph y a d'ailleurs répondu dans son billet où il indique le nombre d'articles que DSI et DSI T ont consacré au sujet.

4/ Il s'agit probablement d'évoquer le financement de la pensée stratégique. La question, selon moi, est double. Elle est "médiatique" : en clair, les difficultés de toute presse papier dans le monde informatisé d'aujourd'hui. C'est pour cela que j'ai prétendu, dès lundi soir, que la blogosphère (et donc, vous, cher lecteur) consistait en un moyen d'éveiller la curiosité pour cette pensée stratégique. Les succès d'EGéA, d'AGS et des autres l'illustrent avec éclat. Moyen parmi d'autres, qui en couvre pas tout le spectre, voir mon billet.

5/ Mais elle est aussi pécuniaire : comment payer des stratégistes (payer suffisamment, et en nombre). Ce débat a été soulevé incidemment à deux reprises : dans le premier commentaire au billet de JD M, et dans une intervention au colloque de l'IRSEM, mardi après-midi : alors qu'un jeune professeur faisait l'étalage des thèses et "recherches" universitaires sur les questions de défense, une 'consultante' s'est levée et a posé la question de ce métier : car il s'agit, si on y réfléchit bien, de chercheurs qui n'ont pas trouvé de postes en université et qui sont obligés d'avoir une démarche commerciale pour monnayer leur savoir.

6/ Or, je m'interroge : la fusion des organismes dans l'IRSEM va-t-elle vraiment enrichir le débat? la centralisation, qui fait disparaître la compétition, n'appauvrit-elle pas le débat? Y a-t-il des moyens supplémentaires apportés à la structure, ou s'agit-il seulement de l'agrégation de coquilles déjà existantes ? Il est trop tard, bien sûr, pour y répondre puisque la décision est prise. Mais il semble probable qu'il n'y aura "enrichissement" de la pensée que s'il y a "enrichissement" des moyens.

7/ A défaut, seule l'agitation moléculaire d'Internet, selon une pensée stratégique 2.0 (pour reprendre l'intéressante idée de Charles Bwelé) permettra un réel enrichissement, fondé non sur la centralisation, mais au contraire sur l'extrême décentralisation, à faible coût : la solution la plus innovante permettant de créer un modèle économique qui suscitera de nouvelles sources de financement.

O. Kempf

mercredi 29 juillet 2009

Des deux façons de faire la guerre...

Il est d'usage, de nos jours, d'expliquer que la guerre "conventionnelle" a disparu, que nous faisons face à des conflits asymétriques, des guerres bâtardes, une guerre qui serait devenue "irrégulière".

Cette perception est justifiée à l'évidence par l'expérience de l'Afghanistan, et avant de l'Irak.

photo_bataille_montagne_blanche.jpg

Aussi suis-je surpris de voir apparaître un débat.

1/ Tout d'abord, le CEMA, le général Georgelin, rappelle récemment qu'il faut se méfier d'une surprise stratégique, que "les armées ne sont pas taillées uniquement pour faire des opérations extérieures" : "la possibilité d'une guerre ne doit jamais être écartée". D'ailleurs, "il y a toujours eu des modes" dans l'armée. Ce discours est bien sûr destiné à l'extérieur, à ceux qui pensent que la guerre est bannie et qu'il faut donc continuer de faire des économies sur le budget de la défense.

Est-ce trop tirer ces propos que de remarquer qu'on ne parle pas de guerre irrégulière, et qu'il y a comme un doute non envers la réalité de la chose, mais envers sa pérennité ? En ce sens, le CEMA serait "stratège" : "l'art du stratège est donc bien de penser le demain, et même l'après-demain tout autant que le maintenant" comme dit si bien Stent.

Rappelons si besoin était le discours de Colin Gray sur, justement, "la guerre au XXI° siècle".

2/ Aussi est-on surpris à la lecture de l'article que le général Desportes (directeur du CID et donc subordonné du CEMA) publie récemment dans le dernier DSI (voir ici) intitulé : "La guerre au milieu des populations : solution ou idéologie ?".

Qu'y dit V. Desportes ? "Deux ans après son adoption par la doctrine française, il paraît utile de se demander si le concept de 'guerre au sein des populations' est en fait une mode, une facilité de langage ou quelque chose de plus profond, la synthèse utile d'une évolution structurelle?". Comme on le voit, le débat est posé. Notons l'emploi du mot "mode", le même que celui employé par le CEMA.

Là encore, l'interrogation sur la validité de cette pensée "pour demain", par crainte que ce ne soit "une idéologie probablement passagère, comme l'affirment les tenants de la "grande guerre".

Au cours de son plaidoyer en faveur de la pertinence de la "guerre au sein des populations", le Gal Desportes est prudent : "par ailleurs, rejeter définitivement la possibilité d'une "grande guerre" serait méconnaître à la fois l'histoire des hommes et la nature de la guerre". Même si son coût "est devenu rationnellement inacceptable entre sociétés développées". (c'est, selon moi, la poursuite du théorème selon lequel les démocraties ne se font pas la guerre : il y aurait bien sûr à dire là-dessus).

On sent toutefois là une sorte d'hommage nécessaire au système. Car au fond, nul ne doute que les hommes pensent la même chose.....!

3/ Il ne s'agit donc pas de personnaliser la question qui n'est bien sûr pas aussi caricaturale. Et les deux hommes sont assez fins pour ne pas s'enferrer dans une telle polémique; En revanche, cela dénote malgré tout l'existence d'un débat. Je ne suis pas sûr que le discours sur le maintien de la grande guerre soit exclusivement américain et technologique, comme le suggère sotto voce Desportes. Il me paraissait juste intéressant de mentionner ce qui semble un débat stratégique : un vrai !

NB : du même Desportes, on consultera son article sur la guerre technologique dans "Politique étrangère", la revue de l'IFRI, et dont rend compte JDM.

NNB : J'apprends à l'instant le thème de la prochaine conférence de Participation et progrès, le 26 octobre prochain (lieu à trouver, appel à propositions) : "La conflictualité d'aujourd'hui : conflits asymétriques et guerre majeure". Décidément..... !

O. Kempf

lundi 8 juin 2009

En réponse à Stent : fin de l'histoire, fin de la guerre et autres lieux communs....

Stent (La plume et le sabre) réagit vigoureusement à mon billet sur l'allocution du général Le Borgne, au colloque de la RDN (ce qui prouve, soi-dit en passant, que les colloques en général, et ceux de la RDN en particulier, peuvent provoquer encore des débats utiles...)

Voici mon commentaire au commentaire de Stent.

EGEA : bravo pour ces remarques fortes. Il me semblait intéressant, en effet, d'évoquer le discours du général Le Borgne que j'apprécie par ailleurs. Ce discours revêt en effet une cohérence séduisante et "d'époque". Je rendrai compte demain d'un ouvrage que je viens de lire et qui pousse à son extrême les conséquences de l'attitude Fukuyamesque évoquée ici.

Juste une précision : je ne suis pas sûr que le Gal LB soit totalement convaincu de son discours, car j'ai cru déceler une part de provocation dans ses paroles : un peu comme un vieux poète qui vient chercher confirmation de son pessimisme et de sa misanthropie....

L'absence de réaction et de dénonciation, l'assentiment de la salle confirmaient la prévalence de ces idées, désormais quasiment reçues, comme si même des stratégistes ne voyaient pas très bien comment sortir de la lénifiance ambiante.

Rencontrant l'autre jour un "responsable politique de premier plan", je lui disais qu'il ne s'agissait pas en Afghanistan d'opérations, mais bien de guerre, et qu'il fallait cesser de verser dans la négation de cette réalité. Qu'à force de masquer les mots par bien-pensance communicante, on évitait le débat stratégique au fond et qu'on risquait de prendre des vessies iréniques pour des lanternes pacifiantes. Que surtout on affaiblissait le politique.

La guerre oppose bien sûr les doux contre les barbares, comme constate LB : mais ne dire que cela, c'est demeurer dans la morale. Or la guerre n'est pas affaire de morale mais de politique. On sait maintenant qu'il faut aussi inverser le théorème clausewitzien : la politique, c'est la continuation de la guerre par d'autres moyens. La modernité stratégique impose d'avoir une compréhension politique des conflits : c'est d'ailleurs un des objectifs de ce blog que de ne pas limiter la géopolitique à la seule géographie politique, ou aux seules relations internationales, mais d'y incorporer la dimension militaire de la lutte de puissance. Et de l'autre côté, de ne pas limiter l'analyse stratégique aux seules affaires militaires.

Il ne s'agit pas d'être "pour" la guerre, ce qui serait la caricature de la position ici énoncée : juste de constater que la guerre est une réalité, que la guerre industrielle a peut-être fait son temps, qu'elle emprunte désormais d'autres voies (contre-insurrectionnelles ? au milieu des populations ?) et qu'elle en empruntera d'autres demain (conflits pour la domination de ressources ? conflits de pauvres contre riches ? conflits séparatistes - Texas, Belgique, ...?).

L'avenir du débat stratégique tourne probablement autour de ces notions là : l'histoire n'a pas de fin.

O. Kempf

mercredi 13 mai 2009

Des futurs possibles, et de leur sécurité (le Multiple Futures Project) jusqu'à l'interopérabilité (le MIC)

1/ Modéliser le futur est un acte essentiel de toute décision stratégique. A l'heure où l'Otan prépare un nouveau "concept stratégique", ce travail préliminaire devait être fait. Mais le plus intéressant, c'est qu'il a été rendu public, avant même l'écriture proprement dite du concept. La démarche diffère donc des Livres Blancs, où des commissions spécialisées mènent des auditions et produisent un document de synthèse qui pose à la fois le diagnostic et les solutions préconisées.

2/ Ainsi, 250 représentants de plus de 45 nations et 60 institutions ont participé à l'élaboration du "projet des futurs multiples" (Multiple Futures Project). La conférence de clôture vient de se terminer au Commandement allié pour la Transformation, (SACT, à Norfolk). On peut télécharger le document intégral ici (2,95 Mo).

Italian Adm. Giampaola Di Paola, Chairman of NATO’s Military Committee, answers questions during a Q&A session at the Multiple Futures Project Summary Conference in La Hulpe, Belgium May 8.

3/ Qu'en retenir succinctement ? plusieurs scénarios à l'horizon de 2030 :

  • 1er Futur - La face cachée de l'exclusivité (Dark Side of Exclusivity) : how globalization, climate change, and the misallocation of resources significantly affect the capacity of states to maintain sovereignty.
  • 2ème Futur - La stabilité trompeuse (Deceptive Stability) : highlights the requirement to manage the demographic shift resulting from aging populations and young migrants.
  • 3ème Futur - Le choc des modernités (Clash of Modernities) : a world where a strong belief in rationalism coupled with technological innovation has enabled advanced-network societies to connect virtually across the globe.
  • 4ème Futur - Politique des nouvelles puissances (New Power Politics) : a growing absolute wealth, accompanied by the widespread proliferation of WMD/E. This future is characterized by power politics, but in a truly multi-polar world that is dominated by competing regional powers.

4/ Le résultat n'est pas forcément très original, mais on discerne une volonté de sortir des catégories habituelles, du style du choc des civilisation ou des Etats-voyous. On note également la notion de monde multiplolaire. Et ça, c'est nouveau, à l'Otan.

5/ Je signale enfin un article passionnant du dernier numéro de DN&SC (celui d'avril) où les généraux J3 qui participent au MIC évoquent leur travail (Le Conseil multinational d'interopérabilité ( MIC ) et la mise sur pied des coalitions). On s'aperçoit que cette structure, que l'on croyait discrète, se rend publique (voir son site ici).

6/ Surtout, ACT et l'EMUE sont membres associés : cela veut dire que l'interopérabilité se conçoit désormais principalement en intergouvernemental, eg en dehors du cadre allié. C'est réaliste, mais au risque d'être, potentiellement, extrêmement déstructurant pour l'alliance. Celle-ci ne serait plus le laboratoire de l'interopérabilité, qui est, autant que l'article 5, sa raison d'être.

7/ Que le MIC signale son existence au moment du sommet de Strasbourg et alors que l'Alliance travaille à son futur concept n'est pas anodin. Que la conférence MFP soit publique non plus. Il y a actuellement un débat stratégique entre alliés. Et il ne se résout pas à l'Afghanistan ou au nucléaire. Autant le savoir pour y participer.

O. Kempf

lundi 4 mai 2009

Guerre policière

Une idée entendue au colloque de ce matin sur la "Technologie en débat" :

avec la judiciarisation de la guerre, on assiste au développement de la "guerre policière".

J'ai trouvé l'expression assez parlante, et suggérant bien les difficultés actuelles. On la plaçait souvent dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (Irak), Mais j'ai l'impression qu'il y a une généralisation de l'expérience : une fois l'entrée sur le théâtre effectuée (et donc passée l'éventuelle action de force), les Opérations de Maintien de la Paix ne sont elles pas systématiquement des "guerres policières"?

O. Kempf

dimanche 3 mai 2009

Principes de la théorie stratégique

A la suite d'un billet sur le principe d'unicité stratégique, beaucoup de commentaires ont été faits. Je les mets ci-dessous, car le débat me semble intéressant. Il me semble nécessaire de repréciser mon intention : il s'agit non des principes de la guerre (ce qu'on pourrait appeler des "principes stratégiques"), mais des "principes de l'analyse stratégique" ou encore des "principes de la théorie stratégique". Pour user d'un mot un peu prétentieux, il s'agit des principes épistémologiques d'une analyse stratégique.

Les principes de la guerre s'adressent au praticien, le "stratège" à proprement parler.

Les principes d'analyse stratégique s'adressent à celui qui décrypte les lois de la stratégie, le "stratégiste" au sens propre. Quels critères permettront de savroi que le discours du stratégiste est "pertinent" (je sais, il faudrait immédiatement questionner cette notion de pertinence que je mets en avant).

Le débat soulève, incidemment, la question de la définition de la stratégie. De même, je vois une grande question à propos de la "constance" : un "principe" doit il être "constant", c'est-à-dire s'appliquer "toujours" ? mais comment expliquer les "cas" qui sont des déviations par rapport à ces "lois" pré-identifiées ?

1/ JGP (http://defense-jgp.blogspot.com)

Parlons-nous de principes constitutifs de la stratégie ou des bonnes pratiques d'une stratégie ? J'avoue ne pas être un grand connaisseur des choses de la doctrine.

Pêle-mêle je verrai (certains des principes ayant la fâcheuse manie d'être des "buzzwords") : agilité, réversibilité, continuité, modularité, concentration, systémique, efficacité, efficience, synergie, transversalité...

EGEA : je suis confus, je me suis mal exprimé. Il s'agit pour moi des principes d'une analyse de la stratégie. Ou encore, d'une épistémologie. Mais il ne s'agit pas de "principes stratégiques" type principes de la guerre. Ni des principes d'action stratégique. Suis-je plus clair ?

2/ François Duran (Réflexion stratégique)

Olivier, voilà un Grand Dessein que je salue ! Pour prendre ma petite part dans cette œuvre, je propose le principe de la variabilité : la stratégie subit des évolutions dans l’histoire en fonction de facteurs multiples et complexes (politiques, techniques, sociaux, moraux, que sais-je encore…) qui apparaissent et en modifient les contours, les acteurs, les possibilités, les champs d’application, etc. Une bonne part de l’art stratégique consiste alors à percevoir ce qui est possible aujourd’hui et qui ne l’était pas hier, et ceci avant ses contemporains… Bon, je ne sais pas si j’ai juste, mais bonnes cogitations à tous !

EGEA : super proposition, merci

3/ VonMeisten (Soliloques)

Oui. Je proposerai l'intemporalité : être valable aussi bien pour les guerres Puniques que pour les Malouines par exemple.

EGEA : eh ! eh! mais alors, comment l'articuler avec le principe de variabilité, proposé par François ?

4/ Zeus IRae (Nihil Novi Sub Sole)

Donc pour dire les choses autrement, il s'agit de construire une grille d'analyse de l'art et science de la stratégie en elle même? Se focaliser sur le contenant plus que sur le contenu? De même manière que "De la guerre" serait une analyse de la guerre, ou encore que le FT-01 donnera les principes de la stratégie.

On pourrait déjà commencer par rappeler une définition de base avant d'aller plus en avant. La stratégie est un programme d'action qui met en adéquation des fins et des moyens. Il y a donc un présupposé, la stratégie est rationnelle, le stratège cherche à maximiser son utilité (pour récupérer les économistes).

Pour le coup c'est évident, j'enfonce les portes ouvertes. Mais juste pour savoir, je suis sur la bonne piste? Ou c'est encore autre chose?

EGEA : autrement dit, et si je comprends bien, vous proposez le principe de rationalité : l'analyse stratégique doit être rationnelle, ou encore : cohérente, et réfutable (principe tiré de Karl Popper).

5/ Zeus IRae (Nihil Novi Sub Sole)

Ja, exactement ça. Le problème de la variabilité et de l'intemporalité c'est que c'est très difficile de faire la différence entre les principes constants et ceux qui ne le sont pas.

Je pencherais pour la constance. La variabilité interviens sur des points mineurs. Les principes de bases ont-ils changés? Concentrations des forces, surprise, etc...Tout cela ne change pas beaucoup.

On peut faire une distinction entre principes fondamentaux qui ne change jamais et des principes secondaires qui changent en fonction du milieu et des circonstances.

EGEA : c'est une bonne distinction, même si, techniquement, un "principe secondaire" est un oxymore, c'est-à-dire une contradiction dans les termes.

6/ SD (pour convaincre)

Bonsoir,

Je vous propose les principes de globalité (l'étude d'une stratégie ne peut être séparée de l'environnement et du contexte), le principe de réaction (la stratégie d'un acteur doit être étudiée en fonction des réactions qu'elle suscite chez les autres acteurs auxquels il est lié) et principe de différenciation scalaire (selon l'échelle d'observation, l'étude de la stratégie peut amener des conclusions différentes). En espérant être en cible et apporter un peu.

EGEA : la différenciation scalaire vient clairement de la géopolitique, et je l'admets d'autant plus volontiers que je l'avais à l'esprit. Ce fut d'ailleurs un de mes dadas d'expliquer, il y a qq temps dans ce blog ou dans le précédent, la différence entre stratégique/opératif/tactique : elle se rapporte, d'une certaine façon, à cette différenciation scalaire.

7/ clarisse (carnets de clarisse)

d'autres critères possibles d'analyse de la stratégie :

adaptabilité pour faire coïncider les concepts de variabilité, d'intemporalité et de constance de la stratégie dans l'atteinte de son objectif

créativité ce n'est pas seulement être novateur, mais c'est aussi la capacité de tirer un avantage stratégique là où l'adversaire (voire même son propre camp) ne s'y attend pas

irrationalité calculée agir temporairement d'une façon qui semble irrationnelle (au sens cartésien et logique du terme) mais calculée et efficace dans l'atteinte de l'objectif

efficacité pertinence de la stratégie, à court, moyen et long terme, par rapport à ses objectifs, ses résultats et ses conséquences

8/ Jean-Pierre Gambotti

"Stratégie" est certainement le mot le plus polysémique du vocabulaire de notre tribu, c'est-à-dire de cette population de curieux bloggeurs qui s’intéressent au phénomène "guerre" ! Aussi serait-il sage d’arrêter une définition de la stratégie avant d’en énoncer les principes.

S’agit-il de l’art de la conduite de la guerre ?

S’agit-il d’une doctrine de défense nationale ?

S’agit-il de la stratégie au sens de l’Ordonnance de 1959 ?

S’agit de la combinaison de deux ou plusieurs des fonctions définies dans le Livre blanc ?

S’agit-il du premier de ces trois niveaux militaires en deçà du niveau politique : stratégique, opératif, tactique ?

S’agit-il du concept arrêté pour une opération ?

S’agit-il de la stratégie selon Clausewitz, « cette combinaison des batailles aux fins de la guerre » ?

S’agit-il de cette « dialectique des volontés » de Beaufre ? ……..

Pour ma part quand j’entends le mot "stratégie" je pense d’abord à cette formule de Jean Guitton à propos de l’exercice du commandement, je cite «…. c’est quand le chef de groupe réunit ses hommes et leur dit : les p’tits gars, voilà ce que l’on va faire… » La stratégie ressortit, à mon sens, à ce domaine de la conception de l’action et à tous ses niveaux. Le général Poirier dans un excellent article traitant de la praxéologie écrit que la stratégie est la politique-en-actes, situant son raisonnement au niveau politico-militaire. Je vais être d’une impudence extrême en manipulant sa formule pour la généraliser, en disant que la stratégie c’est la pensée-en-action. C'est-à-dire que "l’on fait de la stratégie" quand on conçoit l’action et qu’on la conduit jusqu’au succès de l’engagement. La stratégie c’est cet acte créatif qui permet de répondre à la question « Comment ? » Pour citer encore un de nos grands stratèges, j’aime la formule de Beaufre qui parle de « cette algèbre sous-jacente, » car elle image bien la présence, le rôle et l’importance de la pensée dans l’action.

Mais pour être plus concret je définirai simplement la stratégie comme le résultat de "la réflexion pour l’action", c'est-à-dire comme le concept que les forces devront mettre en application pour parvenir à l’objectif politique de la guerre. Et pour ce faire il existe un outil, la méthode de raisonnement des opérations. Je pense que l’unicité stratégique que vous évoquez dépend de la qualité de cet outil finalement assez méconnu, mais qui a été modifié, affiné, poli, amendé pendant une à deux décennies par des cohortes d’officiers opérations. A mon sens ce compendium jomino-clausewitzien, produit de l’école américaine et si l’on se réfère à Bruno Colson issu du FM 105.1986, est aujourd’hui le garant absolu de la convergence de la manœuvre quel que soit le niveau considéré. Rechercher les principes de la stratégie pourrait donc consister à revenir sur les motivations qui ont poussé le soldat à créer cet outil pour l’aider à conduire son raisonnement. Pardonnez-moi de citer une fois de plus le capitaine Gamelin dans son Etude philosophique sur l’Art de la guerre (1906), mais à mon sens la stratégie est toute entière inscrite dans cette page :

« Le principe qui donne, non le procédé universel dont découle la victoire, mais le raisonnement à pratiquer pour l’atteindre est donc : Faire ce que l’on veut, malgré l’ennemi.

1-Qu’est-ce que je veux ? C'est-à-dire pour le généralissime quel est le but de la guerre ; pour le subordonné, quel est l’ordre que j’ai reçu ?

2-Qu’est-ce que peut faire l’ennemi pour m’empêcher de faire ce que je veux ? Notons ici que ses possibilités quelconques sont illimitées ; mais ses possibilités pour m’empêcher de faire ce que je veux sont parfaitement définies, puisque j’ai commencé par déterminer ce que je veux. Observons aussi qu’il s’agit de ce qu’il peut, non de ce qu’il veut. Ce qu’il peut, se mesure ou s’apprécie, tandis que nous ne saurons qu’imparfaitement ce qu’il fait, jamais ce qu’il veut, car il a des raisons d’agir que nous ne pourrons jamais connaître

3-Comment avec les moyens dont je dispose puis-je faire ce que je veux malgré l’ennemi ? Eventuellement quels sont les moyens à créer pour y parvenir ?

Cette méthode pourrait s’exprimer par ces trois verbes : savoir, pouvoir, agir. Mieux encore se résumer dans ces trois termes : moi, l’ennemi, les moyens. »

« Faire ce que l’on veut malgré l’ennemi », pourrait-être le principe fondamental de la stratégie, mais je pense que certains autres principes peuvent être déduits de ce texte.

Très cordialement.

Jean-Pierre Gambotti

mardi 28 avril 2009

Unicité stratégique

Juste une proposition : il s'agit d'énoncer les principes de la stratégie,( à ne pas confondre avec les principes de la guerre (Foch, Fuller) : ces derniers s'intéressent à la pratique, quand les premiers recherchent l'analyse.

Le premier de ces principes pourrait être un principe d'unicité stratégique : quel que soit le milieu (terre, air, mer, espace, cyber, ...) les mêmes règles s'appliquent.

La question est un débat théorique fondamental....

Voyez-vous d'autres principes ? (non contradiction, permanence, adaptation, que sais-je) ? Il s'agit de créer collectivement une grille épistémologique qui nous permette de discuter.

A vos claviers

O. Kempf

lundi 20 avril 2009

La ville SOUS le feu

La ville sous le feu est donc le thème AGS du mois. N'étant pas un spécialiste de la chose, je me risquerais à quelques considérations, un peu décousues.

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1/ On pense aussitôt à Grozny, rasée et reconstruite : cette destruction radicale est peut-être la seule façon d'arriver à ses fins. Cela irait à l'encontre des débats actuels sur le combat urbain qui part du présupposé qu'il faut ménager, au maximum, la ville : à cause de la population qui y habite (effet interne) mais aussi des répercussions médiatiques (effet externe).

2/ Toutefois, le déchaînement de violence (les Russes, donc, à Grozny, ou les Israéliens à Gaza) ne garantit pas forcément le succès : de ce point de vue, Gaza ne peut être assimilée à une victoire tactique (même si les tirs de roquettes du Israël ont apparemment cessé). Le Hamas est toujours là, et chacun attend les prochaines élections palestiniennes avant que tout recommence....

3/ L'impression qui domine est tout de même la recherche du contournement de l'adversaire : soit par la canalisation des mouvements (politique des blocs à Bagdad, pour maîtriser une opposition irrégulière), soit par la découverte d'une dimension souterraine (cf. Hezbollah en 2006, Hamas à Gaza cet hiver, ou Stalingrad plus loin dans le temps) quand l'ennemi possède un avantage régulier aérien et terrestre trop important.

4/ Nous sommes là dans des opérations de guerre. Distinctes me semblent les opérations terroristes en ville (World Trade Center en 2001, Mumbay cet automne) : on est là à la limite de la guerre et de la police à l'interface entre la violence légitime interne et externe. Encore plus loin, conceptuellement, la notion de "guérilla urbaine" utilisée à l'envi par les journalistes, dès qu'il y a une manifestation un peu violente (cf. les dernières manifestations contre l'Otan à Strasbourg). On se reportera pour ce dernier cas à l'excellent billet du blog "géographie de la ville en guerre", qu'il nous fallait citer à l'occasion de ce thème du mois.

NB : billet publié simultanément sur AGS

Olivier Kempf

lundi 13 avril 2009

La nouvelle stratégie américaine en Afghanistan, Clausewitz …toujours ! par le Gal Gambotti

Ce qui est bien, sur un blog, au bout d'un certain temps, c'est que vous avez des correspondants qui vous envoient des textes passionnants. Et c'est très pratique quand vous rentrez du week-end de Pâques, que vous avez épluché la centaine de mails de votre boîte, effacé les dizaines de spams et répondu aux correspondants impatients. Du coup, s'appuyer sur des gens intelligents est une belle chose. Et je devine que mes camarades blogueurs m'envient secrètement...;

Or, donc, le général Gambotti est un clausewitzien de la première heure (c'est probablement la raison pour laquelle il vient sur mon blog) et accessoirement un adepte de la pensée non linéaire (sur laquelle je reviendrai dans un prochain billet). Et en plus, il a lu la dernière stratégie américaine. Il nous livre donc ses remarques, et je les rends publiques avec un double plaisir : d'abord parce que c'est intéressant, et ensuite parce que c'est reposant.... Enfin, si depuis Colson et Desportes chacun sait que les Américains sont principalement Jominiens, ils ont toujours été partiellement sensibles à CVC. Discerner les bribes de cette influence est toujours instructif. O. Kempf


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Sur ce site, user de la grille de lecture clausewitzienne pour s’entretenir de la guerre n’est pas considéré comme un tropisme réactionnaire, aussi vais-je une nouvelle fois m’appuyer sur De la guerre pour montrer qu’on ne peut très longtemps s’exonérer des postulats quant on traite de la violence absolue.



A la lecture de la nouvelle stratégie américaine pour l’Afghanistan et le Pakistan on ne peut que paraphraser l’expression de Colin Powell à sa première lecture de Clausewitz : c’est comme si « les militaires d’aujourd’hui avaient été illuminés » par « un rayon de lumière surgi du passé ». En effet comment ne pas voir dans cette nouvelle stratégie américaine la prise en considération de la « remarquable trinité » ! Car puisque la guerre ne change pas - les guerres modernes ou bâtardes ne sont, au sens clausewitzien, que des formules - les stratèges doivent se plier à la géniale fulgurance de Clausewitz quant à la nécessité, pour penser la guerre, de devoir prendre en considération trois types de forces agissant en interaction : (1) la force naturelle aveugle que représentent la violence, la haine ou l'inimitié des masses; (2) l'aléatoire et les probabilités, que le commandant et ses troupes subissent ou engendrent; (3) la subordination rationnelle de la guerre à la politique.

Dans la synthèse de la nouvelle stratégie que propose le site de la Maison Blanche, on peut lire que l’objectif politique est de battre définitivement Al Qaeda en Afghanistan et au Pakistan et de lui interdire de s’installer ailleurs dans le monde.

Pour ce faire, dans un premier volet, l’approche régionale consistera à considérer que l’Afghanistan et le Pakistan sont deux pays mais un seul défi et que le Sud-Est asiatique, par ses acteurs clefs, doit être le troisième partenaire pour le partage du fardeau militaire et économique. Il s’agit bien de convaincre les Etats de l’importance de la puissance de la politique dans la gestion et la résolution du conflit, c’est un rappel de la subordination rationnelle de la guerre à la politique.

Le deuxième volet de cette stratégie réside dans la recherche d’une plus grande sécurité sur le terrain en portant l’effort sur la formation et l’entrainement d’une armée et d’une police afghane. Par cet effort considérable humain et financier c’est vouloir donner à la force militaire, en particulier, la capacité de dominer la contingence.

Enfin le troisième volet consiste en un effort important de la Communauté internationale permettant de fournir plus de ressources à l’Afghanistan pour le sortir du sous-développement et assurer, à long terme, sa paix et sa sécurité. Il s’agit précisément de répondre au syndrome du « pays libéré-occupé » et tenter de faire taire la haine ou l’inimitié des masses envers l’étranger, ou mieux de les faire coopérer à la construction d’un avenir meilleur.

Cette Review américaine analysée au travers de Clausewitz devient tellement limpide que la méthode parait suspecte. Mais une fois de plus il ne faut pas méconnaître l’importance de Clausewitz dans la culture stratégique américaine, ce faisant quelques bribes de De la guerre peuvent être de bonnes clefs pour décrypter nos alliés.

Jean-Pierre Gambotti

mercredi 4 mars 2009

Guerrier des cimes

Un correspondant me signale le dernier numéro de l'Alpe, dont le dossier traite des guerriers des cimes:

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Les fanas Chasseurs alpins y trouveront leur intérêt, et se poseront la question : non pas "à quoi servent les chasseurs alpins"?" mais : "a-t-on encore besoin / les moyens de troupes spécialisées ? Surtout quand cette spécialisation est une spécialisation de milieu (la montagne, l'amphibie, la troisième dimension -ALAT et TAP, la jungle, ..) !

Poser la question ainsi est bien sûr y répondre en partie : en évoquant le milieu, on évoque l'aspect géographique de la guerre.

En revanche, le raisonnement en termes de milieux géographiques permet de comprendre beaucoup d'évolutions en cours : combat urbain, guerre souterraine (voir mes billets au moment des opérations de Gaza), cyberguerre, guerre médiatique, ....

C'est ouvrir un des grands débats stratégiques, aussi important que le débat entre l'épée et le bouclier, celui entre polyvalence et spécialisation.

Il faut bien sûr une réponse stratégique avant d'aller chercher des réponses techniques.... Il faut donc une pensée (que veut-on?) avant d'évoquer la réalisation (comment le fait-on ?).

Vous qui êtes au ski, profitez donc de ce numéro pour cogiter là-dessus. Car l'air pur de la montagne vous rend fiers et joyeux.....

Olivier Kempf

mercredi 25 février 2009

L'approche systémique en stratégie : à la suite du général Gambotti

L'article du général Gambotti que je viens de publier appelle quelques remarques.

1/ Une référence clausewitzienne qui conserve la notion de centre de gravité ,alors que j'avais du mal à le comprendre dans le cadre des conflits asymétriques. (voir ici le débat avec notamment François Duran et Joseph Henrotin, qui vont se précipiter sur ce nouveau débat).

2/ Une remise en cause de la pensée cartésienne : décidément, c'est la troisième fois ce mois-ci (voir ici) : il n'y a pas de coïncidence.

3/ Une approche systémique qui paraît mieux prendre en compte la complexité des engagements actuels. De ce point de vue, la notion de "théâtre des engagements" praît intéressante.

Bref, un beau débat théorique est lancé.

O. Kempf

Bertalanffy versus Clausewitz ?

Le général Gambotti me fait l'amitié de me proposer ce texte.

En quelques mots : "La persévérance des stratèges américains à vénérer Clausewitz tout en se risquant à moderniser leur pensée stratégique en s'appuyant sur un technologisme débridé m'a inspiré les quelques lignes jointes. Le coup de gueule du général Mattis n'impose pas, me semble-t-il, de rejeter en bloc tout le concept EBO dans une nouvelle approche des nouvelles guerres. "

J'avais évoqué, en son temps, l'article du général Mattis, grâce à Joseph Henrotin qui nous l'avait signalé (voir ici quelques une de mes remarques sur la technologie). Joseph qui vient d'ailleurs de sortir un bouquin sur "la technologie militaire en question", que je suis en train de lire et dont je rendrai compte, une fois terminé.

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Donc, le débat stratégique continue... Surtout ici où, si on ne connaissait pas Bertalanffy, on essaye de lire, et surtout de comprendre un peu, notre bon Carl von C.

Merci mon général, vous êtes bienvenu ici.

O. Kempf

Bertalanffy versus Clausewitz ?

Etre contraint de comprendre, d’apprécier et de méditer le génie de Napoléon au travers de Clausewitz et Jomini devrait inciter l’école de pensée militaire française à plus de modestie quant à son efficience à théoriser la guerre. Raisonner les opérations à l’aide de la méthodologie américaine imprégnée des mêmes Clausewitz et Jomini, devrait inciter notre Etat Major et nos Ecoles de guerre à plus modestie quant à notre capacité française à forger les outils pour « bien penser la guerre ». Ce rappel de notre situation à traiter de la guerre et de concevoir les opérations par procuration ou truchement, est à l’adresse de nos nouveaux maîtres de la stratégie pour les exhorter à sacrifier un peu à l’autocritique, et à nous y pousser, avant de se faire les contempteurs des innovations conceptuelles américaines destinées à répondre à la complexité des conflits du XXI siècle.

Je veux parler des opérations basées sur les effets, EBO, et plus précisément de l’approche système sur lequel ce concept est fondé.

Raisonner aussi par les effets

D’emblée il faut préciser que cet ambitieux concept a mis du temps à se stabiliser et comme le souligne le Major Robert Umstead dans son article de la Military Review (1) , définir les EBO a été longtemps comme tirer sur un objectif mobile. Mais dans nos rangs l’appétence pour les EBO a été inversement proportionnelle à cette stabilisation d’un concept devenu in fine, il est vrai, d’une complexité répulsive. Pourtant les EBO ouvrent des perspectives intéressantes pour la réflexion et la conduite de la guerre.

D’abord parce que la guerre peut être de la projection de puissance avant d’être de la projection de forces et dans la première de ces options stratégiques, délivrer de l’énergie sans la présence d’hommes sur le terrain, les EBO ont toute leur pertinence. Comment raisonner autrement l’action que par une approche par les effets si la saisie des objectifs est de facto impossible ? De surcroît dans le cadre des planifications à froid, raisonner en termes d’effets peut être la bonne approche car la disposition par le concepteur de catalogues exhaustifs d’effets et leurs déclinaisons jusqu’au pion de manœuvre le plus subalterne, devrait permettre, en anticipant le « brouillard de la guerre » par une saturation des possibles, de minimiser « la friction » qui est souvent le produit de l’incertitude et de l’aléa.

Déclarer que l’approche des opérations par les effets n’est pas un procédé original, parce que le concept de l’effet majeur est, depuis des décennies, au centre de notre méthode nationale de raisonnement des opérations, est une récupération un peu abusive. Principalement parce que le concept de l’effet majeur, quel que soit le niveau de la manœuvre considéré, a toujours pour objet l’atteinte de l’objectif de ce niveau, procédé vertical qui permet in fine l’atteinte de l’objectif tactique, opératif ou stratégique, par l’intermédiaire de l’effet majeur du niveau correspondant. Alors que le concept EBO consiste pour sa part à atteindre l’objectif par une action sur des pôles, lieux d’intersection des relations entre les ensembles constitutifs (2) du théâtre d’opérations.

Identifiant les lignes de cohérence adverses, réseau constitué par ces cheminements d’interactions, il s’agit pour le concepteur de la manœuvre EBO de choisir quelle source de la puissance ennemie est à annihiler et d’agir sur la totalité de cette ligne de cohérence. Bien entendu les effets produits désirés sont accompagnés d’effets produits non désirés et la combinatoire de ces effets place ce procédé des EBO à un niveau de complexité tel que seule une puissante informatique en réseau peut maîtriser. Mais il n’est pas nécessaire de vouloir utiliser ce concept EBO dans sa configuration la plus aboutie, une approche raisonnable, c'est-à-dire en complémentarité de l’approche clausewitzienne, par les centres de gravité est sans doute à explorer.

Le théâtre d’opérations comme système

D’un grand intérêt les EBO le sont surtout parce que l’approche système qui les porte semble être un procédé performant pour concevoir la guerre, le théâtre d’opérations étant par essence l’archétype « du système » au sens de Bertalanffy (3) et des autres fondateurs de la systémique. Les quatre caractéristiques fondamentales des systèmes y sont présentes : l’interaction, la globalité, l’organisation et la complexité (4). Mieux, le théâtre d’opérations est un système de systèmes si l’on considère les éléments constitutifs du théâtre d’opérations comme étant eux-mêmes des systèmes : politique, militaire, économique, sociologique, l’information et l’infrastructure, pour reprendre la typologie (PMSEII) retenue dans le concept EBO. Et de même qu’il existe des interactions à l’intérieur de chacun des systèmes, il existe des interactions entre chacun des systèmes et le système général qu’est le théâtre d’opérations.

L’analyse et le raisonnement permettront d’inventorier et d’identifier les pôles ou nœuds, lieux de convergence des interactions de niveau système et de niveau théâtre. Le principe de globalité signifie que le tout n’est pas réductible à ses parties et davantage qu’une forme globale il implique l’apparition de qualités émergentes que ne possèdent pas les parties.

Cette notion d’émergence est fondamentale en stratégie, car la guerre étant aussi l’art de maîtriser l’incertitude et d’agir dans la fulgurance, disposer d’un procédé qui mieux que l’analyse cartésienne de la partie permet l’appréhension du tout et met à la disposition du concepteur une information et une possibilité d’action supplémentaires issues de cette synergie, est un atout majeur.

L’organisation, pour sa part, est une propriété centrale de tout système. De manière sommaire on peut dire que l’organisation recouvre un état et un processus, ou encore plus concrètement que l’organisation comporte un aspect structurel et un aspect fonctionnel : structurellement l’organisation peut être représentée par un organigramme, fonctionnellement elle peut être décrite par un programme. Cette approche est d’un grand intérêt pour la représentation d’un théâtre d’opérations, qui est essentiellement un espace d’affrontements et de relations de nature à s’exacerber jusqu’au paroxysme.

Enfin il est nécessaire, puisque la complexité est partout de raisonner avec elle. Cette complexité des systèmes tient au moins à trois séries de causes : la composition du système lui-même et ses nombreux éléments, l’incertitude et les aléas de son environnement, les rapports entre déterminisme et hasard, entre ordre et désordre. Comment ne pas rapprocher cette description de la complexité de la définition clausewitzienne de la guerre et peut être même de son étonnante trinité : « l’instinct naturel aveugle, le libre jeu de l’esprit et l’entendement pur » ?

Plus globalement en terminant ce très sommaire aperçu des systèmes on reste interdit devant la similitude de ce que l’approche système est susceptible de traiter, son objet, et la nature même de la guerre et plus précisément la nature des théâtres d’opérations. Se rendant à l’évidence que c’est en fait une sorte de chaos qu’il s’agit de maîtriser, comment ne pas enfin admettre que concevoir et conduire nos guerres orientales compliquées avec des idées simples est un fantasme qui conduit à l’impasse ?

La systémique comme réponse à la complexité de la guerre

Tous les analystes et experts des conflits contemporains nous incitent à changer de paradigme pour traiter de la guerre. Nous devons être persuadés que pour résoudre cette problématique des guerres nouvelles l’approche système est un outil plus performant que la critique le laisse entendre et plus facile d’usage que l’approche théorique le ferait penser.

Ainsi notre actuelle Méthode de planification des opérations – la mal nommée d’ailleurs, car il s’agit d’abord d’une méthode de conception des opérations- ne nécessite-elle que des adaptions et non pas une refonte pour nous permettre cette approche système.

Mais au préalable, et les mots ont un sens, il s’agirait d’abandonner la terminologie « théâtre d’opérations » et lui préférer « théâtre d’engagement », car la guerre doit se raisonner plus que jamais dans sa globalité en considérant l’ensemble des domaines des opérations. Pour ce faire, et dès la phase pré-décisionnelle, les six domaines-systèmes PMESII devraient être pris en considération et la Directive initiale de planification pour l’engagement devrait considérer chacun de ces ensembles pour exiger in fine l’élaboration d’un concept d’engagement de théâtre, produit de ces ensembles, mais aussi un concept d’opérations décliné pour chaque PMESII.

Pour faire court et caricatural , l’objectif et l’état final recherché politiques issus des travaux de la phase pré-décisionnelle, auraient des déclinaisons stratégique et opérative, mais aussi des déclinaisons PMESII, ; les points décisifs de niveau opératif seraient conçus à partir des points décisifs PMESII et réciproquement; dans chacun des domaines PMESII et au niveau du théâtre, les lignes d’opérations seraient choisies et tracées en s’appuyant sur les points décisifs, leur coordination et leur cohérence étant assurées par la « nature liée » des points décisifs de théâtre et des points décisifs PMESII; enfin ces lignes d’opérations permettraient l’élaboration de modes d’actions pour la conduite des opérations dans chacun des domaines spécifiques PMESII et pour l’engagement au niveau général du théâtre.

Changer de paradigme signifie que pour préparer un engagement sur un théâtre envisagé comme « système de systèmes », la conception doit être menée système par système PMESII en prenant en compte leurs interactions, mais en prenant en compte également le système général de théâtre et ses interactions sur les systèmes. Car d’évidence le modèle séquentiel et de conception quasi militaro-militaire – intervention, stabilisation, normalisation- proposé aujourd’hui pour concevoir et conduire les guerres contemporaines est insuffisant et inapproprié. Ces missions génériques -intervention, stabilisation, normalisation- gardent bien entendu toute leur pertinence, mais elles sont synchrones et non pas séquentielles et elles réagissent et inter réagissent sur toute la durée de l’engagement. Dans les différents domaines PMESII toutes les missions spécifiques qui contribuent au déroulement des missions génériques construisent un entrelacs d’interrelations qui interdit d’inscrire l’action dans la seule linéarité. Dans le domaine politique par exemple la normalisation peut être entamée alors que la stabilisation militaire n’est pas terminée et la nature des opérations militaires ainsi que des décisions destinées à rétablir la gouvernance du pays auront nécessairement des effets et des contre effets dans ces deux domaines, dans les autres domaines PMESII et sur la conduite générale de l’engagement.

Et s’il fallait démontrer que la réflexion stratégique ne peut plus échapper à une approche non-cartésienne, les décisions du sommet de Budapest des ministres de la Défense de l’OTAN du 10 octobre 2008 afférentes au trafic de drogue seraient un argument décisif. En effet « l’autorisation à agir » contre les trafiquants d’héroïne en lieu et place du « soutien » de la mission ante, est à mon sens de l’ordre de l’effet papillon. Car si par hypothèse l’effet attendu est du domaine militaire, tarir les sources de financement de l’insurrection, limiter ou interdire la modernisation de son arsenal par exemple, les interactions sont considérables, dans le domaine politique, appauvrissement des seigneurs de la guerre et maîtres de tous les trafics mais aussi tyranneaux provinciaux pesant sur le pouvoir central, dans le domaine économique et social, pertes de revenus de la paysannerie sans culture de substitution aussi rémunératrice que le pavot, assèchement du petit trafic d’héroïne à Kaboul mais aussi des gros trafics vers les pays limitrophes qui tirent de l’opium des revenus considérables…

Les effets non désirés peuvent être importants dans les domaines PMESII et corrélativement dans le domaine général de l’engagement, l’adhésion de la population à l’insurrection et le rejet général des forces mandatées signifiant, in fine, l’échec définitif de la coalition. Les jeux ne sont pas faits, mais les coalisés ne pourront pas faire l’économie de nouvelles cogitations dans de nouveaux repères, et, compte tenu de ces faisceaux d’interactions, d’effets et de contre-effets, la systémique serait, me semble-t-il, la méthode la plus adéquate ou le bon Discours «…pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences », … la science stratégique en l’occurrence!

Mais le diptyque actuel, cet inapproprié découpage en un volet militaire et un volet civil pour gérer le théâtre afghan, n’incite pas à l’optimisme quant à la volonté des pays occidentaux de traiter enfin du tout plutôt que de la partie.

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La Méthode de planification des opérations ressortit à la logique clausewitzienne parce qu’elle conduit à raisonner la guerre comme une confrontation de centres de gravité. Et comme le professent justement nos actuels stratèges en paraphrasant Clausewitz et en popularisant l’image du « caméléon » : « la guerre n’a pas changé, ce sont les circonstances de la guerre qui ont changé ». Aussi notre MPO est-elle toujours pertinente dans son algorithme basique, mais la prise en considération du bouleversement des conditions de la guerre devrait nous conduire à amender et perfectionner le modèle en s’appuyant sur l’approche système.

Pour revenir à ma question opposant Bertalanffy cet inconnu, à Clausewitz ce connu inconnu, peu lu beaucoup cité, il s’agit bien entendu d’une accroche pour nous inciter à ne négliger aucune voie quand il s’agit « d’apprendre à penser » et à bien penser la guerre.

Général (2S) Jean-Pierre Gambotti

1 Viewing the Center of Gravity through the Prism of Effects-Based Operations Military Review September-October 2006

2 Domaines PMESII des EBO: Political, Military, Economic, Social, Infrastructure and Information

3 Théorie du Système général

4 L’essentiel de la partie théorique de l’approche système de ce paragraphe est issu de La systémique Daniel Durand Que sais-je ? 9°Edition

vendredi 23 janvier 2009

Fin de mission, et relations civilo-militaire

Stéphane Taillat, dans un excellent billet, évoque l'annonce obamienne du retrait irakien. Toutefois, je retiens autre chose de son billet :

- d'une part, le développement sur la notion de fin de mission, annoncée (nécessité d'information démocratique) mais qui donne de la puissance à l'adversaire qui peut échanger du temps contre de l'espace, ou du temps contre de la volonté. Or, cette notion de "date de fin de mission, que j'avais évoquée dans un ou deux billets d'egea (voir ici), me paraît constitutive d'une proto-doctrine opérationnelle de la PESD (je donnerai de plus amples développements dans l'article de DSI du mois de mars).

- d'autre part, sur le paradigme Uptonien (oh! que je n'aime pas ce mot de paradigme, soit-dit en passant), qui inverse le théorème clausewitzien (voir les billets ici et ici) : "la politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens". Voici un débat qui pourrait, "un jour", être lancé...... Nous en reparlerons en temps utile.

O. Kempf

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